XIII

Adamsberg se hâta de prévenir Noël, Retancourt et Veyrenc qu’ils avaient les deux complices de Sim aux fesses, ici même, à Louviec, leur ordonna de préparer leur arme et de se tenir sur leurs gardes. Matthieu fit de même avec ses hommes, accompagnant ses messages des portraits des deux associés. De Noël et de Veyrenc, Adamsberg reçut aussitôt la réponse « Compris », mais Retancourt, elle, ne réagit pas.

— Merde, bon Dieu, qu’est-ce qu’elle fout ? s’énerva Adamsberg.

C’était la première fois que Matthieu voyait son collègue perdre un peu de son calme, un fait rare, à ce que propageait la rumeur. Il y tenait vraiment, à cette Retancourt, dont l’abord, pourtant, n’était pas des plus engageants.

— Elle doit être empêtrée avec une femme qui lui montre la photo de son chat.

— Non, Matthieu, non. Retancourt n’est jamais empêtrée, dit Adamsberg en se levant et laissant un billet sur la table. L’arrestation de Sim l’anguille, ils vont me la faire payer très cher. Et cela ne nous sert à rien de foncer les arrêter à leurs domiciles. Ils n’y sont sûrement plus. Longevin a dû me reconnaître et lancer l’alerte.

Adamsberg marqua une pause, cherchant le meilleur défilé par où se glisser.

— Toute notre équipe est sur la mission puces, dit-il. Mais tu as deux autres hommes tout près d’ici à l’internat. Combien de temps pour qu’ils en reviennent ?

— En roulant vite, quatre à cinq minutes.

— Demande-leur tout de suite de filer voir si une voiture a été vue devant chez Desmond ou Longevin, et laquelle.

— Et s’ils sont chez eux ? C’est encore possible.

— À mon avis non, Matthieu. Que Retancourt ne réponde pas est très mauvais signe. Ils sont déjà en chasse.

— Et comment auraient-ils localisé Retancourt ?

— Ils l’ont suivie, c’est leur bête noire. Ce matin, elle devait opérer ses visites dans ces rues-là, dit Adamsberg en étalant une carte froissée sur la table. Celles en vert. Tu les connais ?

— Très bien. On va emprunter son itinéraire. À l’heure qu’il est, elle est sans doute déjà loin, sur la route du Maillant. Déserte.

— Pas le temps d’attendre les autres, chaque minute compte. Si on les rejoint, on ne sera que tous les deux pour les affronter, ça te va ?

Matthieu hocha résolument la tête.


— Tu as ton matériel ? demanda Desmond en accélérant sur la route du Maillant.

— Oui, Roger.

— Quand j’aurai bloqué le vélo de cette sale flic qui nous a bousillé trois gars, qui a osé enfoncer le canon de son arme dans le cou de Sim, on s’éjecte tous les deux. Je répète : un, tu flanques le vélo et la bonne femme par terre et tu colles l’adhésif, deux, tu lui balances un coup de crosse sur le crâne, trois, tu lui fous les menottes et je lui colle les bracelets aux chevilles. Quatre, j’ouvre le hayon et on enfourne la masse à l’arrière de la camionnette.

— T’énerve pas, je sais tout cela. Elle est là-bas ! cria-t-il. À soixante mètres !

La camionnette doubla le vélo, braqua en travers de la route et Retancourt mettait la main à son arme quand un violent coup de pied au ventre la fit tomber au sol. Elle vit son arme jetée au loin et aussitôt, ses lèvres étaient clouées par un adhésif. Elle se redressa et projeta ses pieds dans le torse de Longevin, qui s’effondra à son côté en vacillant.

— Coup de crosse, Desmond !

Le choc fit retomber Retancourt qui se releva d’un bond, prête au combat.

— Deuxième coup de crosse, Longevin, cette bonne femme est un monstre !

Retancourt reprit très vite pleine conscience, pieds et poings menottés. Elle prenait toute la place à l’arrière du véhicule et les deux hommes s’étaient assis devant. Le fourgon roulait vers on ne savait où en tournant sans cesse, certainement pour faire perdre sa piste.


Le téléphone bipa et Adamsberg se jeta dessus. Retancourt, enfin. Mais ce n’était pas Retancourt. Juste un court message qu’il montra, les dents serrées, à son collègue : Tu vas voir comme on se marre quand on perd un compagnon.

