XLIV

La femme de Robic se souciant comme d’une guigne de ce que pouvait bien faire son mari, c’est le jardinier qui découvrit au matin, vers huit heures moins le quart, le corps de son patron couvert de sang, derrière le cellier. Il le détestait et le voir mort ne l’émut en rien. Mais cette débauche de sang le dégoûtait, des mouches tournaient déjà, il s’éloigna de quelques mètres pour appeler la gendarmerie de Combourg où on le mit en rapport avec le commissaire Adamsberg, dont les troupes fraîches de l’équipe de jour étaient déjà en route pour relayer la surveillance qui avait duré en vain toute la nuit.

Adamsberg joignit aussitôt Matthieu, puis le médecin légiste, peu heureux d’être tiré de son lit à cette heure un dimanche. Matthieu prit aussitôt la route de Combourg avec ses adjoints.

— Quels cons on a été, grondait-il au téléphone.

— Parce qu’omnubilés, confirma Adamsberg. On n’a pensé qu’à une seule chose, bloquer la fuite de Robic.

— Obnubilés, corrigea Matthieu.

— Si tu veux.

— Résultat, on a gardé les accès toute la nuit pour guetter sa sortie. Sans imaginer que depuis la trahison du grand chef, un meurtrier serait déjà dans la place pour la lui faire payer. Mais comment pouvait-on supposer que ce type passerait à l’acte aussi vite ? Alors que Robic était encore en liberté surveillée ?

— Parce que tout Louviec a su que la petite Rose était hors de danger. Ce qui signifiait un risque d’arrestation imminent.

— Et cela, cria Matthieu en doublant dangereusement un camion, c’était notre boulot de le prévoir ! Que s’est-il passé, merde ?

— Cette sacrée omnubilation, Matthieu. Ça arrive à tout le monde et même aux meilleurs flics, mais dans tous les cas, ça rend con, comme tu as dit.

— L’obnubilation, Adamsberg.


À vingt mètres du corps, la vue du cadavre de Robic, telle une masse sanglante, s’annonçait difficile et ils s’en approchèrent à pas lents. Un couteau était planté dans le poumon, mais le corps était couvert de quantité de blessures, bien plus nombreuses que celles qu’avait reçues la psychiatre. Les jambes même ne semblaient pas avoir échappé au massacre, pas plus que les bras ni les yeux, crevés tous les deux.

— En tout cas, dit Matthieu d’une voix ensommeillée, ce n’est pas l’œuvre du tueur de Louviec. Un grand couteau de cuisine, mais pas un Ferrand, pas d’œuf dans le poing, des blessures multiples.

— J’ai déjà vu bien des corps mutilés, dit le médecin légiste, par des assassins au paroxysme de la fureur, mais cela choque toujours. On ne peut rien savoir avant d’avoir nettoyé le sang, mais il a été frappé quelque quarante fois. Les blessures non létales, aux jambes, aux bras, au visage, ont été infligées avant le dernier coup mortel au cœur. Pour le faire souffrir, sans aucun doute.

— À quelle heure estimez-vous son décès ?

— Hier soir, probablement avant le crépuscule, mais quand ? Donnez-moi l’heure à laquelle il a pris son dernier repas dès que possible. J’appelle une ambulance.

— L’assassin devait être couvert de sang, dit Matthieu.

— Sûrement. Mais il n’a pas été loin pour se changer. À peu près là, dit Adamsberg en montrant à un mètre de la tête un cercle piétiné, semé de gouttes de sang, bien plus abondantes que d’habitude. Cette fois, il devait avoir pris soin de couvrir ses habits et d’emporter un sac.

— Une crise de fureur ne se prémédite pas, dit Matthieu.

— Mais elle peut jaillir en une heure, une fois la décision prise. Il y avait des invités hier soir ? demanda-t-il au jardinier qui, sans consigne, était resté piqué à son poste.

— Une flopée, dit le jardinier. Quand je suis parti à dix-neuf heures, il y en avait bien déjà trente-cinq.

Matthieu allait et venait le long des murs qui encadraient la face arrière de la grande maison. Depuis le mur nord, il fit signe à Adamsberg.

— Il est entré et ressorti par le tunnel. Regarde, la serrure a été forcée et les ronces sont piétinées devant la porte.

Matthieu et Adamsberg revinrent rapidement vers le médecin, prêt à faire embarquer le corps dans une ambulance.

