XXXIX

— Il nous reste quatre hommes à identifier, dit Mercadet, une fois le dessert fini, afin qu’on puisse localiser leurs domiciles. Selon leurs pseudonymes, il s’agit du « Lanceur », du « Poète », du « Ventru » et du chauffeur muet. Ce soir, j’ai pu les filmer et les enregistrer par moments. Et j’ai classé mes images selon chacun des quatre hommes.

— Excellent, lieutenant, dit Adamsberg.

— Commençons par le chauffeur, dit Josselin, car il y avait au lycée un élève qui était muet. Cette infirmité ne le rendait pas aimable – et comme je le comprends –, il grondait au lieu de parler. Il avait en outre une tête trop grosse pour son corps et des bras très courts. Des cheveux châtains, des yeux bleus et tristes. Montrez-moi la photo de classe et son allure actuelle.

Mercadet fit défiler un fragment de film où l’on voyait le Muet s’exprimer par signes et expressions.

— C’est ce garçon-là, dit Josselin après un examen assez court, pointant son doigt sur la photo de classe. Je me souviens qu’il s’appelait Claude, mais je ne me rappelle plus son nom de famille.

— Claude Berthou, dit Mercadet.

— C’est bien cela.

— Je cherche son adresse.

— Il les a décidément tous recrutés dans son lycée.

— Puissance du passé, confiance de jeunesse, dit Adamsberg.

— De qui sors-tu cette nouvelle citation ? demanda Veyrenc.

— Louis, tu sais très bien que je ne suis pas capable de citer un auteur. Elle est de moi.

— Eh bien, elle est bonne. Je la retiens aussi.

— Le « Lanceur », dit Josselin à voix basse. Il y avait un gars qu’on appelait déjà ainsi au lycée. Il n’était pas dans ma classe, mais dans l’équipe sportive interclasses, comme le gardien de but, Karl Grossman. C’était le meilleur buteur de nous tous. Attendez que je me souvienne. Très brun, la peau creusée par l’acné, les cheveux hérissés sur la tête, un nez épaté. Montrez-moi le film, lieutenant.

— Sympathique ?

— Du tout. Mais très causeur, très ramenard.

Josselin accorda un temps plus long à l’examen du film, allant et venant de la photo de l’équipe sportive aux images du film, et finit par désigner un grand garçon brun aux cheveux en brosse, au visage couvert d’acné.

— Au fond, il n’a pas tellement changé, dit-il en pointant le jeune homme, double menton mis à part. Et ses boutons ont laissé des cicatrices bien visibles à l’âge adulte.

— Alors ce serait Germain Cléach, dit Mercadet.

— C’est lui, dit Josselin.

— On continue ? demanda Mercadet.

— Mais certainement. Au fond, c’est un jeu assez distrayant.

— Voici sans doute le « Ventru », dit Mercadet, en faisant défiler les quelques images du soir.

— Par veine, lieutenant, votre film le montre légèrement souriant, narquois plutôt. Et il a les dents du bonheur. Vous voyez ? Cet espace entre les deux incisives du haut ? Et de grandes oreilles décollées. C’est lui, dit-il en revenant à la photo de classe. Déjà grassouillet, comme vous pouvez le voir. Mais son nom m’échappe.

— Félix Hénaff, dit Mercadet.

— Oui, je me le rappelle maintenant.

— Je pense que ce sera le seul qu’on a une chance de faire parler, dit Adamsberg. Après les insultes justifiées de Le Guillou contre Robic, quelque chose a vacillé dans ses yeux. Il n’y était plus, il n’en voulait plus.

— Ça ne m’étonnerait pas, dit Josselin. Il suivait Robic comme les autres, mais il était déterminé en même temps que timoré. Nuancé, dirais-je.

— N’en reste qu’un, dit Mercadet. Le « Poète ».

— Le « Poète » ? répéta Josselin. Celui-là, pourriez-vous me le montrer mais aussi me faire entendre sa voix ?

— C’est très court. Il parle, mais assez bas, au « Lanceur », qui était à ses côtés durant l’arrestation de la troupe.

