L’autorisation du divisionnaire de faire procéder à la perquisition des domiciles d’Yvon Le Bras à Louvigné et de Jean Gildas à Bois-sur-Combourg parvint à Matthieu le lendemain matin à neuf heures moins dix, avant même qu’il ait eu le temps de la demander. Ce qui prouvait que, sitôt son opération du bras achevée, Adamsberg était de nouveau sur le terrain et avait contacté son supérieur. Depuis l’hôpital, certes, mais sur le terrain. Il signalait par un autre message que tout allait bien et qu’il pensait être à l’auberge le soir même à dix-neuf heures.
Rendez-vous fut aussitôt pris entre les deux équipes devant la maison d’Yvon Le Bras à Louvigné, 6, rue de la Ceriseraie. Là aussi, il s’agissait d’une longère, mais moins grande que celle d’Hervé Pouliquen.
— Ramassez tout ce que vous pourrez trouver d’intéressant, mais à mon avis, il n’a rien laissé traîner, dit Matthieu. Sauf dans son coffre. Sondez tous les murs et les planchers, et contrôlez les dalles de sol. Fouillez la cave et les combles à fond, sans oublier le garage. Il nous faut ce coffre.
Les douze agents enfilèrent des gants et se répartirent à travers la maison, surchargée de mobilier et d’objets de toute sorte. Pour travailler plus à l’aise, les policiers sortaient le maximum de meubles sur le pré. Matthieu se chargeait d’ouvrir et fouiller tous les tiroirs, buffets, commodes, armoires, malles. Il descendit avec Noël et Veyrenc dans la cave, ils la vidèrent de tout son rebut, évacuèrent le contenu des étagères, sortirent les casiers à bouteilles et les caisses de vin en attente. Le sol du cellier était recouvert de terre battue argileuse, ce qui limitait son humidité. Veyrenc souleva une paire de bottes, dont les semelles étaient encrassées d’une terre molle et plus sombre.
— Il y a une seconde cave là-dessous, dit-il, c’est certain.
Une fois le sol à découvert, ils le frappèrent des pieds lentement, trente centimètres par trente centimètres, pour déceler si un son différent se faisait entendre. Ce fut le cas à l’emplacement des casiers à vin, sur une superficie d’environ un mètre vingt sur un mètre.
— On va chercher les outils et on déblaie la terre, dit Veyrenc.
À seulement dix centimètres sous l’argile apparurent des planches en bois qu’ils achevèrent de dégager. La trappe, munie d’un gros anneau, se souleva sans bruit.
— Il prenait soin de graisser les charnières, dit Matthieu en accrochant le panneau à une barre en fer. Faites attention en descendant, l’échelle est raide.
Cette seconde cave, taillée à même le roc, était beaucoup plus humide et son sol sombre, un peu boueux, collait aux semelles.
— C’est à cela que lui servent les bottes, dit Matthieu qui rejoignit son collègue et alluma le plafonnier. Si précautionneux soit-on, il y a toujours une petite broutille qu’on néglige. Sans cette boue sur les bottes, pas sûr qu’on aurait cherché la seconde cave.
Tous deux considérèrent le coffre adossé au mur du fond.
— On peut siffler deux fois, dit Veyrenc.
Quelques minutes plus tard, le spécialiste examinait la lourde caisse avec une grosse lampe torche, en faisait jouer les boutons, l’oreille collée au mécanisme.
— Du costaud, dit-il, mais la fermeture est moins sophistiquée que celle du précédent. Comptez une bonne demi-heure.
Comme la première fois, Matthieu demeura à ses côtés pour observer le savoir-faire du perceur. Veyrenc annonça aux agents qu’ils pouvaient cesser de sonder et remettre tous les meubles et objets en place, en ne laissant qu’une table dehors.
— Il était où ? demanda Retancourt.
— Dans une deuxième petite cave creusée sous la cave. Le gars se donnait du mal pour atteindre son coffre.
