Mercadet parvint à trouver le nom et le numéro de téléphone personnel du directeur de la poste de Combourg. Vu l’urgence de la situation et bien qu’on fût samedi, l’homme, on ne peut plus « cordial » ainsi qu’ils le disaient souvent au village, lui donna les coordonnées du facteur en charge du secteur de Louviec. Adamsberg avait un vrai problème avec ce « cordial » qui lui déclenchait une seconde idée vague, qu’il n’arrivait pas plus à atteindre que la première. Le facteur à la voix juvénile se montra tout prêt à l’aider de son mieux.
— Le courrier de jeudi ? dit-il. C’est déjà loin pour moi, c’est que j’en fais, des villages. Mais ce jour-là, y avait vraiment pas grand-chose dans la boîte de Louviec, je devrais me souvenir. De toute façon, y a plus beaucoup de lettres dans les boîtes, les gens s’écrivent par mail, par SMS, s’envoient des documents ou des photos par portables, le courrier se meurt, commissaire, croyez-moi. Attendez voir… Jeudi, hein ? Ah oui, y avait du vent ce jour-là, mes quelques lettres se sont éparpillées par terre, elles m’avaient échappé des doigts.
Le facteur s’interrompit pour se concentrer.
— Oui, j’y suis, reprit-il. Je me revois en train de les ramasser. Deux paiements de factures, vous savez, dans ces enveloppes toutes prêtes avec la lettre « T », et… ah oui, une lettre kraft demi-format pour un notaire à Paris, « Maître quelque chose », une pour la Trésorerie de Rennes – une amende à payer sûrement – et une pour la vieille Adène Briand – c’est la mère du ramoneur, à Dol, et ma foi…
— C’est tout ? Vous ne vous rappelez rien qui sortait de l’ordinaire ? Un simple détail ?
— Ah, mais si ! dit le jeune homme, également très cordial. Deux lettres s’étaient collées l’une à l’autre et ça, ce n’est pas ordinaire. Il avait fait humide pendant la nuit et c’est pour cela. Une enveloppe blanche avait adhéré à l’enveloppe kraft. Parce que l’encre sur l’enveloppe blanche – faut que je vous parle de cette enveloppe – était épaisse et assez collante, comme les vieilles encres qui ont séché.
— Et qu’avait-elle, cette enveloppe ?
— Eh bien, on sentait qu’elle en contenait une seconde à l’intérieur. Il y a des gens qui font cela, pour protéger leur courrier. Et autre chose encore.
— Vous avez bonne mémoire, dit Adamsberg pour l’encourager.
— Ce n’est pas ça, c’est que quand je fais la levée, je dois tamponner sur chaque pli le fameux « cachet de la poste qui fait foi ». Alors forcément, on voit le courrier.
— Je comprends. Et donc, qu’est-ce qu’elle avait d’autre cette enveloppe ?
— On sentait sous les doigts que la seconde enveloppe de l’intérieur avait un relief. Une sorte de cercle ovale ou rond, un peu comme ces anciens cachets de cire qu’on utilisait dans le temps. Vous savez que les enveloppes autocollantes s’ouvrent facilement d’un doigt. Alors beaucoup y ajoutent un morceau de scotch. Mais le gars – ou la femme –, je me suis dit qu’il avait carrément scellé son enveloppe.
— Et l’adresse sur l’enveloppe qui avait collé, vous vous la rappelez ?
— Oh oui, car l’écriture à l’encre était très grande. C’était pour Combourg, destiné à l’entreprise « Votre logis de A à Z », dans la zone industrielle. C’est une boîte énorme, ils font de tout, les meubles, les sols, les isolants, l’électroménager, les lampadaires, tout. Moi j’y vais pas, c’est trop grand, je ne trouve rien et on s’énerve.
Adamsberg appela Matthieu, qui organisait le regroupement des renforts.
— Préviens les gars du cordon de se préparer à un départ en fin d’après-midi. Et renvoie les tiens à leurs casernements. Même si le dernier couteau ne lui appartenait pas, notre tueur a consommé les cinq coups de lame qu’il avait prévus, je pense que sa liste est close.
— Tu ferais bien d’appeler le ministère dès maintenant, dit Matthieu d’une voix nerveuse, on est samedi, ça risque d’être difficile d’avoir les dix hélicos pour le retour.
— On les aura, et j’espère qu’on ne sera pas dessaisis dans la foulée. Matthieu, on ne s’est pas trompés : notre homme a contacté par courrier une entreprise à Combourg, « Votre logis de A à Z », dans la zone industrielle.
