Le lendemain, après une nuit passable dans son lit-cage, Adamsberg apprit que Gwenaëlle était en état de parler. Mais pas son hérisson, pensa-t-il secrètement durant quelques secondes, et il en eut honte. Soyez là vers onze heures, précisa le médecin, le temps qu’il encourage la jeune femme à se vêtir et à avaler quelque chose.
— Onze heures, dit Adamsberg à Matthieu. Tu m’accompagnes ?
Matthieu fit la moue.
— Je n’aime pas ce genre de mission, dit-il.
— Moi non plus.
— Mais je viendrai te prendre à moins le quart.
— Tu as fait surveiller les fenêtres des Joumot hier soir ?
— Ils ont joué aux cartes. Au tarot certainement. Rien de très sensuel.
— Attends une minute, dit Adamsberg. Une bricole qui me traverse l’esprit. Un truc qui me gratte.
Adamsberg avait frotté son bras mécaniquement et relevé sa manche pour examiner la piqûre. Un moustique. Ils piquaient de plus en plus tôt et s’attardaient jusqu’en novembre ou plus. Réchauffement climatique, ils en profitaient.
— Une puce ? demanda Matthieu. Tu y penses toujours ?
— Évidemment. Elles me démangent et me dérangent. Cela m’importe. Je compte faire enquêter, je te dirai cela ce soir.
Adamsberg s’assit en retard à la longue table où ses adjoints prenaient leur petit-déjeuner. En l’absence d’Estalère, le maître du café à la Brigade de Paris, Mercadet s’était occupé de la préparation pendant que Veyrenc avait été chercher pain, beurre et sucre. Adamsberg se versa une tasse sous le regard anxieux de Mercadet.
— Très bon, lieutenant, dit-il.
— Il est loin de valoir celui d’Estalère, dit Mercadet avec une moue. J’essaierai d’améliorer.
— Il ne s’agit pas d’être doué en tout. Mais dès aujourd’hui, je vais avoir besoin de tous vos talents d’imposteurs. Je vous résume les choses, et tant pis si vous trouvez cela grotesque, nous devons le faire. Rien ne relie nos deux victimes sauf un léger détail : tous deux présentaient des piqûres de puces fraîches, et aucune trace de piqûre ancienne. Puisqu’on n’a rien à se mettre sous la dent, on doit supposer que le tueur, durant son contact avec ses victimes, leur a refilé une puce.
— C’est moins grave qu’un coup de couteau, bougonna Retancourt.
— J’ai dit « tant pis si cela vous paraît grotesque », Retancourt.
— Et on peut donc en déduire que l’assassin en avait sur lui, dit sérieusement Veyrenc.
— Mieux que cela, Louis, l’assassin en était infesté. Ce n’est pas en portant trois puces sur soi qu’on va réussir à les passer à un autre. Il en faut plus. C’est cela, l’intérêt.
— Et comment est-on sûrs qu’il s’agit de puces ? demanda Mercadet en se coupant une quatrième tranche de pain.
— Elles piquent souvent en ligne, généralement par séries de trois. C’est très facile à reconnaître. Et le légiste n’est pas un ignare.
— Et quel est le but de la manœuvre ? demanda Noël.
— Identifier les habitants de Louviec susceptibles d’être des porteurs de puces.
— Si bien qu’on sonne chez tout le monde en demandant aux gens s’ils sont couverts de puces ? dit Retancourt.
— Retancourt, soupira Adamsberg, pour cette enquête et dès aujourd’hui, vous allez faire l’effort de convertir votre puissance en amabilité et douceur. Cela vous paraît à votre portée ?
— Parfaitement. Vous ne me reconnaîtrez même pas.
— Très bien. Vous vous serez munis au préalable de formulaires officiels de la mairie, du Département des services d’hygiène, et d’un plan de Louviec avec le nom des habitants, maison par maison, toutes numérotées. J’ai déjà prévenu le maire qui s’occupe de préparer les documents. Puis vous commencerez votre porte-à-porte. Louviec compte à peu près quatre cent cinquante foyers. Environ soixante-quinze visites pour chacun de vous six, en adjoignant deux hommes de Matthieu et en comptant la pause repos de Mercadet. Cela vous prendra deux jours mais les questions sont simples et ne dureront que quelques minutes. Vous emprunterez des vélos à la mairie. Mercadet, avalez des cafés pour essayer de tenir quatre à cinq heures.