— Donnez-nous le temps de le fouiller d’abord, demanda Adamsberg.

Les deux commissaires, aidés de Retancourt et Berrond, s’attaquèrent à cette tâche nauséeuse et sortirent sur l’herbe des clefs, de l’argent de poche et un portable ensanglanté. On trouverait le reste de son équipement dans un sac, prêt à partir.

— Quelqu’un a-t-il des mouchoirs en papier ? demanda Adamsberg.

— Moi, dit le docteur.

— Merci, dit le commissaire en changeant de gants pour essuyer comme il le pouvait le téléphone, puis l’allumer et le tester. Il fonctionne encore, dit-il en le tendant vers Mercadet qui se tenait un peu loin de la scène. Lieutenant, je ne trouve pas ses messages d’hier, envoyés ou reçus. Tous effacés. Vous pouvez les récupérer ?

Mercadet hocha la tête et se mit à l’œuvre.

— C’est le tueur de Louviec qu’a fait ça ? demanda le jardinier.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Ben la façon. Le grand couteau planté dans le cœur, et puis laissé dans la plaie. S’il commence à s’attaquer à Combourg, on n’a pas fini.

— Qu’est-ce que vous pensiez de votre patron ? poursuivit Adamsberg.

— Rien de bon, mais faut pas dire du mal des morts. Mais ce qui lui est arrivé, on peut pas dire que ça m’étonne.

— Et pourquoi ?

— Il était pas apprécié, c’est tout, et y en avait qui le détestaient.

— Vous, par exemple ?

— Aussi. Il prenait à peine le temps de me saluer, j’étais qu’une chose à ses yeux. Mais il payait bien, ou se fendait des fois d’une politesse. Pour s’assurer de notre docilité.

— Et avec sa femme ? Cela se passait comment ?

— Oh, avec elle, c’était la guerre. Un jour que je travaillais aux rosiers jaunes, je les ai entendus s’engueuler. La fenêtre était ouverte, j’allais pas me boucher les oreilles.

— Qu’est-ce qu’ils se disaient ?

— Monsieur Robic voulait se séparer et, à ce que j’avais déjà entendu, c’était pas la première fois. Elle a ricané et elle a dit, je m’en souviens très bien parce que ça m’a donné à penser, elle a dit, bien tranquille : « Tu ne peux pas, j’en sais bien trop sur toi. Faut te le dire combien de fois ? » Et lui, on le sentait fou furieux et il a crié : « Tu joues avec le feu et tu vas le regretter. » Mot pour mot. Si c’est pas des menaces, ça, je veux bien être pendu. C’était pas sorcier à comprendre : il voulait pas lui laisser la moitié de l’argent et puis c’est tout. Et elle, qu’elle était bête comme ses pieds, elle a ri. Et ce « j’en sais bien trop », ça m’a confirmé dans mon idée que le patron, c’était pas un type régulier. Et dans le coin, y en a beaucoup pour dire qu’il y avait du louche là-dessous et que son magasin, ça suffisait pas à expliquer tout son argent. Et la preuve qu’on n’avait pas tort, c’est qu’il avait une bande et qu’ils se sont tous retrouvés en prison.

— Ils vous font travailler le dimanche ?

— Oui, pour que les fleurs de Madame soient toujours parfaites. Mais c’est payé double, alors je refuse pas. De toute façon, ici, on n’a pas trop le droit de refuser.

Berrond et Retancourt sortaient de la maison où ils étaient allés interroger les domestiques. Ils avaient servi Robic vers dix-neuf heures quarante-cinq, il avait mangé très vite et achevé son repas en un quart d’heure.

— Il dînait avec sa femme et les invités ?

Les deux femmes se regardèrent, embarrassées.

— Allez-y, les encouragea Berrond, c’est une enquête policière.

— C’est qu’on n’a pas servi Madame. Faut dire que la fête avait commencé tôt, vers dix-huit heures trente, et que, ma foi, une bonne heure après, elle avait eu besoin d’aller se reposer un peu.

— Vous voulez dire qu’elle était déjà ivre ?

— C’est ça, monsieur le commissaire.

— Lieutenant, rectifia Berrond.

— Mais ça lui arrivait assez souvent de quitter la table brusquement. Et elle redescendait presque toujours un quart d’heure après, en bonne forme. Nous, ce qu’on se disait, c’est qu’elle était montée pour… pour…

— …vomir, n’est-ce pas ?

