XXVII

Les deux hommes entrèrent à l’auberge sous la pluie et commandèrent du café bien chaud à Johan, qui essuyait ses verres au comptoir en les élevant vers la lumière pour s’assurer de leur propreté.

— C’est prévu, dit Johan.

Les six lieutenants avalaient en effet du café pour se réchauffer, et deux tasses attendaient déjà les commissaires.

Adamsberg fit déplacer l’équipe à la table la plus reculée de la salle.

— Tu veux être tranquille ? demanda Johan.

— Si possible, oui.

— Combien de temps ?

— Tu peux me donner une heure ?

— C’est comme si c’était fait, dit Johan.

L’aubergiste accrocha un écriteau à sa porte et ferma la serrure.

— Voilà, dit-il, l’auberge est à toi.

— Merci, Johan, dit Adamsberg en prenant place.

— Continue tes inventions, on t’écoute, dit Matthieu en se versant une pleine tasse de café.

— Pourquoi ses inventions ? demanda Retancourt, aussitôt sur la défensive.

— C’est lui-même qui me l’a dit : « Je ne sais pas, j’invente. »

— Je reprends à l’affaire du faux héritage, commença Adamsberg, en ignorant la légère ironie de Matthieu, qui ne le gênait en rien.

— Héritage qui peut être authentique, contra Matthieu.

— À mon idée, reprit Adamsberg sans s’attarder à l’interruption de son collègue, voici ce qui s’est passé, dans les grandes lignes. Tous les trafics et activités criminelles de Robic lui rapportent de l’argent mais pas assez à son goût. Les flics de Los Angeles commencent à rôder autour de son entreprise de vente de voitures et il sent que l’air américain devient malsain. Il doit partir. Non pas partir dans l’aisance mais partir en étant plus riche encore, très riche. C’est ainsi qu’il monte la formidable affaire de l’héritage. Cela fait déjà un moment que Robic médite un tel coup. Dès son arrivée à Los Angeles, il a monté un magasin de voitures de luxe, Jaguar, Porsche, Mercedes – cela, nous le savons –, précisément destiné à un cercle de privilégiés. En douze ans, grâce au caractère chaleureux, spontané et communicatif des Américains, prompts à se lier d’amitié en un seul jour – l’exemple du docteur Jaffré et de Donald Jameson en témoigne –, Robic, aidé par sa richesse, ses capacités de dominateur et d’imposteur, noue des relations de très bonne entente avec ses clients. Et c’est ainsi qu’il parvient à infiltrer le milieu de la haute société. Où les femmes arborent quantité de bijoux au cours des soirées, c’est-à-dire une mine potentielle à s’approprier pour la bande de Robic. Car aux États-Unis – contrairement à la France où c’est une marque de vulgarité – on ne cache pas sa fortune, on la proclame, on l’affiche, on l’exhibe.

— Si ton hypothèse est exacte, dit Veyrenc, Robic disposait d’un autre atout de grande importance : il était français. Or les Américains raffolent de la France, premier pays touristique du monde. Ils l’aiment pour son histoire, ses monuments, ses châteaux, sa gastronomie, ses vins, et cet engouement s’étend à ses habitants dont ils apprécient – à leur idée – la politesse, les « bonnes manières », le « bon goût », qu’il s’agisse de meubles anciens, de tableaux, et bien sûr d’habillement. Le fameux concept de l’« élégance française », surtout celle des femmes, règne toujours en maître là-bas. Ajoute à cela qu’ils trouvent l’accent français savoureux. Tous ces préjugés favorables ont dû beaucoup faciliter la tâche de Robic, et il est probable que Le Guillou l’accompagnait aux soirées huppées où il était convié.

— Pourquoi Le Guillou ?

— Parce qu’il était beau, Jean-Baptiste. De quoi attirer les femmes autour d’eux et les faire bavarder.

— Très juste, Louis. Robic a dû cultiver là-bas son « élégance française » et commander ses vêtements à Paris. Il lance donc son opération « héritage » avec le concours de Le Guillou, tout aussi apte que lui à ratisser les informations dont ils ont besoin. Leur cible doit répondre à des critères précis : il leur faut un homme célibataire, fils unique, parents décédés, sans frère ni sœur ni cousin familier, bref sans aucun proche à qui léguer sa fortune. Robic a déjà son idée et approfondit le cas de Donald Jameson, à qui il avait recommandé de visiter Combourg et Louviec, nous le savons par Johan. À son retour de France, Jameson, encore ébloui par le Mont-Saint-Michel, Paris, la tour Eiffel, Notre-Dame, les châteaux de la Loire et j’en passe, était venu remercier vivement Robic de son conseil. Le château de Combourg, le vieux village de Louviec et Saint-Malo l’avaient enthousiasmé. Le lien entre les deux hommes s’intensifie, et le nouvel « ami français » est plusieurs fois invité à dîner chez lui. Où Robic a pu constater que Jameson vivait seul, avec ses domestiques. Ces détails, je les invente…

— Et cela se sent, dit Matthieu.