Il était midi et Berrond sortit un grand panier préparé par Johan, distribuant à la ronde sandwichs, crêpes fourrées, parts de fromage, fruits, bouteilles de vin, gobelets et assiettes en carton, serviettes en papier.
— Vous en laissez pour Matthieu et le perceur, dit-il. Et vous me direz des nouvelles du vin, ajouta-t-il en s’adressant aux cinq gendarmes de Matthieu.
Ils achevaient le fromage quand le commissaire et le perceur les rejoignirent.
— Vous ne nous avez pas attendus ? dit Matthieu en souriant, son regard dirigé vers Berrond.
— Je n’ai pas pu, avoua Berrond, la bouche pleine. Mais vos parts ont été soigneusement mises de côté.
— On en a besoin, dit Matthieu en prenant place à côté du perceur, qui n’avait pas l’habitude de pique-niques aussi élaborés. Ne picolez pas trop, on a l’autre maison à visiter, celle de Jean Gildas à Bois-sur-Combourg. Quelqu’un connaît Bois-sur-Combourg ?
— Moi, dit un des gendarmes, ma sœur y habite. Un petit hameau de deux cents personnes, on ne peut pas faire plus tranquille. Si sa maison est située à une des extrémités du village, le gars pouvait aller et venir sans se faire remarquer. Quelle est l’adresse ?
— 7, rue de la Gare.
— Autant vous dire qu’il y a longtemps qu’ils ont démoli la gare. Mais c’est en effet au bout du village. Il doit s’agir de la vieille maison de briques à toit d’ardoises.
— Grande ?
— Un étage, mais à mon avis, trois pièces par étage.
Matthieu fit circuler plusieurs photos du coffre qu’ils venaient d’ouvrir, au contenu à peu près semblable à celui d’Hervé Pouliquen : liasses de billets, armes, bijoux, papiers.
— Robic prenait la grosse part, sans doute plus de la moitié, mais semblait équitable entre ses associés, dit Matthieu. Mettez des gants, on va sortir tout le contenu du coffre sur la table, photographier et sceller. Après le prélèvement de terre, on referme la seconde cave, on l’enfouit comme avant et on replace tout ce qu’on a sorti. Je n’oublie rien ?
— Les bottes, dit Veyrenc.
— Oui, les bottes dans un sac plastique. Et on termine de remettre en ordre.
Matthieu examina plus en détail le contenu du coffre à la lumière du jour, à mesure que le photographe prenait des clichés. Trois armes, de volumineux paquets de fric, deux colliers de perles, six bagues, trois passeports, dont le dernier ayant servi pour Los Angeles. Un autre était encore vierge de tampons, sans doute réservé à la nécessité soudaine d’une fuite. Quatre faux papiers de voiture et cartes d’identité, aux noms de Jérôme Verteuil, Georges Charron, Roger Fresnes et Martin Serpentin. Matthieu le prit en main et alla trouver Mercadet.
— Lieutenant, est-ce que Serpentin est le vrai nom de la vipère ?
— Oui, dit Mercadet après un court moment de recherche.
— Alors comment se fait-il qu’on dise qu’elle est la sœur de Joumot ?
— Deux minutes… Voilà, j’y suis. Son père, Serpentin, a divorcé et s’est remarié avec une femme qui avait déjà un fils : Alain Joumot. En réalité, Joumot est le frère adoptif de la Serpentin. Je suppose qu’on dit « frère » à Louviec parce qu’ils habitent ensemble et s’entendent comme cochons. Vous pensez à quoi ?
— Au fait qu’il est difficile pour certains de ne pas laisser une trace de leur passé dans leurs faux noms. Un des faux papiers de notre Yvon Le Bras est au nom de Martin Serpentin.
— Vous cherchez un lien entre Louviec et Robic ?
— Pourquoi pas ? En tout cas, il y en a peut-être un entre Yvon Le Bras et la Serpentin, et donc avec Joumot.