— Je vois très bien. C’est une boîte géante. Je n’y vais jamais, on s’énerve là-dedans. Qui a-t-il contacté ?
— On ne le sait pas, il y avait une seconde enveloppe à l’intérieur qui devait porter l’adresse du destinataire. Et figure-toi qu’elle était cachetée. Oui, cachetée, comme dans l’ancien temps.
— Et comment tu as su cela ?
— Par le facteur, je t’expliquerai. Je vais contacter la secrétaire du patron de cette boîte. Je ne pense pas que je serai rembarré, tout le monde comprend la gravité de la situation à Louviec.
Adamsberg demanda à Mercadet de lui trouver le numéro d’appel du secrétariat du grand patron de l’entreprise « Votre logis de A à Z », à Combourg. Puis il s’éloigna pour appeler « là-haut », où l’attaché du ministre lui signifia clairement d’une voix glacée qu’on envisageait de le dessaisir. Qu’il s’y prépare.
— Ce n’est pas le moment, dit calmement Adamsberg. Notre tueur a réussi à passer le barrage, certes, mais pour y parvenir, il a commis l’erreur que j’espérais.
— Qui est ?
— Il a écrit. Et nous savons où. Il a un complice à Combourg. Il a pris cette diagonale pour nous contourner et nous allons la suivre. À quelle heure aurons-nous les hélicos pour rembarquer les troupes ?
— Parce que vous ne les jugez plus utiles ?
— Non. L’assassin avait programmé la mort de cinq personnes et le compte y est.
— Malheureusement pour vous, Adamsberg ! tonna le secrétaire ministériel. Ultime délai pour vous, vous m’entendez bien ? Ultime ! Je suis clair ?
— Parfaitement.
— Et les hélicos vers dix-huit heures, ajouta le secrétaire avant de raccrocher brutalement.
— Commissaire, intervint Mercadet sur un ton d’excuse, je me doute que ce n’est pas le moment mais Froissy m’a envoyé une image floue assez parlante du jeune agresseur de la bijouterie, vous vous rappelez ? Le type avec la cagoule à grosses mailles. Je vous la fais passer pour que vous décidiez si on la diffuse.
Mercadet lui envoya la photo du visage du jeune homme reconstitué à travers les mailles. Le résultat n’était pas spectaculaire, mais beaucoup moins vague que ce qu’il aurait supposé, et Froissy avait coloré l’image pour bien faire apparaître les cheveux roux.
— C’est bon, dit-il à Mercadet, faites circuler le portrait.
— Je viens de vous adresser les coordonnées de la secrétaire du patron de « A à Z ». Elle se nomme Estelle Braz.
— À ce propos, lieutenant, il me faut le nom du patron de l’entreprise « Votre logis de A à Z », et tout ce que vous pourrez ramasser sur lui.
— Ça marche.
Adamsberg rejoignit Matthieu et l’informa de la colère de l’attaché du ministre.
— Les hélicos à dix-huit heures. Quant à nous, on ne tient qu’à un fil, camarade.
— À se demander comment on tient encore. Je rassemble les véhicules et je fais le tour des hommes pour qu’ils se tiennent prêts au départ. Il est déjà presque onze heures trente.
— Je te laisse faire, rejoins-moi chez Johan avec les nôtres.
En dépit de la bruine qui commençait à forcir, Adamsberg marcha lentement jusqu’à l’auberge, rappelant à lui ses souvenirs du docteur Jaffré. Lui, pourquoi lui, bon sang ?
Mercadet était assis les yeux mi-clos sur un coin de table.
— Je vous fais un double café bien serré, décida Johan.
— C’est le commissaire, dit le lieutenant en se redressant. Je reconnais son pas.
L’aubergiste ouvrit sa porte sans laisser à Adamsberg le temps de parler.
— Nom d’un chien, dit-il de sa voix puissante. Qui aurait pu croire ça ? Et comment diable le tueur a-t-il passé le cordon de sécurité ?
— Par le moyen le plus simple du monde : le courrier. Que le ministère m’avait interdit de contrôler. Il a envoyé une lettre à Combourg et c’est un autre qui s’est chargé de tuer le médecin à sa place, et à sa manière. Il tient à signer tous ses meurtres. Entre nous, toujours, Johan.