— Cinq heures, dit-il d’un air désolé, je n’y arriverai pas. Quatre heures et demie au maximum.
— Ce que je sais, dit Noël, c’est que les puces qu’on trimballe nous viennent des chiens et des chats. Or la moitié des gens d’ici doivent posséder un animal. Ce qui fait que la moitié ont des puces. Alors ça sert à quoi ? À avoir des centaines de suspects ?
— Ce n’est pas aussi simple, lieutenant, corrigea Adamsberg. D’accord, la moitié des foyers ou plus doivent abriter un animal. Ce qui ne signifie en rien que leurs propriétaires soient couverts de puces. Et je crois vraiment que, pour que le tueur ait largué une puce sur sa victime deux fois de suite, il devait en porter une bonne colonie.
— J’approuve, dit Veyrenc.
— Et pourquoi certains en auraient une bonne colonie et pas d’autres ? demanda Mercadet.
Adamsberg se servit une seconde tasse de café et passa la cafetière à la ronde.
— Cela m’oblige à vous faire un petit exposé sur les puces, dit-il. Prenons un chat, un chien qui vit à la maison. Mais qui sort. Vous avez peut-être remarqué qu’un bon nombre d’animaux se baladent librement dans les rues de Louviec. Puis rentrent chez eux, avec des puces. S’ils suivent un traitement, les insectes meurent et voilà tout. Mais les gens ne sont pas riches ici, les produits anti-puces sont chers et l’application doit être souvent répétée. Sans compter la visite annuelle chez le véto. Si l’animal n’est pas protégé, et c’est un cas que vous allez sûrement rencontrer souvent, il sera infesté, mais l’habitat aussi. Car les puces ne restent pas sur l’animal. Une fois leur repas pris, elles le quittent et se promènent à travers la maison. La quasi-totalité des puces vit au sol. Quand la faim les prend, elles remontent sur leur hôte et le piquent. Puis l’abandonnent à nouveau. On sait qu’une puce peut pondre de vingt à cinquante œufs par jour pendant trois mois, œufs qui deviendront larves en un temps record, et larves qui atteindront le stade adulte en quinze jours, un mois au pire, et se mettront à leur tour à piquer et à pondre. Le chat, le chien en éliminent pas mal mais je vous laisse imaginer le nombre de milliers de puces que peut renfermer une maison.
— Bon sang, dit Mercadet, c’est l’escalade. Et donc, les habitants sont dévorés, non ?
— Justement non, simplement parfois piqués, mais jamais infestés. Car l’homme n’est pas la proie préférée des puces de chats et chiens, il n’est qu’un pis-aller en cas de manque. C’est pourquoi tout bascule si l’animal disparaît de la maison. S’il fugue, s’il se perd ou s’il meurt. En ce cas, les puces affamées qui traînent au sol, privées de leur hôte de prédilection, se jettent alors sur l’homme et l’infestent. Ce qui nous intéresse, c’est donc un propriétaire qui n’appliquait pas de traitement à son animal, et qui l’a perdu.
— Comment cela se fait, demanda Noël, que vous en sachiez autant sur les puces ?
— Noël, vous n’avez sûrement pas oublié le temps où l’on bossait sur la peste.
— Sûrement pas.
— Eh bien j’avais travaillé le sujet, voilà tout.
— En bref, reprit Noël, quelles questions on pose ?
— Un : le nom, l’âge. Deux : si un animal est présent. Trois : si cet animal est traité contre les puces. Quatre : combien de personnes vivent dans la maison, leur nom, leur âge. Cinq, et c’est le point crucial : si cet animal a récemment disparu ou a été confié ailleurs. Profitez-en pour noter, en leur faisant signer votre formulaire, s’ils sont gauchers ou droitiers.
— Pas très compliqué, dit Veyrenc. Le tout est d’y mettre les formes.
— Et de prendre des précautions. N’entrez pas dans les maisons et ne vous approchez pas de la personne à moins de trente-cinq centimètres. Une puce ne peut pas sauter très loin ni très haut. Matthieu et moi serons chez la cousine d’Anaëlle et vous, vous vous mettez en chasse.