— Vous pensez que Joumot trempe là-dedans ?
— Disons qu’il peut au moins passer des renseignements. Lui ou sa sœur d’adoption. Allez, j’achève et on boucle, dit Matthieu en se levant.
— La maison est presque en ordre, il vous reste à terminer vos scellés et on est prêts, dit Berrond.
— Je repars à Rennes avec Verdun pour l’interrogatoire d’Yvon Le Bras, à présent qu’on détient le contenu de son coffre. Mais je n’en attends pas plus que de celui d’Hervé Pouliquen. Ces gars ont tous été à la même école, ils ne lâchent rien. Ils espèrent que leur chef les tirera de là.
— Eh, Matthieu ! dit Mercadet pendant que le commissaire s’éloignait.
— Quoi ?
— Les bottes !
Les opérations du matin se répétèrent dans la maison de briques de Jean Gildas, à Bois-sur-Combourg. Exploration de tous les meubles et sondage des cloisons et des sols. C’est après avoir vidé le bûcher d’une masse de rondins et de planches qu’ils mirent la main sur une vieille trappe salie de terre, qui contenait deux petits coffres, qu’on emporta à la lumière du jour. Le spécialiste s’assit dans l’herbe pour se mettre au travail tandis que le photographe sortait son appareil et que Veyrenc s’apprêtait à effectuer la mise sous scellés.
— Ils sont plus classiques que les deux autres, dit le perceur. Je pense en avoir fini quand vous aurez remis la maison en état. Moins de trente minutes.
À la même heure, Robic était déjà informé de l’arrestation du Prestidigitateur et de Domino. Pris aussi, tous les deux. C’était le désavantage de l’arme à feu par rapport au couteau. Une détonation faisait réagir les flics dans l’instant et courser les fuyards. Mais ils auraient dû s’en tirer, nom d’un chien. Un des flics devait courir plus vite qu’eux. Cependant, hors de question d’abandonner son plan, même s’il lui coûtait des hommes. Il était temps d’adresser son message, légèrement modifié, au commissaire. Auparavant, il appela le Joueur pour préciser les consignes.
— Ce soir, cible Adamsberg, dit-il, certainement entouré de gardes du corps. Il sortira sans doute quand il fera sombre. Tu connais sa gueule ?
— Oui, dit le Joueur avec réticence.
— Si serrés soient les gardes, il y a toujours un espace entre leurs jambes. Vise cet espace et blesse Adamsberg à la cuisse, sans toucher l’artère.
— Je connais les lieux. J’ai déjà mon plan en tête.
— Et comment pourras-tu viser ?
— Grâce à la lampe du porche de l’auberge.
— Ensuite, cours. J’ai l’impression qu’ils ont un agent très rapide.
— J’ai été médaille d’or au championnat national et je n’ai jamais cessé de m’entraîner.
— Vu le surcroît de difficulté, prime en cas de réussite.
Adamsberg, un peu abruti par les calmants, se remettait de sa blessure quand il reçut le message : Adamsberg, faites relâcher Gilles, le Prestidigitateur et Domino sur l’heure avec immunité ou vous le paierez de votre vie. L’agression d’hier n’était qu’un premier avertissement. Vous en recevrez un deuxième. Si ces hommes ne sont pas libres d’ici demain, vous mourrez.
Pourquoi ne pas l’avoir abattu dès hier soir ? Pourquoi ces avertissements, quitte à y perdre des hommes ? se demandait Adamsberg pendant que l’infirmière refaisait son pansement. Première réponse : parce que Robic était certain que ses associés ne se feraient pas prendre. Dans l’ignorance, il avait omis le facteur Retancourt et il est vrai que sans elle, les gars auraient eu le temps de prendre le large. D’autre part, cette première attaque sans sommation mais non mortelle donnait à présent plein crédit à sa menace mais aussi le temps nécessaire pour que le ministère prenne sa décision quant à la libération des trois comparses. L’ultimatum n’arrivait donc que ce jour, le mardi, et Adamsberg l’adressa aussitôt à Matthieu, à l’attaché ministériel et au divisionnaire de Paris.