— Trop tard, dit-il d’une voix défaite en serrant le poing. Ils ne sont plus au nid et ils ont Retancourt.

— Rapport de Noblet, un de mes hommes, dit Matthieu : les voisins ont remarqué une nouvelle voiture devant chez Desmond ce matin.

— Nom de Dieu, ils ont Retancourt, ils ont Retancourt, répétait Adamsberg d’une voix rauque.

— On va les rejoindre, répondit sourdement Matthieu. Monte, on file plein gaz vers la route du Maillant. Que penses-tu qu’ils vont faire ? dit-il en claquant la portière. La prendre en otage en échange de toi ?

— Non, la faire souffrir un bon coup et la tuer. Histoire de bien montrer qu’ils ne blaguent pas. Moi, ils m’auront plus tard et me monnaieront contre Sim. Ce sont des vicieux, des sadiques, pas des stratèges, n’aie pas de doute là-dessus. Décris-moi la bagnole.

— Une vieille camionnette couleur bleu vif, immatriculation finissant par GA76.

— Envoie la description à toutes les gendarmeries et tous les commissariats des environs et les portraits de ces ordures. Signal d’urgence.

Adamsberg accéléra encore, faisant trembler la carrosserie.

— Précise le point d’où ils sont partis, dit-il.

— C’est fait.

— Demande que les flics de Combourg posent des barrages sur toutes les routes qui sortent de Louviec.

— C’est fait.


Pendant qu’Adamsberg et Matthieu traversaient le village en trombe, Noël, Veyrenc, Mercadet, Berrond et Verdun, condamnés à l’attente, achevèrent leur expédition puces, le ventre serré. Ils savaient qu’ils avaient perdu Retancourt et que cette bande n’allait pas lui faire de cadeau, ni à elle, ni à Adamsberg. Assis sur une pierre de granit, Mercadet terminait sombrement de classer sa liste et de parfaire son plan des maisons rouges, puis s’endormit sur ses bras, calé sur la pierre.

— On résume la mission puces ? demanda gauchement Verdun dans un silence de plomb.

— Plus tard, dit Berrond. Quand elle sera avec nous.

— Si elle revient, murmura Noël, résumant la pensée de chacun.

— Vous oubliez une chose, Noël, dit Veyrenc avec fermeté. Il s’agit de Retancourt, pas de vous ou de moi ou de qui que ce soit.

— Elle n’est pas un surhomme malgré tout, dit Verdun. Bâillonnée, ligotée au fond d’une bagnole – il n’osa pas dire « tuée » – avec deux salopards armés, elle ne peut pas décrocher la lune non plus.


Un peu avant la fin de la route du Maillant, les deux commissaires découvrirent la bicyclette de Retancourt, jetée sur le bas-côté.

— Pas de sang, dit Adamsberg, seulement des traces de lutte. Elle en a projeté un au sol, ici. Ils ont dû avoir bien du mal à la maîtriser avant de réussir à l’embarquer. Le temps qu’ils y parviennent, qu’ils démarrent et m’envoient le message, ils ont bien un quart d’heure d’avance sur nous. On les suit à fond de train.

— Mais par où ? dit Matthieu. Dans trente mètres, on quitte la voie unique et il y a trois embranchements. Comment savoir lequel ils ont pris ?

— Renseigne-toi sur les barrages, qu’on sache s’ils ont déjà été posés.


Mais il était trop tôt pour que la police de Combourg ait eu le temps d’installer quoi que ce soit et les deux hommes sillonnaient les routes au hasard, allant, revenant, changeant de direction, muets.

— Je ne vois pas de barrages, dit sombrement Adamsberg.

— Les flics ont dû anticiper leur avance et les ont placés plus loin.

— Les routes sont nombreuses, murmura Adamsberg, et il leur faut faire venir des hommes en surnombre depuis Dol, Saint-Malo ou je ne sais d’où. Ça prend du temps, trop de temps.

— Rentrons, dit Matthieu. Cela fait une heure qu’on bat la campagne pour rien. Et ils ont pu faire un échange de voiture en route.

Adamsberg hocha la tête et fit demi-tour vers Louviec. Il était plus de deux heures quand Johan leur ouvrit la porte de l’auberge et comprit à leur mine grise que quelque chose déraillait.

— Un meurtre ? demanda-t-il d’une voix sourde.