— …mais ils ne sont pas loin de la vérité. Robic s’obstine sur Jameson car il possède une lettre de lui.

— Ah tiens, dit Matthieu.

— Oui, je le pense. Car un échantillon de l’écriture de la proie est indispensable au plan de Robic. Lettre écrite depuis la France pour, déjà, remercier Robic de ce détour par la Bretagne et lui raconter la suite de son passionnant voyage. Jameson est un expansif, un bavard, à ce que Johan en a vu lors de ce fameux dîner à l’auberge. Le Guillou détient peut-être quelques lettres de riches veuves éprises de lui, dont certaines, esseulées, qui pourraient faire l’affaire. Mais le surcroît d’informations sur Jameson les fait décidément le choisir comme leur future victime. Car presque chaque soir, Jameson sort et ne revient que tard dans la nuit. Cela, nous le saurons plus tard.

— Tes « inventions », c’est un film à suspense, dit Matthieu.

— Mais un film réaliste. Que j’aimerais que tu regardes jusqu’au bout. Une fois la décision prise, Robic – ou le gars de la bande le plus doué pour cela – s’entraîne longuement à imiter l’écriture de Jameson grâce à sa lettre. Il sait que Jameson est superstitieux au-delà du raisonnable et qu’il ne veut tester à aucun prix. On peut supposer que notre Américain, puisqu’il l’avait même dit au docteur Jaffré, ne s’en cache pas auprès de ses amis.

— Entendu, on suppose, dit Matthieu, dont nul des agents ne comprenait la raison d’être de ses soudains propos railleurs.

— Il est donc essentiel, poursuivit Adamsberg sur le même ton tranquille, de briser cet obstacle. Ce que va faire Robic en rédigeant un testament crédible, qui permette de comprendre ce legs inattendu et prématuré.

— Parce que tu connais le texte du testament ?

— Presque, et je vais te le dire.

— Très bien, je suis ton film à la perfection, dit Matthieu en redemandant du café à Johan. Un gars va donc écrire…

— Avec des gants.

— Avec des gants, sous la dictée de Robic en imitant parfaitement l’écriture de Jameson.

— Précisément. Ce qui est indispensable, c’est que ce testament soit posté avant l’heure de sa mort et avant l’heure de la dernière levée du courrier. Qui a lieu quand, Mercadet ?

Il s’écoula quelques minutes de silence pendant lesquelles chacun ruminait le scénario que leur exposait Adamsberg.

— Dix-huit heures trente, dit Mercadet. Même heure il y a quinze ans de cela.

Adamsberg adressa un signe d’approbation à son lieutenant.

— Et donc le jour du meurtre, le testament est prêt, daté et signé, ainsi que l’enveloppe avec l’adresse de son notaire qu’ils se sont procurée. Le texte débute par quelque chose comme : « Ma chiromancienne, dont les prédictions se sont toujours révélées sans faille, m’a mis en garde ce jour même contre la survenue imminente d’un péril mortel, d’une agression croit-elle entrevoir, et m’a enjoint de me doter dès que possible de la protection constante de quatre gardes du corps. Quatre, c’est le chiffre qui revenait sans cesse. Je les aurai dès demain au matin. Mais son inquiétude pour ma sûreté était si tangible que dans le cas malheureux où cette mesure ne suffirait pas à écarter le danger qu’elle redoute, je rédige ici mes dernières volontés. Je lègue l’ensemble de mes biens détenus en banque – comptes-dépôts, assurances vie et épargne – à mon très fidèle ami Pierre Eiffel, de son vrai nom Pierre Robic, sans doute mon seul ami loyal et désintéressé, né le…, domicilié à… »

— On se demande où tu vas pêcher tout cela, dit Matthieu.

— Dans la loi des probabilités, eu égard aux faits dont on dispose.

Adamsberg s’interrompit un instant pour évaluer la justesse de ce « eu égard », décida que l’expression était correcte et reprit son fil.