— Sans blague ? Mais on ne tue pas pour dépanner quelqu’un, dit Johan en posant des verres et le chouchen sur la table. Buvez ça pour vous réchauffer, vos cheveux sont tout humides. Vous savez à qui il a écrit ?
— Un gros coup de chance, sa lettre avait collé contre une autre, dit Adamsberg. Si bien que le facteur s’en souvenait très bien.
— Comment c’est possible ?
— C’est possible quand tu utilises une vieille encre un peu poisseuse et que les lettres ont été mouillées dans la boîte. Vieille encre dont il a déjà dû se débarrasser.
— Et c’était pour qui ?
— « Votre logis de A à Z ». Pas de nom. Il y avait une seconde enveloppe dans la première.
Mercadet avait avalé son bol de café et repris son ordinateur. Johan posa son verre d’un coup sec sur la table.
— « Votre logis de A à Z » ? répéta-t-il. Vous parlez bien de cet énorme entrepôt dans la zone industrielle de Combourg ?
— Tout juste, dit Mercadet, le visage collé à son écran.
— Alors là, ça change sacrément les choses, dit Johan, concentré et presque exalté. Parce qu’il y a des on-dit qui se racontent sur le patron.
— On ne sait pas encore qui est le patron.
— Pierre Robic, ajouta Mercadet, qui continua de taper sur son clavier.
— Il va plus vite que moi, non ? dit Johan. Pierre Robic, exactement. Et ces « on-dit » sur lui, je dis pas qu’ils sont vrais, je dis que ça se raconte. Ou que ça se pense fort.
— Ne t’emballe pas, rien ne nous prouve que la lettre lui était adressée, mais je pense que c’est le plus probable. Raconte-moi les bruits qui courent sur ce Pierre Robic, dit Adamsberg en sortant son carnet. Rien ne t’échappe ici. Mercadet, puisque vous voilà de nouveau d’aplomb, ramassez tout ce que vous trouvez d’intéressant sur lui.
— Le mec est né à Louviec, commença Johan, et il a quitté « ce bled de nuls » – c’est ses mots – après son bac, et hop, disparu. Ce que vous devez savoir, c’est qu’à treize ans, au collège, c’était déjà de la graine de voyou, et bon sang, il était pas le seul. Mais lui, c’était le « chef ». Le « chef » ! À treize ans ! Mais pour qui ça se prend ? Un petit con, oui, c’est tout ce qu’il était.
— Chef de qui ? Tu le sais ?
— D’une espèce de bande d’emmerdeurs mais m’en demande pas plus. Je sais seulement qu’il avait un « sous-chef » – bon Dieu pour qui ça se prend ? – indécollable, son copain Pierre Le Guillou. Les deux Pierre, on disait. Le Guillou, il a quitté Louviec aussi. Comme ses parents s’étaient installés au soleil sur la Côte, en voilà un dont on n’a plus jamais entendu parler. Le Robic, il écrivait quand même de temps à autre à sa mère, soi-disant qu’il était commis-voyageur dans le Sud, puis chauffeur, puis laveur de carreaux. Et puis un jour, ça fait quatorze ans de ça, il a débarqué ici, tout droit revenu d’Amérique et plein aux as. Des millions, on a dit qu’il avait. Ça, pour un commis-voyageur, ça a fait drôlement tiquer. Sa vieille mère expliquait à qui voulait l’entendre que son lointain cousin de cousin, qu’était né aux Amériques, lui avait légué tout son argent. Un certain Donald quelque chose, elle disait. Elle le connaissait même pas, ce cousin, la pauvre femme. Ici, personne y a vraiment cru. Parce que l’histoire de l’oncle d’Amérique, c’est connu comme le loup blanc, pas vrai ? Et si notre pauvre docteur était encore là, il vous le dirait, lui, parce qu’il savait un truc, lui.
— Jaffré ? Il savait quoi, Johan ? demanda vivement Adamsberg, crayon toujours en main.
— Que le testament de l’Américain, c’était qu’un coup monté.
— Mais comment le savait-il ? Il te l’a dit ? Comment ?
— Ben tiens, parce qu’il était tombé copain avec l’Américain.
— Comment cela, « copain » ?
— Copains comme larrons en foire. C’est que vous savez pas que cet Américain, il était venu en France avec un ami, y a longtemps déjà. Ils aiment ça, les vieux monuments, les vieilles pierres, les Amerloques. Parce qu’ils en ont pas. Rien que des buildings qu’il faudrait me payer pour habiter là-dedans. Alors tu penses bien que le château de Combourg, ils l’ont pas raté, nos Américains. Mais comme a expliqué le docteur, son copain qu’était pas encore son copain, vous me suivez ?