Durant le court trajet en voiture jusque chez Gwenaëlle Briand, Adamsberg et Matthieu restèrent silencieux, redoutant l’un comme l’autre les interrogatoires de victimes écrasées de chagrin. Les phrases consolatrices n’y changeaient rien et eux avaient la lourde tâche de leur arracher des mots.
— Pas marrant, dit finalement Matthieu.
— Tu commences ? demanda Adamsberg. Tu la connais ?
— Pas du tout. Tu commences, c’est toi qui es en charge, c’est à toi de faire.
— Tu fuis.
— Absolument. Et toi aussi.
— Absolument.
Le médecin leur ouvrit la porte et les salua d’une inclination de la tête. La jeune femme, prostrée sur une chaise, le dos courbé, les doigts entrecroisés et serrés, leva vers eux un visage ravagé et un regard sans lumière. Elle n’était pas naturellement belle, et le manque de toute expression la défigurait plus encore. Les deux policiers s’assirent sans bruit de part et d’autre de sa chaise.
— Cela ne vous aidera en rien, commença Adamsberg à voix très douce, mais sachez que nous compatissons. Nous trouverons celui qui a fait cela.
Combien de fois avait-il dû les dire, ces phrases toutes faites, face à un regard noyé dans les lointains de l’indifférence ?
— Le vicomte, dit-elle. C’est son foulard.
Des premiers mots déjà, c’était au moins cela.
— C’est son foulard mais ce n’est pas le vicomte.
— La police, elle ne trouve jamais rien.
— Il arrive que si. Votre cousine n’avait ni chien ni chat ?
Cette question hors de propos surprit la jeune femme et sembla la ranimer quelque peu. Elle posa sur Adamsberg un regard plus net.
— Non, bien sûr que non. Avec le magasin, vous comprenez…
— Et dans votre magasin, les gens entraient avec des animaux ?
— Mais non, c’est interdit pour des raisons d’hygiène. Et ce n’est plus mon magasin, dit-elle plus fermement, et ce n’est plus mon village. Je vais vendre et partir. Mon oncle me propose un travail à Dinan.
— Quel travail ?
— Il est ardoisier. Je grimperai sur les toits et arrivera vite le jour où j’en tomberai. C’est tout ce que je souhaite.
— Je comprends, dit Matthieu.
Comme Adamsberg, il savait que, pour le moment, toute protestation eût été inutile et aurait même aggravé les choses.
— Et parmi vos amis, continua Adamsberg, Anaëlle a-t-elle été tout récemment en contact avec des animaux ? Ou avec quelqu’un qui en possède ?
— On tient le magasin toute la journée, vous devez le savoir. Mais pourquoi vous me parlez d’animaux ?
— Parce que votre cousine a été piquée par une puce.
Gwenaëlle le regarda, décontenancée. Au moins avait-il réussi à détourner d’un rien ses pensées.
— Ma cousine a été tuée, tuée ! Et vous, vous venez me parler d’une puce ! C’est avec cela que vous comptez trouver son assassin ?
— Une dernière question, dit Adamsberg en se levant, comme pour montrer qu’elle n’avait pas d’importance. Votre cousine passait chaque soir devant les fenêtres éclairées des Joumot. La route monte, et elle ne devait pas aller vite. Elle ne vous a jamais dit y avoir vu quelque chose de, disons, inhabituel, inattendu ?
— Vous voulez parler de la rumeur, c’est cela ?
— C’est cela.
— Non, Anaëlle ne m’a parlé de rien et elle me disait tout.
— Encore un mot : savez-vous si Anaëlle marchait sur les ombres ?
Gwenaëlle haussa faiblement les épaules.
— Vous voulez parler de ces imbéciles qui croient qu’on blesse leur âme dès qu’on pose un pied sur leur ombre ? Avec Anaëlle, on les trouvait stupides et arriérés – Gwenaëlle frotta ses yeux gonflés – mais c’est vrai qu’elle y jouait. Elle avait quelque chose de rebelle, de facétieux, et si l’occasion se présentait, elle ne résistait pas, elle traversait en marchant sur l’ombre. Il m’est arrivé de lui dire de foutre la paix à ces attardés, mais Anaëlle m’avait répondu un jour sérieusement qu’elle les soignait de leur peur : qu’à force qu’on marche sur leur ombre et que rien ne leur arrive, ils finiraient par ne plus y croire. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Parce que Gaël Leuven était un piétineur d’ombre fameux et qu’il s’est fait menacer de mort.