— Robic ne tient surtout pas à s’encombrer de biens immobiliers et mobiliers. Il lui fait donc léguer ses trois villas, ses voitures et son yacht à des bonnes œuvres.

— Il est exact, précisa Mercadet, que les documents officiels que j’ai consultés mentionnent que l’homme est fils unique, célibataire et sans enfant.

— Merci, lieutenant. Mais manque quelque chose de fondamental : les empreintes de Jameson sur le testament et l’enveloppe. Supposons…

— Oui, supposons encore et toujours, coupa de nouveau Matthieu.

— Supposons, car il existe d’autres moyens, que Robic attire son « ami » dans son magasin, vers dix-sept heures. Jameson, avec sa complaisance habituelle, vient au rendez-vous, seul au volant, comme toujours.

— Les riches aiment souvent conduire leur Jaguar eux-mêmes, dit Veyrenc. Puissance, pouvoir, on y revient toujours. Continue, Jean-Baptiste.

— Il est accueilli par Robic et Le Guillou et entre sans méfiance. Aussitôt dans la place, les gars de la bande lui sautent dessus, le bâillonnent et l’entraînent à l’étage, tandis que Robic ferme la porte à clef. Un de ses gars conduit la Jaguar dans le parc à voitures du magasin. Les autres se saisissent des mains de Jameson et apposent ses empreintes sur le document et l’enveloppe. Sitôt chose faite, un des associés, avec des gants, fonce poster le précieux courrier dans la boîte aux lettres la plus proche du domicile de leur victime. Avant sa mort. Reste à Robic et sa troupe à attendre plusieurs heures pour que le décès soit imputé à une agression nocturne. Tu as compris la ruse, Matthieu ?

— Bien sûr, j’en ai vu plein, des films.

— Il est clair, dit Adamsberg plus fermement, que le témoignage du docteur Jaffré ne te convainc pas du détournement de cet héritage.

— Son Jameson lui a confié que faire son testament portait malheur, d’accord, mais tu n’as rien de plus, rien de rien. Et c’était il y a longtemps de cela. Or, on l’a dit, l’homme a pu changer d’avis. Quant à Jaffré, emporté par son esprit scientifique, il a pu attribuer à cette confidence plus d’importance qu’elle n’en avait. Et le testament a été validé aux États-Unis.

— Je ne te suis pas, Matthieu. Le médecin était tout autant réputé pour ses compétences que pour ses capacités à percer avec justesse la nature de ses patients et à en tenir compte. S’il a accordé tant d’importance aux paroles de Jameson, au point de suivre l’enquête américaine, sois certain que c’est parce que ces mots n’avaient pas été dits à la légère. Et qu’il n’avait nullement réussi à ôter cette idée fixe de la tête de son ami.

— C’est frappé au coin du bon sens, dit Veyrenc.

— Continue donc ton film, dit Matthieu sans commenter la remarque d’Adamsberg.

— J’en ai bien l’intention. Ils ôtent à Jameson sa chevalière, sa chaînette en or, ses boutons de manchette, son épingle de cravate en diamants et l’argent de son portefeuille, en y laissant les papiers. Il est indispensable qu’on puisse l’identifier. Ils oublient classiquement la montre pour que, de façon très triviale mais qui a fait mille fois ses preuves, celle-ci se brise lors de la soi-disant agression. Si la banalité est très souvent plus payante que trop de sophistication, le mieux est également l’ennemi du bien, et ce détail fera tiquer les flics. Mais nous n’en sommes pas encore là. La troupe attend une heure du matin – heure supposée, Matthieu – pour commencer la mise en scène. Tout d’abord ils se servent un repas plantureux, qu’ils forcent Jameson à avaler afin de permettre au légiste de déterminer l’heure de la mort. À deux heures du matin, ils le bourrent de coups, sur le visage comme sur le corps, pour laisser des traces d’ecchymoses afin de simuler l’agression redoutée par la chiromancienne. Agression qui a mal fini – c’est le but bien sûr – puisque le Bourlingueur lui envoie une balle dans le crâne à deux heures trente. Puis ils cassent la montre.

— Je proposerais deux heures trente-deux, dit Matthieu en souriant.

— Rigole, Matthieu, rigole. Mais je peux te garantir que je suis à trois cheveux de la vérité. Il fait nuit noire, les rues sont vides, ils chargent Jameson dans sa propre Jaguar. Le conducteur et trois autres associés enfilent des gants. Tu suis toujours ?

— Je regarde le film.