— Parfaitement. Continue, l’encouragea Adamsberg en continuant de noter, tu m’intéresses.
— Il s’est évanoui à table et son ami l’a amené dare-dare au cabinet le plus proche. Chez Jaffré. « Malaise vagal », il a dit, le docteur, rien de grave du tout – à mon avis, c’était plutôt trop de chouchen –, mais en tout cas, le Donald – ah ! Voilà que son prénom m’est revenu ! –, tout ragaillardi, bourré de reconnaissance, a pris aussitôt notre Jaffré en affection. Comme si c’était son sauveur, quoi. Et tu sais comment ils sont, les Américains. Peut-être pas des belles manières comme nous, mais ils deviennent camarades pour un oui pour un non, chaleureux en diable, et il a invité notre Jaffré et sa femme à dîner le soir même. Et tu sais où Jaffré l’a amené ?
— Ici, dit Adamsberg en souriant.
— Parfaitement, dit Johan, se redressant de fierté à ce souvenir. Et comme le doc m’avait appelé pour retenir la meilleure table, crois-moi que j’ai soigné le dîner comme jamais. Je voulais leur en mettre plein la vue, au Donald et à son ami, servir le fin du fin de la cuisine française, et pas des hot-dogs, tu peux me faire confiance.
— Je vois ça d’ici, oui.
— Et ça a été un sacré dîner. Langoustines à la truffe et tout le bazar. Ça discutait ça discutait, comme s’ils s’étaient connus depuis toujours, l’Amerloque appelait Jaffré par son prénom et Jaffré lui donnait du « Donald » à tout bout de champ. Je sais pas ce qu’ils se sont dit, parce que ça causait qu’anglais, mais après, le docteur les a emmenés pendant trois jours visiter les plus beaux endroits de la région. C’était pendant un pont, je me souviens, on devait être en mai. Après, notre Jaffré, il était tout chagrin qu’ils s’en aillent poursuivre leur tour de France. Une fois, il est même parti le voir là-bas avec sa femme, ils sont restés au moins trois semaines chez ce Donald.
— Mais tu ne me dis pas pourquoi ce Donald serait comme par hasard le Donald du testament.
— Ah oui. Pas de hasard. Ce Donald avait raconté à Jaffré comment il avait atterri dans ce petit village perdu de Louviec – qui l’avait épaté, tu peux me croire. Avant son départ pour la France, il avait demandé à des connaissances où c’était le mieux d’aller. À son vendeur de Jaguar aussi, qu’était français. Qui lui avait dit de ne pas manquer Combourg, ni Louviec où qu’il était né. Qu’il adorerait ça. Et c’était qui ce vendeur de voitures ?
— Robic.
— Tu y es.
— Continue, Johan.
— Eh ben Jaffré avait pas manqué de lui raconter l’histoire du fantôme de Combourg. Et à sa surprise, le Donald en avait eu peur, tellement qu’il était superstitieux ! Il croyait dur comme fer à tous ces trucs, aux présages de malheur et tout le fourbi. Comme croiser un chat noir venu de la gauche, voyager un vendredi 13, faire son testament, que tellement de gens sont persuadés que rien que l’écrire ça fait mourir. Et l’Américain, alors qu’il était millionnaire, jamais il l’aurait fait, ça, jamais, il a dit à Jaffré.
— Jamais quoi ? Voyager un vendredi 13 ?
— Non, le truc du testament. C’était cela qu’il savait, Jaffré, et c’est pour ça qu’à son idée, ce testament-là, c’était de la pure arnaque.
— Et le docteur a su que son Donald était mort ?
— Ben forcément, parce qu’ils s’écrivaient, ils se téléphonaient. Et l’ami américain, celui qu’était venu en France, il a dit à Jaffré que Donald avait été tué par des gangsters. Ça lui a foutu un sale coup, et il a suivi l’enquête que les flics faisaient là-bas. Et quand il a su que Donald avait légué ses millions à un certain Pierre Robic, il a explosé. Comme il m’a raconté : « J’ai pas pu me retenir, Johan. »
— De quoi ?