— Non, Johan, dit Matthieu. Retancourt. Kidnappée par deux crapules. Ou tuée.

— Néant, dit Adamsberg en s’asseyant lourdement à une table, sans quitter du regard son téléphone. Envolés.

Évoluant dans le silence, Johan fit remarquer que l’heure du déjeuner était largement passée et qu’il serait sage qu’ils s’alimentent.

— Pardon, mais je n’ai pas faim, Johan, dit Adamsberg, coupant court à l’exposé détaillé que le maître des lieux allait leur chuchoter pour présenter le repas.

Les autres agents, tous revenus de leur mission puces, acquiescèrent, y compris Mercadet dont l’inquiétude avait au contraire aiguisé l’appétit.

— Et moi je le répète, dit Veyrenc, se levant et frappant du plat de la main sur la table. Ils n’ont pas attrapé n’importe quel oiseau, mais Retancourt. Cependant ils ne le savent pas, et cette ignorance les perdra.

— Et pourquoi pas ? dit Berrond, qui réalisait à l’occasion de cet éclat ce que les traits du visage du lieutenant Veyrenc, à la fois incertains mais quelque peu impériaux, pouvaient bien lui rappeler : un buste romain abrité dans une niche de la mairie de Louviec.


Comme un animal soudain obéissant, le téléphone d’Adamsberg sonna à quatorze heures trente et le commissaire se précipita. Puis il exulta et lut le message à haute voix :

— Affaire classée. J’ai deux types au sol et désarmés. Grouillez-vous tout de même. Départementale Saint-Aubin-Combourg, lieu-dit « La Pierre levée ».

Une brusque agitation fit place à la désolante apathie qui avait précédé.

— Vous l’aviez dit, lieutenant, vous l’aviez dit, cria Johan à l’intention de Veyrenc, qui enfilait sa veste en souriant.

— C’était tout simplement certain, Johan, dit-il.

— Matthieu, lança Adamsberg, préviens les gars de Combourg qu’ils trouveront leurs paquets tout ficelés à La Pierre levée.

— C’est fait, répéta Matthieu avec un éclair d’amusement dans les yeux et en récupérant sa casquette au passage.


Sirènes hurlantes, les policiers parvinrent rapidement sur les lieux, où le spectacle les stupéfia : deux hommes qui se tortillaient au sol tandis qu’une femme aux proportions inusuelles les tenait en joue, calmement adossée à une fourgonnette, avec quatre armes à ses pieds. Adamsberg leur exposa la situation, le photographe prit des clichés de la scène et les flics embarquèrent les agresseurs, hurlant les pires insultes, menaces et obscénités à l’adresse de Retancourt, qui y demeurait aussi insensible que le menhir dressé en bord de route.

Trois bons quarts d’heure plus tard, Adamsberg et Veyrenc repassaient la porte de l’auberge, le commissaire étreignant Retancourt par l’épaule, le visage radieux. Tous les agents s’étaient levés et acclamaient la revenante. Johan sollicita même le droit de lui faire une bise, en lui glissant : « On a eu tellement peur pour vous. » Puis il se hâta d’aller donner ses ordres en cuisine, que cette fois nul ne contredit. Il était plus de quinze heures et la faim leur était revenue. Johan se hâta, voulant, tout comme les autres, entendre le récit de cette femme et revint au plus vite s’asseoir à la table.

— Pas de quoi en faire un cirque non plus, dit Retancourt en souriant, face à tous les regards vissés sur elle. C’était du boulot facile.

— L’attaque ? demanda Matthieu.