Adamsberg ne questionna pas les autres membres de l’équipe, car il était clair, à leur mutisme et leurs regards attentifs fixés sur lui, qu’ils faisaient plus encore que suivre. Ils adhéraient, ils attendaient.

— Ils larguent le corps sur le bas-côté d’une petite route, en direction de son domicile, pas loin d’un casino qu’il fréquente. Ne reste plus qu’à aller dormir du sommeil du juste. Au matin, on trouve le cadavre du millionnaire, et la police de Los Angeles identifie Donald Jack Jameson. Sa mort est attribuée à une attaque crapuleuse. Et le jour suivant, le notaire reçoit les dernières volontés de la victime, datées d’avant la mort, à environ huit heures de différence.

— Bonne histoire, reprit Matthieu, mais tu ne fais que spéculer et tu le sais.

— Je le sais et je revendique sa fiabilité.

— Moi, je la trouve très bien, cette histoire, dit Johan, qui s’était installé depuis un moment auprès d’eux.

— Attends, on n’a pas vu la fin du film.

Josselin frappa à cet instant, en quête de pain pour son dîner. Catherine avait oublié d’en acheter.

— C’est Josselin, dit Johan. J’ouvre ?

Adamsberg acquiesça.

— Je dérange ? demanda Josselin de sa voix bien posée.

— Ça, faut que vous voyiez avec les policiers, dit Johan. Le commissaire est en train de nous raconter une histoire.

— Sur ?

— Sur ce salaud de Robic.

— Histoire qui n’a rien de secret puisque je l’invente en partie, dit Adamsberg. Installez-vous, Josselin.

Johan servit une tournée de chouchen et Berrond lui demanda s’il n’aurait pas un peu de saucisson à se mettre sous la dent, il était déjà dix-neuf heures vingt et il crevait de faim. Dix minutes plus tard, Johan posait entre eux un plat conséquent de mini-crêpes, une de ses spécialités, ce qui ravit Berrond.

— Je vais préparer votre dîner, dit-il, mais je voudrais voir la fin du film.

— Vous en étiez où, avec ce Robic ? demanda Josselin.

— On écoutait Adamsberg nous raconter le film de sa vie, dit Matthieu. Pour le moment, on a eu toute son histoire aux États-Unis et le déroulement de son coup de l’héritage, exactement comme s’il y avait assisté minute par minute, et on attend la suite.

Adamsberg avala une crêpe avec un vague sourire.

— Ne me fais pas passer pour un bonimenteur, dit-il, insensible aux flèches de son collègue.

Il lui jeta un bref coup d’œil et haussa les épaules. Il soupçonnait Matthieu de ne pas avoir intimement accepté, inconsciemment, qu’il fût en charge de l’enquête à sa place. Le critiquer, parfois, lui permettait de reprendre la main, de minorer les capacités du commissaire.

— J’invente, c’est vrai, mais je m’oriente, je choisis, je trie. Je reconstitue.

— Et ne prenez pas les « films » d’Adamsberg à la légère, dit soudain Veyrenc sans du tout sourire. Nous en avons vu beaucoup, nous autres, et qui se sont révélés parfaitement exacts.

— Il a tué le millionnaire, n’est-ce pas ? dit Josselin calmement. Après avoir écrit un faux testament ? Posté avant l’assassinat ?