— De lui causer deux mots, au Robic. En le croisant à Combourg, pas longtemps après son retour, il lui a dit qu’il avait très bien connu Donald, et il l’a félicité de sa bonne fortune, l’air de rien. Et puis il a ajouté quelque chose du genre que ça le surprenait sacrément de la part de son ami, qui avait juré de ne jamais faire de testament. « Et vous voyez, Robic, il a dit, en effet, ça ne lui a pas porté chance. » Et il l’a planté là. « Tu aurais dû voir ça, Johan, il était devenu tout vert. » Vous savez comment les médecins savent vous faire comprendre des choses par des petites phrases insidieuses. N’empêche, ça et puis la méfiance des gens de Louviec, ça a poussé Robic à prendre le taureau par les cornes et il a été montrer son acte officiel américain au notaire de Combourg, qui l’a déclaré recevable, et il l’a fait savoir partout, jusque dans La Feuille de Combourg. Vous croyez que ça a convaincu Jaffré ? Pas une seconde. Bon, après, on peut s’imaginer qu’à force, peut-être le doc avait fait changer son ami d’avis et qu’il avait fini par l’écrire, ce sacré testament. Et que, pas de veine, la nuit même, il y passe.
— Jameson, interrompit Mercadet. Donald Jack Jameson.
— C’est lui, s’écria Johan.
— Assassiné juste après que le testament a été posté au notaire, continua Mercadet. Crime crapuleux, tous ses bijoux et son fric volés pendant la nuit.
— Qu’a conclu l’enquête américaine ? demanda Adamsberg en se tournant vers son lieutenant, aussi certain que s’il consultait un oracle.
— À l’impasse. Jamais retrouvé les agresseurs. C’est vrai qu’il y a de quoi se gratter le crâne. Il lègue ses biens à Robic et dans la nuit, il est abattu. Fâcheux, très fâcheux.
— Et c’est ce que tu crois, toi, Johan ? Que le bon Donald avait changé d’avis ? demanda Adamsberg qui continuait à couvrir son carnet de notes.
— Penses-tu ! Moi, je crois Jaffré. Les autres, ils savent pas pour la superstition et l’assassinat du cousin de cousin, mais au bout du compte, dans un village, quand le doute s’installe, même une intervention du président ne pourrait pas le déloger. Enfin, c’est avec ce fric pourri que Robic a monté son commerce à Combourg. Et dès le début, c’était pas une petite boutique de literie, non. Une belle boîte. Avec de l’électroménager, venu des States. Alors ça, ça a plu aux gens. Des machines américaines. Et puis d’année en année, son affaire a grossi, et c’est devenu l’énorme entreprise que vous savez.
Johan marqua une pause en vidant son verre et il secoua la tête avec une moue.
— Non, insista-t-il, j’y ai jamais cru non plus à ce conte de fées. Surtout pas venant d’un type comme Robic. Oh, vous le verriez, c’est le grand patron irréprochable. Habits de luxe à l’américaine, soi-disant venus de là-bas, cravates bariolées, gourmette en or et cigares, tout pour en mettre plein la vue. À Louviec, on n’aime pas ça, et à Combourg non plus. J’oubliais : ses dents. Quand il était jeune, elles étaient toutes de travers, pas blanches et pas alignées. C’est comme ça aux States : tu pars moche, tu reviens beau. Enfin beau, c’est pas le mot pour Robic, mais de belles dents, ça arrange un gars.
— C’est quel genre de type ?
— Je ne l’ai vu que trois fois, à Rennes, dans des restos chics où on m’avait invité comme goûteur. Je l’entendais parler à la table à côté. Un type qui se prend pas pour de la merde, ça c’est sûr. Imbuvable. Critiquant tous les plats, donnant des ordres, sec, dur, pas le gars qui risque de venir à mon auberge.
— Il vient voir sa mère à Louviec ? demanda Matthieu.
— Penses-tu ! Non, c’est sa mère qui prend le car tous les mois pour déjeuner avec lui. Je pense qu’il lui verse une pension, quand même, car ses revenus se sont améliorés.
— Et tu vois quelqu’un à Louviec qui pourrait bien le connaître ? Intimement ?
— Pas un, vraiment pas un. Je t’ai dit, depuis qu’il a eu son bac, il a jamais remis les pieds au village.
— Bref, ce Robic, conclut Adamsberg, tu ne lui donnerais pas ta main à couper ?
— Pas un ongle, je te dis. C’est pas le tout, j’ai à vous faire déjeuner et j’ai encore des tas d’hommes à nourrir ce soir. Je vous laisse méditer entre vous sur cette pourriture.