— En haut de la route du Maillant, ils m’ont jetée au sol avec ma bécane et désarmée. Un des gars m’a cloué le bec avec un adhésif et m’a sonné le crâne avec sa crosse. Restaient les chevilles et je leur balançais tellement de coups de pied qu’à eux deux ils n’arrivaient pas à m’embarquer dans leur camionnette. Des vrais nuls. Ils m’ont tout bonnement assommée d’un second coup de crosse – celui-là, je l’ai senti passer –, menotté les chevilles et jetée à l’arrière de la voiture, et en route. L’effet des coups n’a pas duré longtemps, je les entendais parler à l’avant, tout à fait sûrs d’eux et ravis de leur réussite. À vrai dire ils ne parlaient pas, ils criaient. Obligés, la vieille camionnette bringuebalait et faisait un boucan du diable. Ça m’arrangeait pour mon plan, simple comme bonjour. Le chauffeur avait enfoncé son flingue entre les deux sièges avant. J’ai joué l’inconscience un bon moment pour qu’ils ne s’occupent plus de moi, mais il me fallait faire vite tout de même car ils détaillaient leur carte pour repérer, à une trentaine de kilomètres de là, le puits abandonné où ils comptaient me larguer après m’avoir massacré la tête. Ils examinaient les meilleurs chemins forestiers pour y parvenir et pour éviter d’éventuels barrages. J’ai entortillé la chaîne des menottes autour de celle de mes chevilles, je l’ai serrée à fond et j’ai tiré. Clac. Pareil pour les pieds. J’ai glissé et bloqué la chaîne sous la manivelle de la fenêtre, puis j’ai tourné et clac.

— Comment cela, « clac » ? demanda le lieutenant Berrond.

— Clac, les chaînes ont cassé.

— Mais il s’agissait de menottes ordinaires ?

— Sûr que c’étaient pas des jouets. Ensuite, ce ne fut pas sorcier. Attraper l’arme du chauffeur entre les banquettes, lui coller le canon dans la nuque, récupérer leurs trois flingues, garer et faire descendre tout le monde en maintenant mon bras sous le cou du chauffeur et l’arme sur sa nuque. Je dois dire qu’il s’étranglait un peu tandis que son copain se tenait encore les côtes. Mais pas de chance, ce type avait une seconde arme dans son froc, il a dégainé, j’ai dû tirer. Vous avez vu, commissaire, je n’ai pas fait de dégâts, j’ai visé le gras de la cuisse en évitant l’artère et il est tombé au sol. L’autre se débattait autant qu’il pouvait et risquait d’échapper à ma clef de bras. Il m’a fallu leur coller de sérieux coups – dont deux au bas-ventre, je l’admets – et les estourbir au poing pour les calmer. Quand ils ont tous deux été au sol, attachés l’un à l’autre avec mes propres menottes et leurs ceintures, j’ai poussé la bonté jusqu’à faire un garrot au blessé avec sa chemise. Et je vous ai appelés. Fin de l’histoire et fin de Sim l’anguille, dit Retancourt en attaquant son plat que venait d’apporter un des cuisiniers. Ça donne faim tout de même.

— Fin de l’histoire… fin de l’histoire… reprit Berrond, toujours éberlué tandis que souriait l’équipe d’Adamsberg, accoutumée aux coups de maître de Retancourt. Vous voulez dire que si je tire fort sur mes menottes, la chaîne va casser ?

— Très fort, très très fort, précisa Adamsberg. Ne vous lancez pas là-dedans, lieutenant, j’ai déjà essayé, Noël et Veyrenc aussi, ça nous a entamé les poignets jusqu’au sang et puis c’est tout.

Retancourt examina ses poignets rougis.

— Mais après ça passe, dit-elle en reprenant sa fourchette.

— Mais vous avez du sang dans les cheveux ! s’écria Johan.

— Superficiel, Johan, ne vous en faites pas. Où en êtes-vous de l’enquête sur les puces ? Je venais juste de finir la dernière maison de ma liste quand ces deux ordures m’ont barré la route.

— Pas maintenant, dit Adamsberg. On achève d’abord tranquillement le divin déjeuner de maître Johan, on profite de cette heure de grâce, on prend un café-cognac et on envoie Mercadet dormir, il ne tient plus debout. Or sans lui, pas de synthèse sur les puces. On reprend à dix-huit heures trente. Repos de l’esprit ou flânerie pour tous.

— J’y cours maintenant, dit Mercadet.

— Et moi j’irai pêcher, dit Adamsberg.

— Parce que vous êtes pêcheur ? demanda Johan, intéressé.

— Oui et non.

— Cela veut dire quoi, « oui et non » ? dit Johan en cherchant secours auprès de Veyrenc. Que cela dépend si ça mord ou pas ?

— D’une certaine manière.

— Et vous pêchez quoi ? Le brochet ? La truite ? Je peux vous conseiller des coins selon vos préférences.

— Je pêche quoi ? répéta nonchalamment Adamsberg sans trop chercher de réponse.

— Peut-être des idées immangeables, maître Johan, dit Veyrenc en souriant.

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