Matthieu, qui achevait l’interrogatoire – stérile – d’Yvon Le Bras, sentit ses jambes fléchir en lisant le message de son collègue. Le visage crispé d’anxiété, il montra le texte en silence à Verdun et sortit en le laissant achever le travail avant qu’il ne passe à l’interrogatoire de Jean Gildas, dit « Domino », dont le contenu du coffre venait d’arriver à Rennes.
Le commissaire fonça vers l’hôpital de Rennes et entra dans la chambre d’Adamsberg, blanc comme un linge.
— Merde, tonna-t-il, les mains nouées. Qu’est-ce qu’on fait ?
— J’ai déjà prévenu le divisionnaire et le ministère, dit Adamsberg avec calme. La décision est entre leurs mains : Gilles, le Prestidigitateur et Domino, ou moi. Tiens, voici déjà la réponse du divisionnaire de Paris. Elle vaut son pesant de lâcheté : De l’esbroufe. Faites-vous entourer par des gardes du corps.
— Pas de l’esbroufe, répondit-il. Première attaque hier soir, suis à l’hôpital avec bras immobilisé.
— On voit bien que ce n’est pas de leur peau qu’il s’agit, s’écria Matthieu, dont les mains tremblaient en allumant une cigarette et en en passant une à son collègue. Oui, je sais, c’est interdit de fumer dans les chambres, dit-il en ouvrant la fenêtre, et je m’en fous. Dès ta sortie, tu vas remettre ton gilet pare-balles et ton casque, ne pas les enlever allongé sur ton menhir…
— Mon dolmen, rectifia Adamsberg.
— Oui, d’accord. Et te faire entourer de huit gardes du corps dûment équipés. Nuit et jour. C’est-à-dire que je dois obtenir vingt-quatre hommes pour qu’ils puissent alterner.
— Ça va être pratique pour aller pisser.
— Et dormir, se laver, etc., y aura toujours deux gars devant la porte de ta chambre et deux dans la pièce et la salle de douche. Pour pisser, débrouille-toi avec ton bras libre mais deux types t’accompagneront et garderont l’accès.
— Bien, dit Adamsberg en soupirant. Je sors dans deux heures. Prépare l’escorte et rapporte-moi mon matériel.
Les huit agents se retrouvèrent à dix-neuf heures devant l’auberge, et Johan étreignit Adamsberg. Tous étaient tendus, informés de la menace de mort qui planait sur leur chef. Un camion bleu stationnait non loin de la porte et une haie de huit gardes du corps se resserra autour du commissaire. Adamsberg examina les alentours plus précisément qu’il ne l’avait fait jusqu’ici.
— L’arbre énorme en face de chez toi, de l’autre côté de la rue, c’est bien un hêtre ? demanda-t-il à Johan.
— Oui et il a cent soixante-neuf ans, figure-toi.
Adamsberg l’observa un moment et conclut :
— Tronc immense, long, large et lisse, impossible à escalader. En revanche, cette voûte et ses colonnes forment une bonne planque.
— Qui sera inspectée, dit Matthieu. Rentrons. Inutile de s’exposer dans la rue.
— Tu n’as pas d’attelle, finalement ? demanda Veyrenc en s’installant à leur table.
— Juste une écharpe. Dans l’auberge, dit Adamsberg en ôtant son casque et son gilet, je peux tout de même me débarrasser de ce fatras ?
— Oui, dit Matthieu. Il y a deux hommes devant la porte et un devant chaque fenêtre. Et deux autres devant la sortie arrière, par l’ancienne chapelle. Ce soir, tu ne sors que quand il fera nuit. Pas avant vingt-deux heures trente.