— Voilà, oui. Sauf qu’hier, elle est pas revenue à table. Monsieur a été voir ce qui se passait et il est redescendu en disant qu’elle dormait comme une souche, qu’il fallait la laisser se reposer et qu’on se passerait d’elle. Il en avait l’air bien content. Pas vrai, Coralie ? Puis il a quitté la pièce, il n’aimait pas ces réceptions.

— Pardon, dit Mercadet en se rapprochant des commissaires, j’ai pu rattraper dans son portable des bribes de messages : une voiture devait venir le chercher à trois heures et demie du matin, sur le chemin de croix quelque chose.

— De la Malcroix, dit Adamsberg. Pour aller au coffre, certainement, puis continuer sa route. Et cette voiture, pourquoi ne l’a-t-on pas vue ? Parce que la présence des flics l’aura dissuadé.

— Mais le dernier qu’il a reçu, je l’ai en entier. Et il fixe l’heure de la mort. On lui donnait un rendez-vous urgent derrière son cellier à vingt et une heures. Son meurtrier, sûrement.

Adamsberg lut le message et hocha la tête.

— Envoyé à dix-neuf heures trente, dit-il. Un traquenard, mais vu les circonstances complexes de son départ, Robic n’a pas su y résister. Il voulait connaître ces fameuses « informations ». Vous avez un expéditeur ?

— Tout simple. Une certaine Louise Méchin.

— Vous connaissez ce nom, Matthieu ?

— Mais tout le monde le connaît ! s’écria Matthieu. C’est la doyenne de Combourg, quatre-vingt-dix-neuf ans ! Toujours le sourire et bonne comme le bon pain. Des friandises plein ses poches pour les gamins. Elle fait elle-même ses courses à petits pas, avec son cabas grand ouvert, rien de plus simple que de lui piquer son téléphone. Le gars aurait même eu le temps de taper son message sur place, de la rattraper en trois enjambées et de remettre l’appareil dans son sac qu’elle ne s’en serait pas même aperçue.

— Berrond, Retancourt, appela Adamsberg, allez me secouer la veuve Robic. À ce qu’on a compris, elle ne va pas être désespérée par la mort de son mari.

— À cette heure-là ? Vous y pensez pas ? dit Coralie, effarée.

— À cette heure-là, oui. Où est sa chambre ?

— Quand vous arrivez dans le couloir, c’est la première à droite. C’est la plus belle, elle donne sur le parc.

Berrond frappa à la porte mais Mme Robic ne répondit pas. Retancourt cogna plus fort, sans succès.

— On entre, dit-elle.

— Elle écrase sec, dit Berrond.

— Elle est surtout étranglée, dit Retancourt qui regardait le visage bleui sur l’oreiller. Et depuis un moment. C’est pas joli à voir. C’est donc bien cette nuit que Robic comptait s’enfuir. Sacrément rapide, le gars. S’enfuir, mais pas en laissant le fric à sa femme. Ni tout ce qu’elle savait sur lui. Il a ouvert la fenêtre de la chambre – elle est facilement accessible – pour égarer un peu les enquêteurs parmi la foule des invités. J’appelle le commissaire.

Retancourt composa le numéro d’Adamsberg qui, boitillant sur le chemin de la Malcroix et la route de Montfort-le-Vieux, tentait vainement de repérer la trace d’un véhicule, accroché aux bras de ses gardes.

— Tout est pavé, dit Matthieu, on ne trouvera rien.

— Matthieu, dit Adamsberg en raccrochant. Il a étranglé sa femme.

— Avec tout ce monde dans la maison ?

— Au contraire, ça l’arrangeait. Il avait probablement prévu de la tuer dans la nuit, avant de monter dans cette voiture. Mais le hasard l’a servi. Elle était allée dessaouler dans sa chambre et il est allé voir comment elle allait très peu de temps après. Il l’a étranglée et expliqué aux invités qu’elle dormait comme une souche, qu’il fallait la laisser tranquille. Tout le monde l’avait vue boire comme un trou, personne ne s’en est étonné. Pour Retancourt, cela prouve que Robic comptait bien partir cette nuit. Sa femme en savait bien trop, elle devait y passer. Ce qu’a entendu le jardinier. Et pas question non plus de lui laisser son fric. Double mobile.