Josselin examina sur le film un rouquin aux cheveux mi-gris, et redoubla d’attention pour saisir quelques mots de la voix légère et bien posée du « Poète » : … avais dit que… une idée de con… pas forcément au courant… Josselin sourit et tapota la photo de classe.

— On ne le croirait pas à sa voix – il tenait la partition ténor dans notre petite formation musicale – mais c’était un dur à cuire. Roux, plutôt bien fait, belle gueule, mais qu’il ne fallait surtout pas contrarier. Robin… Robin comment ?

— Robin Corcuff.

— Nous y sommes. On les a tous à présent, non ?

— On tient les dix associés, dit Mercadet avec l’expression soulagée d’un homme victorieux. Ça va nous faire quatre perquisitions en plus, sans compter chez Robic et Le Guillou. Six.

— On a les hommes qu’il faut, dit Matthieu.

— Demain, écrivit Adamsberg pour Mattieu, lors de l’interrogatoire de Robic, allusion au rapt, mais sans question insistante puisqu’« On » l’a effacé des chefs d’accusation. Il doit y croire.

Matthieu hocha la tête en lisant le message.

— Je propose, dit-il à voix basse, de commencer à interroger ceux qui sont susceptibles de flancher, avant de s’attaquer aux chefs, Robic et Le Guillou, qui ne diront pas un mot.

— Si, dit Adamsberg, on a de bonnes chances pour que Le Guillou, en rage contre Robic, en lâche un bon bout. À interroger. Tous les deux.

— Donc six dans la journée de demain. Mais avant, on procède aux perquisitions, avec toute l’équipe et les gardes au complet, puis interrogatoires dans la foulée, à mesure de la découverte des coffres. Je garde Berrond et Verdun avec moi pour les fouilles et j’affecte des hommes expérimentés pour les interrogatoires. Pour le Muet, on trouvera un interprète particulier.

— Je vous envoie les adresses des quatre hommes, dit Mercadet, qui tombait soudain de sommeil et demanda à Johan s’il pourrait avoir un nouveau cordial demain.

— Non, dit fermement Johan. Pas tous les jours. Vous ne participerez qu’à la moitié des perquisitions et voilà tout.

Adamsberg restait dormir une nuit de plus chez Johan avant qu’on ait pris une décision sur ce point, et retint Matthieu par la manche sur le pas de la porte.

— Deux choses, Matthieu. Après l’interrogatoire de demain, on va laisser la bride sur le cou à Robic, sans surveillance policière apparente pendant deux jours, le temps qu’il se figure qu’il est effectivement libre. Je pense qu’il a l’intention de paraître filer doux durant quelques jours, mais qu’il est décidé à quitter le territoire dès que possible. Par Sète par exemple, où il connaît encore du monde. À Combourg aussi. Un peu de temps lui sera nécessaire pour qu’il prenne ses dispositions. Quand on nous demandera au ministère pourquoi Robic n’est plus en cellule, on expliquera qu’on s’en sert comme appât pour pincer les derniers de la bande. Ça te paraît plausible ?

— Très.

— Je vais m’occuper d’alerter tous les postes frontières. Je t’appelle demain dès que j’ai interrogé la petite.

— Et la deuxième chose ?

— Quelle deuxième chose ?

— Tu voulais m’entretenir de deux choses.

— Ah. J’oubliais. Qu’est-ce que c’est au juste, du « carbone végétal activé » ?

— Grosso modo, du charbon de bois purifié, qui absorbe les toxines. Tu crois que c’est le moment de t’occuper de médecine ?

— J’aime bien comprendre.


Matthieu secoua la tête en souriant, et Adamsberg réintégra l’auberge, volets fermés et toujours protégé par les gardes aux boucliers, bien que Robic fût provisoirement sous clef. Il rédigea un message d’alerte, accompagné d’une photo de Pierre Robic, à tous les commissariats, gendarmeries et postes frontières du pays, en insistant particulièrement auprès du capitaine du port de Sète, où la surveillance devait être accrue pour tous ceux embarquant à bord d’un quelconque bateau, de commerce, de pêche ou de plaisance. Puis il partit s’allonger sans fermer les yeux, attentif aux moindres nouveaux mouvements de sa bulle, qui s’était montrée conciliante mais peu claire.

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