— Ça me paraît raisonnable, dit Adamsberg. Quant aux gardes, ils doivent crever de chaud, la journée a encore été lourde. Paraît que ça va flotter demain.
— Je vais leur servir un verre, dit Johan.
— Ils n’ont pas le droit, dit Adamsberg en s’asseyant à son tour. Ils sont condamnés à l’eau.
— Très bien. De l’eau, avec un demi-verre de chouchen, ça fera pas de mal, si ?
— Non, dit Adamsberg, accordé.
— Et une tournée pour vous tous ?
Sûr de la réponse, Johan arrivait déjà avec la bouteille et les petits verres. Ses mains tremblaient légèrement. Il était certain que, même s’il ne l’avait pas vue, l’hirondelle blanche avait protégé Violette. Il essaierait d’en faire de même avec le commissaire.
— Ne t’en fais pas, Johan, dit Adamsberg d’une voix douce. Ce n’est pas ce soir que je vais mourir. C’est demain. Ah, réponse de l’attaché du ministère. Un chef-d’œuvre de veulerie. Je vous la lis. L’État ne cède pas à la menace. Pure provocation mais faites-vous entourer.
— Enfoirés, dit Johan en emplissant les verres. Qui commande ces attaques ?
— Robic, à n’en pas douter, dit Berrond. Qui d’autre ?
— Ou Robic protégeant le tueur de Louviec, en visant à la tête de la Brigade pour démanteler l’enquête, dit Verdun.
— Ou le tueur de Louviec se protégeant lui-même, proposa Johan.
— Non, dit Mercadet. J’ai examiné l’origine de l’avertissement, elle est intraçable, l’appareil est crypté. Je ne vois pas le tueur de Louviec en possession d’un engin pareil. Cela ne peut venir que du côté de Robic, qui est suréquipé.
— En tout cas, dit Berrond, il y a un lien entre la bande de Robic et Louviec. D’une part l’assassinat du docteur, à la manière du tueur. D’autre part un des faux documents d’Yvon Le Bras porte le nom de Serpentin. Et la Serpentin est la quasi sœur de Joumot. Et rien ne nous dit que Joumot n’a pas barre sur Robic. Il doit connaître pas mal de choses.
— Et qu’ont donné les perquisitions du jour ? demanda Adamsberg.
— Les coffres contenaient le même fatras que chez Hervé Pouliquen, dit Matthieu. Fric, bijoux, armes, faux papiers à la tonne. Yvon Le Bras a suivi à Los Angeles, mais pas Jean Gildas. Son père était malade.
— Et les interrogatoires ?
Verdun soupira.
— La même musique, dit-il. Au début, des dénégations outrées, puis, face à l’évidence de leur butin et des faux papiers, le mutisme complet ou la théorie du complot. Ils semblent avoir une confiance aveugle en leur chef.
— Ils sont aveugles, Verdun, dit Adamsberg. Ils le suivent au doigt et à l’œil comme des chiens. Un tyran et des esclaves, et cela depuis des années.
— Il y a peut-être d’autres esclaves insoupçonnés dans Louviec.
— Peut-être, dit Adamsberg en attaquant son assiette, sans paraître incommodé du fait qu’il devait mourir le lendemain.