— Par qui ?
— Marie Serpentin.
— Je vois, dit la jeune femme, la sale vipère. Mais de là à… Remarquez que ceux qui protègent leur ombre ne sont pas si fragiles qu’on pourrait l’imaginer.
Le médecin lui avait apporté une tasse de café – mêlée d’un médicament, leur fit-il comprendre par des signes – qui semblait lui faire du bien.
— Non, reprit-elle, pas si inoffensifs. Ils croient leur vie en danger, alors ils réagissent. Ils s’appellent entre eux les « Ombreux » et ils se réunissent deux fois par mois pour « organiser la défense ». Quelle comédie. Mais ils ont constitué toute une liste des « attaquants », qu’ils nomment les « Ombristes » – vous vous rendez compte à quel point ils en sont ? Ça paraît ridicule, mais à présent que vous en parlez, je me dis que vous n’avez peut-être pas tort.
— Comment savez-vous tout cela ?
Gwenaëlle se moucha pour la dixième fois.
— Par une de mes amies, Laure Célestin. Elle a voulu assister à l’une de ces réunions, pour se marrer. Mais quand elle est rentrée, elle ne se marrait plus tellement. Deux ou trois types avaient proposé de « faire leur fête » aux Ombristes.
— Qu’est-ce qu’ils entendaient par là ?
— Laure n’a pas su. Peut-être les tabasser. Ou bien les…
La jeune femme fondit à nouveau en larmes et Adamsberg se leva et posa la main sur son épaule.
— Merci, Gwenaëlle, dit-il doucement.
Une fois dehors, Adamsberg souffla un long coup.
— Éprouvant, dit-il. D’habitude, j’envoie mon lieutenant Froissy sur ces scènes. C’est une femme très anxieuse mais elle tient le coup mieux que moi.
— J’ai l’impression de sortir d’une cérémonie funèbre, dit Matthieu en secouant ses cheveux blonds. Je vais aller boire un coup.
— À cette heure-là ?
— À cette heure-là. Viens.
— C’est foutu pour la piste « inceste des Joumot ». Tu avais besoin de lui parler de tes puces ? demanda Matthieu, une fois les deux hommes attablés devant un cognac, au café Chez Joss, à cinq cents mètres de l’Auberge des Deux Écus.
— « Chez Joss », répéta Adamsberg en regardant l’enseigne.
— Ne t’emballe pas, ce n’est que le nom de l’arrière-grand-père qui a créé le café. Rien à voir avec Josselin. Tes puces ? Tu l’as fait exprès pour la secouer ou c’était du sérieux ?
— Du sérieux, Matthieu. Ces bestioles m’intéressent, je te l’ai déjà dit. À cette heure, nos deux équipes sont en train de frapper aux portes de Louviec, au nom du Service d’hygiène de la mairie, pour chercher tous ceux qui pourraient être infestés par des puces.
— Parce que tu y crois vraiment ?
— À ce que le tueur ait passé une puce à ses victimes ? Oui, cela me paraît très probable.
— Et cela te suffit pour aller sonner à toutes les portes du village ? Tu n’as pas fini, camarade, la moitié des gens ont des animaux.
— Il y a puces et puces.
— Et que feras-tu ensuite ?
— Une liste des personnes infestées.
— Et ensuite ?
— Ensuite seulement, une vérification de leurs alibis. On ne va pas interroger tout le village.
— Les alibis, tu connais cela, toujours la même chose : « On était chez nous à regarder la télé », « On était déjà couchés »… C’est rare qu’on en tire quoi que ce soit. Et le mari ou la femme confirme toujours.
— Je vais regarder quels films passaient mercredi soir à l’heure du meurtre sur les chaînes les plus courantes. Mais les puces d’abord.
— Et qu’est-ce qui t’a pris de lui parler des ombres ?
— La phrase de Gaël, j’essaie de la comprendre. À la fin, ce « laissons… gar… ». Je me suis demandé s’il n’avait pas voulu dire « Les ombres… gare ».
— Mais ça ne colle pas du tout avec le début.
— Pas du tout. À moins qu’il n’ait voulu dire « Les sons… gare », pour parler du Boiteux. Mais rappelle-toi la menace de la Serpentin, à l’auberge. Il ne serait pas idiot de s’infiltrer dans leur groupe. Tu n’as pas entendu parler d’un tueur de chats par hasard ?