— Donc filer précipitamment. Cela, on l’avait prévu au moins. Tu te rends compte qu’il n’a eu qu’une soirée et une journée pour organiser le coup ? Les complices contactés, plus de onze appels téléphoniques, la chaîne de voitures déjà en place. Vif comme l’éclair, a dit Josselin. Lui et Maël avaient eu raison de tout craindre. Succession de transports jusqu’à Sète et embarquement. On n’aurait jamais dû lui laisser un portable.

— En ce cas, il aurait utilisé celui de sa femme. Ou du gardien. Ou d’un domestique. Et en changeant le numéro. Aucune différence.


Adamsberg appela de nouveau le légiste pour lui annoncer qu’un second cadavre l’attendait.

— Qui cela, bon Dieu ?

— Sa femme. Robic l’a étranglée. Il l’avait prévu avant de s’enfuir cette nuit. À propos, il a fini son repas aux alentours de vingt heures.

— Vingt heures ? Alors d’après mon début d’autopsie, il est mort une heure après, ou un peu plus.

— Et surtout, docteur, n’oubliez pas : cherchez des piqûres de puces fraîches sur Robic. Il en aura. Et les coups de couteau profonds auront dévié.

— Bon sang, Adamsberg, s’écria Matthieu, on a dit que ce n’était pas l’œuvre du tueur de Louviec.

— Tu l’as dit, répondit doucement Adamsberg. Donc, docteur, cherchez-nous ces piqûres. Et appelez une seconde ambulance pour la femme.

Matthieu secouait la tête, un peu perdu.

— Cigarette ? proposa-t-il.

— J’aimerais bien boire un triple café surtout, dit Adamsberg en allumant sa cigarette à la flamme de Matthieu. Et ça remettra Verdun en place, il s’est éloigné pour vomir tout son saoul. Mais d’abord, on cherche les bagages de Robic.

Bagages qui se trouvaient tout simplement dans l’armoire de sa chambre : dans un sac à dos – plus discret qu’une valise –, du linge pour cinq jours, ses affaires de toilette, ses lunettes, un portefeuille contenant quelque trois cents euros, une carte d’identité et un passeport déjà vieillis mais valides, au nom de Jacques Bontemps, aucune arme, aucun bijou. Adamsberg fronça les sourcils : comment ces papiers leur avaient-ils échappé ? Sans doute parce qu’ils s’étaient omnubilés – obnubilés ? – sur le coffre, ne procédant qu’à une visite trop rapide des meubles de la maison. Tandis que Robic, après l’arrestation de Gilles, puis de Domino et du Prestidigitateur, et bien que sûr de lui, avait pris la précaution de mettre ces documents de côté en cas de nécessité. Pour le reste, le sac ne contenait rien de suspect en somme, que le nécessaire classique d’un touriste, en cas de fouille, à l’exception, dans une trousse, d’une perruque châtain et d’une moustache assortie, de fausses lunettes, élément classique mais efficace, de la poudre noire pour se griser les dents, tous accessoires que Robic emploierait à mesure du voyage. Ainsi grimé, sa ressemblance avec le Jacques Bontemps des faux papiers aurait été assez convaincante.

— On embarque le sac et ce qu’il portait sur lui, conclut Adamsberg. Et on va aller le boire, ce triple café. Chez Johan.

Le photographe redescendait de la chambre de Mme Robic, où il avait pris tous les clichés.

— Dites, il n’y a pas été de main morte. Si je puis dire.

La seconde ambulance arrivait et les infirmiers y enfournèrent le corps de la femme. Jardinier, domestiques et garde de la propriété étaient massés sur le perron, n’affichant pas la moindre trace d’émotion.

— Bon débarras, bougonna le jardinier sans que personne ne s’en offusque, et ce fut le seul éloge funèbre auquel les Robic eurent droit.


Johan apprit le double meurtre avec stupeur et, avant de poser la moindre question, prépara du café pour tous. Matthieu renvoya les gardes du corps à leurs casernements et les gendarmes de Combourg et de Dol à leurs postes, avec les remerciements des deux commissaires. Le garde aux profonds yeux bleus se glissa près d’Adamsberg et murmura :

— S’il oublie, vous lui rappellerez ?

— Quoi ?

— Chateaubriand. L’ânon. Ma femme est d’accord et la foire est après-demain.

— Ne vous en faites pas. Donnez-moi un numéro où je peux vous joindre, dit Adamsberg en lui tendant une carte de visite chiffonnée qui traînait dans sa poche.

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