Le repas achevé, on attendit vingt-deux heures trente pour organiser la sortie d’Adamsberg. Sur ordre de Matthieu, Johan éteignit la lumière du porche et celle de la salle, vide de clients. La double porte de l’auberge était assez large pour laisser passer trois hommes de front. Noël vint garer la voiture du commissaire juste devant l’auberge, puis les huit hommes l’encadrèrent pour l’y conduire, deux devant, deux de chaque côté, et deux à l’arrière. Le Joueur, vêtu de noir, se déplaça sur le flanc du hêtre, accroupi. L’obscurité n’était pas totale et la lune, presque pleine, lui permettait malgré tout de scruter la scène. Tous les regards étaient dirigés sur le commissaire. Quand l’un des gardes ouvrit la portière et qu’Adamsberg se recula légèrement pour entrer dans la voiture, les deux hommes qui le protégeaient sur ses côtés, élargis par leur gilet pare-balles, laissaient un espace de presque trente centimètres entre leurs jambes et celles d’Adamsberg. C’était le moment. L’homme visa la jambe et tira sur la cuisse gauche. Adamsberg y porta son bras par réflexe, rouvrant sa blessure, et fléchit sur les genoux, émettant un cri rageur. Il y eut une bousculade, des exclamations, des ordres, pendant que le Joueur, qui avait aussitôt regagné l’arrière du hêtre, réussissait un bond en hauteur d’un mètre cinquante sans élan dans le noir puis se mettait à grimper sans effort le long du tronc lisse du grand arbre. Les premières branches se trouvaient à une hauteur d’environ douze mètres qu’il atteignit rapidement, puis il se hissa avec aisance de branche en branche et s’installa à vingt mètres au-dessus du sol. Qui aurait jamais l’idée de chercher le fugitif en l’air ?
Quatre gardes du corps continuaient de garder la portière devant Adamsberg au sol tandis que les quatre autres et les sept policiers regardaient de toutes parts, torches allumées, pour repérer l’homme en fuite. Nulle silhouette n’était visible, le tireur n’était pas dans la rue.
— Échec, dit Retancourt.
L’ambulance, qu’on avait fait venir à l’avance, emmena de nouveau le commissaire à l’hôpital de Rennes avec Veyrenc, tandis que chacun regagnait ses quartiers, tête basse. Le Joueur contemplait leur déception et se félicitait d’avoir touché Adamsberg comme prévu, sans dégât grave. Il attendit néanmoins plus d’une demi-heure sur son arbre, le temps que l’auberge ferme ses volets et que la rue soit déserte pour descendre prestement, s’enfuir par les ruelles et rejoindre la voiture qui l’attendait.
— Ce coup-ci, pas de pépin dit-il en bouclant sa ceinture. J’ai sauté dans le hêtre en face de l’auberge et je les ai regardés s’agiter en tous sens depuis mon perchoir à vingt mètres au-dessus du sol. C’était réjouissant. Pour demain, pour le véritable assassinat, l’affaire se complique. Mais les hommes octroyés au commissaire ne sont pas suréquipés. Ce sont des policiers de protection, certes, mais simplement munis de gilets pare-balles et de casques. Il y a une zone faible au niveau du cou. On peut tirer sur deux flics et toucher Adamsberg.
Pendant le trajet, le Joueur réfléchissait aux détails de la tactique du lendemain. Et dans le même temps, il souhaitait ardemment ne pas être désigné pour cette tâche meurtrière. Mais force était de préparer sa stratégie, il ne savait que trop ce qui l’attendait en cas de désobéissance.
Comme ce soir, les gardes feraient sortir Adamsberg directement depuis l’auberge dans la voiture, à la nuit tombée. Cette fois, il lui faudrait tirer dans le cou des flics, en biais à la base de la nuque pour éviter la carotide, et sur le commissaire. L’espace de temps serait très serré, tant pour tirer que pour remonter dans l’arbre. Il secoua tristement la tête, un peu nauséeux à l’idée de ce massacre.
Matthieu venait d’envoyer un message à Rennes demandant en urgence huit longs boucliers balistiques pour couvrir Adamsberg. Il était encore bien trop exposé, et singulièrement au cou. Une balle dans la trachée ou l’artère et c’en était fini. Outre une ambulance déjà sur place, il demanda la présence d’un médecin immédiatement prêt à intervenir et du matériel propre à soigner les blessures par balles.
Pour la seconde fois, les policiers se séparaient avec l’impression morose et furieuse d’avoir échoué dans leur mission, aggravée par la fuite du tireur qu’ils n’avaient pu empêcher. Retancourt fulminait, laissant échapper de ses lèvres un grondement sourd qui n’augurait rien de bon.