Matthieu posa assez brutalement son verre vide sur la table, abasourdi.
— Mais où vas-tu, collègue ?
— À cela, un tueur de chats, ou de petits chiens.
— Franchement, tu me déroutes, Adamsberg.
— Et tu te demandes, ajouta le commissaire en souriant, comment il se fait que le ministre m’ait envoyé sur cette enquête.
— Il y a de ça, reconnut Matthieu.
— Mais figure-toi que moi aussi, je me le demande. Alors, tu connais un tueur de chats ? À ton expression, je vois que cela te dit quelque chose.
— Ce n’est pas exactement un tueur, c’est une bande de sales gosses qui s’amuse à cela. À les étrangler. C’est abject. Le maire aimerait vraiment mettre la main dessus, parce que des mômes qui commencent par ce genre de « jeu », ça ne laisse présager rien de bon.
— Et comment se fait-il qu’on ne les ait jamais chopés ?
— Parce qu’ils ont leur technique. Les mercredis, les samedis, l’un d’eux attire un chat avec un pâté et le capture. Il le fout dans un sac et se tire dans les parages déserts de Louviec avec ses camarades. C’est là où se déroule la « cérémonie de l’étranglement ». Écœurant. On retrouve le cadavre du chat, et c’est tout. Parfois, ils corsent le plaisir en ajoutant une grenouille éventrée, un moineau aux ailes arrachées. Une future bande de sadiques, c’est moi qui te le dis.
— Cela fait longtemps que cela dure, cette petite distraction ?
— Je dirais un an.
— Et en un an, ils en ont déjà tué combien à ton avis ?
— Pour ceux qu’on a découverts, je dirais vingt-huit, vingt-neuf. Mais s’ils réussissent leur coup deux fois par semaine, et sans compter les vacances, on atteindrait bien les soixante. C’est beaucoup.
— Décidément, répéta Adamsberg, on s’amuse bien à Louviec. Il y a un internat au village ?
— Oui, dans la zone nord. On pense que c’est là qu’ils sont.
— Combien d’enfants en tout ?
— Environ une cinquantaine. Il y a plus de parents qu’on croit qui baissent les bras face à l’éducation d’un enfant difficile et qui finissent par le coller en internat. Sorties le dimanche autorisées, pour ceux qui le veulent. Car figure-toi qu’il y a des gosses qui refusent de rentrer chez eux. C’est te dire.
— Quel âge, les gosses ?
— De huit à douze ans. Ensuite, ils sont renvoyés dans leurs foyers.
— Et comment sortent-ils les mercredis et les samedis ?
— Il y a un vaste parc, tout environné de haies épineuses. Mais tu connais les mômes, ils savent sacrément se démerder. Un trou entre les branchages, et ils passent.
— Ils ne sont pas censés être surveillés les mercredis et samedis après-midi ?
— Ils sont censés faire leurs devoirs dans leurs chambres. Des chambres de six. Et s’il y en a un qui s’éclipse, c’est l’omerta, pas un ne le dénoncera.
— Je serais toi, si tu me permets, je ferais un tour à l’internat. Un lieu idéal pour développer le chagrin, la rage, et enfin la haine, la violence. Il faudrait fouiller les sacs. Ce sont les sacs qui sont intéressants.
— Parce que ?
— Un chat enfermé de force dans un sac inconnu se débat et griffe autant qu’il peut. Il peut même en pisser de trouille sur place. En bref, il abîme le sac, il le raye, il le déchire. Si tu fouilles les cinquante sacs, t’as toutes les chances de trouver tes petits tueurs en herbe.
Matthieu hocha la tête en silence.
— Ce sera fait, dit-il. Mais je croyais que tu étais venu t’occuper des meurtres.
— Mais les tueurs de chats peuvent avoir leur rôle à jouer dans l’affaire. Je ne pense pas à un enfant tueur, tu sais bien qu’il n’existe pas de tueurs-nés. Je pense aux parents, aux pères surtout. À un enfant maltraité, un fils de brute, et donc peut-être un fils de tueur.
— Tu sautes du coq à l’âne. Du tueur aux puces, des puces aux étrangleurs de chats, des étrangleurs de chats à leurs brutes de pères.
— Tout a ses ramifications, Matthieu.