XX

Au matin du mercredi, Adamsberg se jeta de l’eau froide sur le visage, avala deux tasses de café, l’œil vissé sur son portable, éclaircit sa voix en chantant la gamme puis décrocha son téléphone. L’attaché du ministre lui avait communiqué son numéro direct et, le cas lui semblant grave, il se défaussa et le mit en ligne avec son supérieur. Retancourt lui avait conseillé de passer un appel vidéo, pour faire jouer la persuasion autant par le visage que par la voix. Retancourt y croyait et lui, non. Mais il lui obéit.

Le commissaire laissa d’abord passer l’orage, cinq jours sur le terrain et deux meurtres de plus, mais qu’est-ce que vous foutez à Louviec ? Vous attendez qu’il neige ?

Adamsberg guettait l’arrivée d’une pause pour placer sa première phrase. Dès qu’il eut commencé, il ne laissa pas respirer le ministre un instant et l’entretint sans interruption pendant treize minutes.

— J’apprécie la stratégie d’enfumer les terriers pour faire sortir les taupes, finit par dire le ministre, dont la voix s’était détendue. Mais vous comprenez bien que je dois obtenir l’aval de la Direction générale de la police.

— Et vous l’obtiendrez, dit Adamsberg avec une douceur confiante, flatteuse, comme si cet écueil ne pouvait être qu’un embarras mineur pour un homme tel que le ministre.

— Dix hélicoptères avec soixante hommes, Adamsberg. Vous serez prévenus du lieu et de l’heure de l’atterrissage, envoyez les voitures vers dix-sept heures. Ils seront accompagnés de camions-cantines et de camions-repos, et de tout le matériel nécessaire. Les hommes seront opérationnels dès ce soir. Je vous mets en garde, commissaire : c’est votre dernière chance.

Adamsberg adressa un message à ses sept collègues : Soixante hommes vers dix-sept heures trente. Rendez-vous à neuf heures devant chez Johan.


Johan leur servit d’office un second petit-déjeuner, toasts, œufs et croissants, tout à son plaisir contenu de savoir qu’Adamsberg avait fait plier un des types de « là-haut ». Adamsberg se servit largement, la journée serait longue et la nuit encore plus.

— Matthieu, où crois-tu que les hélicos vont se poser ?

— Dans le Grand Pré Caradec. C’est vers Saint-Gildas, à sept minutes d’ici.

— Il faut préparer un résumé détaillé de la situation pour les vingt-deux hommes de Matthieu qui arrivent de Rennes et ses vingt gendarmes en renfort.

— C’est fait, dit Matthieu. J’ai rédigé le texte hier soir et l’ai fait partir dès que j’ai eu ton message. On aura ces quarante-deux hommes. Ils sont en route, ils seront tous là dans une heure ou deux.

— Pour étayer ma demande, le ministre désire un résumé détaillé de la situation. S’il te plaît, transfère-moi ton message afin que je lui fasse passer. La rédaction n’est pas mon point fort.

— Voilà, dit Matthieu. Transféré. À toi de faire rebondir au ministère.

Adamsberg lut le résumé des faits et les motifs nécessitant un surcroît si important de renforts. Il n’aurait pas su l’exposer de manière aussi nette et concise, et l’adressa aussitôt en haut lieu.

— Et le périmètre de sécurité ? dit Berrond, la bouche pleine. Il faut faire venir de Rennes les plots de ciment, les barres d’acier et les banderoles.

— Ils sont déjà en route, répondit Matthieu. Rennes nous envoie le nécessaire.

— Et le logement des quarante-deux hommes ? demanda Adamsberg.

— Dans le gymnase de Combourg. La municipalité fournit les lits de camp.

— Et leurs repas ?

— Trois camions-cantines également sur le départ. Mais ils ne peuvent pas assurer les repas du soir. Point très important à discuter avec Johan. Il aura peut-être une solution à nous proposer.

Adamsberg hocha plusieurs fois la tête, appréciant la vitesse d’exécution de Matthieu.

— J’aime anticiper, dit Matthieu en souriant.

— Merci, Matthieu, car il faut faire vite. On doit dormir un peu entre le déjeuner et l’arrivée des renforts de Paris. Car on fera la surveillance de nuit, comme les autres. Cela vaut pour Matthieu et moi qui irons accueillir les hélicos. Dîner à dix-huit heures. Je propose par sécurité qu’on débute la faction bien avant le crépuscule, à dix-neuf heures, et qu’on l’achève au moment certain où chacun dort ici. Disons, pour compter large, à une heure du matin. Le tueur ne prendra pas le risque d’aller chercher sa victime dans son lit. Ce n’est pas sa manière et ce type d’intrusion laisse trop de traces. Mêmes horaires pour les gardes du cordon car on ne doit pas présumer, si l’assassin sort de Louviec, que sa victime habite à proximité.

— C’est pas facile de se rendormir après le déjeuner, objecta Noël.

— Oh si, on peut, dit Mercadet.

— Vous, oui, lieutenant, mais pas les autres, dit Veyrenc.

— C’est vrai, reconnut Mercadet avec mélancolie, tant sa condition d’hypersomniaque était difficile à porter. Pardon, ajouta-t-il.