— Ils seront partis, les tas d’hommes, Johan ! dit Adamsberg à voix forte car l’aubergiste avait entamé un chant dans sa cuisine.
— C’est du Lully, dit Veyrenc, qui venait d’entrer, suivi des autres lieutenants affamés.
Chacun s’attabla tandis qu’Adamsberg achevait de noter les informations recueillies par Mercadet, assez maigres mais significatives. Rien de suspect dans les mouvements et la comptabilité de l’entreprise de Robic. En revanche, son passé était plus trouble. Après son départ de Louviec, il avait dirigé un petit cercle de jeux assez modeste à Sète, près de Montpellier, mais au fil des ans, son train de vie avait alerté les autorités. On avait procédé à une enquête qui n’avait rien donné de probant, sauf l’arrestation de deux de ses employés pour trafic de drogue. Robic avait assuré ne rien en savoir mais la mention « suspect » avait été notée sur sa fiche, sans complément d’informations. Même chose à Los Angeles, qu’il avait rejoint peu de temps après avoir quitté Sète, où on l’avait retrouvé à la tête d’une entreprise de vente de voitures de luxe. Il avait été un temps soupçonné de trafic de voitures volées mais l’enquête avait été abandonnée faute de preuves.
— Si Robic a trafiqué à droite et à gauche, il sait couvrir ses traces, dit Matthieu en écoutant Mercadet. Ce qui ne nous dit pas qui, à Louviec, aurait assez d’empire sur un homme de cette trempe pour l’amener à obéir et faire commettre un meurtre. Et pourquoi le docteur ?
— Pourquoi ? Mais à cause de l’avantage qu’il tirait de sa disparition, expliqua Adamsberg. Ce nuage qui planait sur lui, cette menace larvée, il tenait l’occasion de l’éliminer en en faisant porter la responsabilité à un autre.
— Quelle menace ? demanda Berrond.
Adamsberg, carnet en main, résuma pour tous les agents ce que Johan lui avait appris sur le compte de Robic, rentré richissime des États-Unis grâce au legs d’un Américain – de nom Donald Jack Jameson, confirmé par Mercadet –, sur son assassinat immédiat – confirmé par Mercadet –, sur l’amitié qui s’était nouée entre le médecin et ce millionnaire, sur un séjour de Jaffré à Los Angeles – confirmé par Johan –, sur la certitude de Jameson qu’écrire ses dernières volontés portait malheur et qu’il ne s’y résoudrait jamais, conviction qu’il avait dite à son ami Jaffré, enfin sur la manière très explicite dont le médecin avait fait savoir à Robic qu’il avait très bien connu Jameson et que la rédaction d’un testament le surprenait beaucoup de sa part.
— Vert, il est devenu le Robic, dit Johan qui allait de la cuisine à son bar, « vert », c’est ce que m’a dit le docteur.
— Évidemment, dit Veyrenc en fronçant les sourcils, on comprend mieux qu’une demande de tuer le docteur ait pu séduire Robic.
— Mais ce testament, demanda Matthieu, méfiant, il a été contrôlé ?
— Évidemment. D’une part Robic était classé « suspect » par les flics de Los Angeles, d’autre part Jameson a été victime d’une agression mortelle dans la nuit, juste après que le testament en faveur de ce Robic fut posté. Le fameux cachet sacré de la poste faisant foi. Les flics américains sont pas plus cons que nous, ils ont aligné deux et deux. Mais non, le testament a été reconnu valable.
— Mais, insista Matthieu, si le doc et ce Jameson étaient devenus si liés, on peut imaginer que Jaffré a tenté de raisonner son ami.
— Et il l’a fait, confirma Johan. La superstition, c’était pas le truc du docteur.
— Si bien qu’au fil du temps, enchaîna Matthieu, le millionnaire a pu changer d’avis de son plein gré. Auquel cas, le mobile de Robic ne tient pas et cette histoire d’Américain n’a aucun intérêt.
— Bien sûr qu’elle en a ! cria presque Johan du seuil de sa cuisine. Si le docteur avait réussi à convaincre son ami, il aurait jamais dit que le testament était de l’arnaque ! Et de toute façon, pourquoi Donald aurait légué son fric à un « cousin de cousin », et pas à des bonnes œuvres par exemple ?
— Avant de s’énerver sur Robic, dit Adamsberg, je vais rendre visite à sa secrétaire. Rien ne nous dit que la lettre lui était destinée.
— Exactement, dit fermement Matthieu.