— Exactement, Josselin, dit Adamsberg. J’en étais là. Et donc, quelques jours plus tard, Robic est convoqué par le notaire. Notaire très surpris de recevoir le testament de Jameson, rédigé si peu de temps avant son décès. Sacrée coïncidence, pas vrai ? « Il était extrêmement superstitieux, lui explique Robic, il m’a appelé sitôt après avoir vu sa voyante, il était affolé. » Le notaire, bien que véreux, se renseigne sur les liens qui l’attachaient à Jameson. Robic exagère leur amitié, tout en se disant que ce vieux con de notaire n’a pas à faire une enquête mais simplement son boulot. Qu’il finit par faire. Au bout du compte, mais cela exigera des formalités et du temps, toutes les valeurs que possédait Jameson à la banque sont peu à peu versées sur le compte de Robic en France. Il règle par avance et très largement le notaire corrompu pour s’assurer de son silence. Il rétribue de même ses associés, mais moins que ce qu’ils espéraient, Robic conservant 50 % du futur butin, pourcentage classique chez les chefs de bande, en tant que créateur et organisateur du projet. « C’est tout ? dit l’un, c’est tout ce que le type avait comme galette ? » Robic lui rappelle qu’il y avait les villas, les bagnoles, le yacht, auxquels ils n’ont pas touché. « Vous étiez six sur ce coup, ça vous fait – supposons – un million et demi chacun. Depuis qu’on bosse ensemble, vous avez déjà touché une somme pareille ? » Certains des hommes en conviennent, mais pas tous, et le tueur râle encore plus. Il a tué, il veut le double, c’est la règle. « Pas question, dit Robic, on est à égalité, il n’y a tes empreintes nulle part, tu ne risques rien de plus que les autres. » « Égalité, tu parles, c’est toi qui boufferas la grosse part. » « Normal, dit Robic en posant son doigt sur son front, pas un de vous n’aurait imaginé monter un coup pareil. Sans mes idées, vous ne seriez que des petits braqueurs à la manque. » « Et sans nous, tu ne pourrais rien faire. » « Que si. Des gars comme vous, j’en trouve autant que je veux. » J’imagine ce genre de scène. Bien entendu, Robic a bien l’intention de filer en France dès que le transfert du fric sera achevé, avec un certain nombre de ses associés loyaux et en laissant choir les contestataires. Seul le Bourlingueur a flairé le vent du départ et a quitté la bande sitôt son argent en poche. Enfin, trois mois après la visite chez le notaire, tout est « en règle » pour Robic, ses complices payés et sa boîte vendue. Mais le vieux notaire apprend par la presse qu’un détail gêne les flics de Los Angeles : le fait que les agresseurs, qui ont entièrement dépouillé leur victime, aient « oublié » de lui prendre sa montre en or cerclée de diamants, qui est opportunément brisée comme si l’on avait désiré que l’heure du crime soit incontestable. Une précaution de trop, une bourde à vrai dire car, n’est-ce pas, Josselin, « l’excès est insignifiant ». Néanmoins, le rapport du légiste doit probablement concorder à peu de temps près avec l’heure de la montre – que nous ne connaissons pas – et l’enquête est finalement classée. Muni de ce petit élément signifiant, si notre notaire tâte du chantage, dès lors, son sort sera scellé. Il trouvera alors la mort à bord de son jet privé, préalablement saboté bien entendu, ou de son yacht, ou d’une autre manière accidentelle. Je pencherais pour le jet, Mercadet nous trouvera cela : s’il est mort, et si oui, quand et comment. Et très vite, Robic s’envole pour la France avec une partie de sa bande et son précieux dossier notarié sous le bras, direction Louviec. Où il se heurtera au tueur Jean Armez, dit le Bourlingueur, revenu l’attendre au village depuis plusieurs mois, et qui persiste à réclamer une part plus conséquente. Les choses se gâtent. Et se règlent vite fait de la manière que vous savez.

— Ce serait cette crapule qui l’aurait liquidé ? dit Johan.

— N’oublie pas qu’Armez était aussi une crapule. Il a flingué Jameson.

— Dans ton film, insista Matthieu. Il y a des heures de cela, je te demandais quel intérêt aurait eu Robic à accepter de faire tuer le docteur en imitant la technique du tueur de Louviec.

— Cela fait la troisième fois à présent que je te donne la seule et unique réponse qui l’explique et que tu ne veux pas entendre : parce que Robic redoutait l’incrédulité du médecin, que tu le veuilles ou non, et le ressentait comme une menace. Ce que nous a révélé Johan est très clair. La mort du docteur l’arrangeait parfaitement, d’autant qu’elle serait mise sur les épaules d’un autre. Je ne le répéterai pas une fois de plus, je crois que tout le monde a compris.

— Pardon, dit Mercadet, mais oui, il y a bien eu un visa d’entrée en France pour Donald Jack Jameson il y a vingt et un ans.

— Vous voyez que Johan dit vrai à propos de ce Donald, dit Adamsberg. Pour un peu, Mercadet serait capable de nous donner l’heure à laquelle il s’est senti mal.

— Et toi aussi, dit Matthieu.

— Considérez donc, intervint Veyrenc en fixant Matthieu droit dans les yeux, que les « films » d’Adamsberg sont dignes d’être entendus.

— Je maintiens simplement, intervint paisiblement Adamsberg, qui sentait monter la querelle entre Veyrenc et Matthieu, que mes inventions ne sont pas que des élucubrations. Selon Johan, quelques années plus tard, le docteur se rend à Los Angeles pour des retrouvailles émouvantes. Chez Jameson.

— Le docteur y est parti deux ans et quatre mois après le séjour de Jameson en France, pour trois semaines et trois jours, dit Mercadet.

Veyrenc lança un nouveau regard à Matthieu, qui détourna la tête pour ne pas l’affronter.

— Et en presque un mois sous le même toit, les deux hommes deviennent réellement très bons amis. Et je reviens à notre salopard de Robic.

— Il me plaît à moi, ce film, dit Johan, c’est vivant, il y a des rebondissements.

— Ce n’est pas la vraie histoire, rectifia une nouvelle fois Matthieu. Nous sommes des flics, on n’a pas besoin d’histoire, mais de faits et de preuves.

— Ou de très lourdes présomptions, corrigea Adamsberg. Un millionnaire qui ne veut pas tester mais qui laisse tout son fric à une crapule, et qui meurt quelques heures après, un retour en vitesse après ce coup, un notaire probablement véreux qui a contrôlé l’acte…

— Pardon, coupa à nouveau Mercadet en levant le nez de son écran, le notaire de L.A. qui a réglé la succession de Jameson, maître Richard Martin Cartney, est décédé dans un accident d’avion, très peu de temps avant le départ de Robic. L’appareil, un petit jet personnel dont il se servait souvent, a explosé en vol et s’est écrasé en torche, la boîte noire était inutilisable.

— Merci, Mercadet, dit Adamsberg, pendant que Veyrenc lançait un nouveau coup d’œil impérieux à Matthieu. J’ajoute à ces éléments un gars de l’équipe, dit le Bourlingueur, qui se fait assassiner à Louviec dix jours après le retour de Robic. Ce ne sont pas des présomptions lourdes, tout cela ? Très lourdes ?

— Écrasantes, dit Johan. Et on veut la suite du film, insista-t-il.

— Une fois revenu en Bretagne, continua imperturbablement Adamsberg, Robic a besoin d’un peu de temps pour constituer son réseau d’anciens et nouveaux associés et se préparer. Il a l’intention de monter une nouvelle boîte comme couverture, comme à son habitude, et de poursuivre ses activités parallèles à l’abri de ce paravent. Mais à Louviec l’attendent trois écueils : la suspicion générale face à son héritage miracle…

— Mais légalement reconnu, coupa Matthieu, obstiné.

— Cessez donc, bon sang ! s’énerva Veyrenc, dont le visage avait perdu son habituelle impassibilité de buste romain. Bien sûr qu’il paraissait « légal » puisqu’ils ont contrefait l’écriture de Jameson !

— Légalement reconnu par un notaire pourri, insista Adamsberg. Dans le film, Matthieu, mais notaire qui se fera assassiner.

— Il a été conclu à l’accident, Mercadet vient de nous le dire.

— Et je n’en crois rien, tu m’entends ? Car c’est un « accident » de trop. Comme la montre brisée était un indice de trop. Je reprends. À Combourg, second écueil quand Robic croise le docteur Jaffré qui lui fait nettement part de son scepticisme.

— En ce cas, dit Matthieu, pourquoi ne pas se débarrasser de Jaffré ?

— Parce que Robic ne fait pas tuer sans nécessité. L’homme est avisé, prudent, inémotif, réfléchi. Il se doute que le médecin possède une information venue de Jameson, mais que peut-il en faire ? Rien. Comme tu ne cesses de le répéter, Matthieu, le testament existe bel et bien, en apparente bonne et due forme. Jaffré s’est donc contenté de tourmenter délicatement Robic par cette souterraine menace. Enfin, à Louviec, troisième écueil : Jean Armez, dont on a dit qu’il sera abattu et cette fois par Robic en personne. Car aucun comparse de la bande n’accepterait d’éliminer un des leurs.

— Tout se tient, tout s’emboîte, approuva vigoureusement Retancourt.

— Et l’on arrive au terme, conclut Adamsberg. Robic, à la réception de la lettre de notre tueur, met rapidement sur pied l’assassinat du docteur. Il n’a qu’à piocher parmi ses hommes pour choisir l’exécuteur le plus adéquat.

— Et il en a, des hommes, dit Chateaubriand. Dix sur la région.

Adamsberg le considéra avec surprise.

— Comment savez-vous cela ?

— Vous oubliez, commissaire, dit Josselin en souriant, que je suis dans les meilleurs termes avec le fantôme de Combourg, qui peut se glisser partout, y compris à travers les murs. En réalité, depuis mon retour ici, je n’ai cessé d’avoir ce type à l’œil.

— Mais pourquoi ?

— Ça vous irait de dîner maintenant ? demanda Johan. Il va être vingt heures trente.

Chacun approuva et Johan se mit en action.

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