— Ne vous excusez pas, dit Veyrenc en lui pressant le bras. C’est votre marque de fabrique et on l’aime bien.

— Merci, dit Mercadet d’une voix un peu tremblée. Mais ça ne nous dit pas comment vous allez réussir à dormir, vous.

— Si ça peut aider, proposa Johan, j’ai un petit mélange de ma composition, plantes et alcool doux, 8,5°. Ça n’abrutit pas mais ça vous envoie dans le sommeil en cinq minutes.

— Je prends, dit Adamsberg. J’ai toute confiance en tes créations, culinaires et autres.

Chacun leva la main pour marquer son approbation et Johan quitta son bar.

— Je vais vous préparer cela dès maintenant. Car il faut que ça infuse et puis que ça refroidisse.

Il était plus de dix heures quand Adamsberg se leva, marquant le signal du départ.

— On commence à faire circuler l’information, selon la méthode de Johan du « çà et là », sur le meurtre de Katell Menez et l’arrivée imminente de cent deux policiers, disposés dans le village et sur son périmètre.

— Allez sans moi, dit Matthieu, j’attends mes renforts ici et je prépare les plans. Rendez-vous à midi.

— Johan, demanda Adamsberg, as-tu idée de la manière dont on pourrait nourrir cinquante hommes chaque soir à dix-huit heures ? Et même un peu avant car nous nous répandrons dans Louviec à dix-neuf heures. Je me casse la tête là-dessus.

— Tu crois pas que tu t’es déjà assez cassé la tête pour réussir le tour de force d’amener soixante flics ici depuis Paris ? T’as fait comment, au fait ? T’as utilisé la méthode de l’enfant ou du taureau ?

— Du taureau, je crois, dit Adamsberg en souriant, en mêlant la mienne et celle de Veyrenc. Comme nous étions en dialogue vidéo, je l’ai fixé dans les yeux, paisiblement, sans le lâcher du regard une seconde, et en tendant ma main ouverte, paume vers le haut. En même temps, je l’abreuvais de paroles dans tous les sens, en zigzags, sans lui laisser le moyen d’en placer une. Il était plus buté que Corneille mais à un moment, son agressivité a lâché prise.

— Sacré boulot, apprécia Johan. Alors t’embrouille pas davantage les idées, je me charge du truc à l’auberge.

— Ici ? Impensable, Johan, et hors de question que tu endosses un fardeau pareil. D’ailleurs comment ferais-tu ? Sans nuire à ta clientèle ? Tu ouvres tes portes à dix-huit heures trente ! Et si vaste soit ta salle, ça ne tiendra jamais ! Non, je pensais plutôt à l’éventualité de préparer des sacs avec un sandwich, un fruit…

— Des sandwichs ? coupa Johan en se redressant de toute sa hauteur et en haussant la voix. Des sandwichs ? M’offense pas, commissaire. Tu utilises les grands moyens et toute ton énergie pour débarrasser Louviec d’une vermine, et tu sais ce que tu risques avec ton ministre globuleux si tu te casses la gueule ?

— Oui.

— Et moi, je resterais les bras ballants sans rien faire, à vous regarder vous échiner ? Sans aider ? N’y pense même pas et laisse-moi calculer.

— Johan, il ne s’agit pas d’une poignée d’hommes, mais d’une meute ! Sois réaliste, bon sang !

— Cinquante…, réfléchissait Johan à voix haute sans prêter aucune attention aux interruptions d’Adamsberg. Voyons… si je réorganise la grande galerie et que je fais venir des chaises et des tables à tréteaux, ça rentre. De justesse, vous serez un peu serrés.

— De quelle galerie parles-tu ?

— Là-haut, à l’étage, la grande galerie de l’ancien cloître. Un lieu splendide, une cheminée digne d’un seigneur où on pourrait faire rôtir un bœuf entier. Vous dînerez là.

— Tu vas t’empoisonner l’existence, Johan, rends-toi compte de la charge.

— T’en fais pas pour ça. Moi aussi, j’ai mes méthodes. En plus, je ferai salles combles.

— Tu me sidères, Johan, franchement tu me sidères.

— Ben il t’en faut pas beaucoup. Tu crois que j’aurais su faire le coup du taureau ?

Adamsberg ne sut comment répondre à cela.

— Tu vois, reprit Johan, chacun son métier.

— Et pour le déjeuner d’aujourd’hui ? Même chose, on sera cinquante. Ensuite, les quarante-deux renforts seront autonomes pour le déjeuner, et seule viendra l’équipe de base, c’est-à-dire nous huit.

— Je préfère ça, j’ai cru que t’allais me priver de Violette. Oublie ces vétilles et compte sur moi. J’ai largement de quoi faire dans mes congélateurs.

— Des vétilles ? Mais la bouffe ? Comment vas-tu faire pour la bouffe ? Tu peux demander autant de victuailles et d’extras que tu veux, je ferai passer tout cela en notes de frais au ministère, j’ai quartier libre.

— Alors c’est parfait, je vais passer mes commandes et j’engagerai des extras. Mais les menus seront simples. Pour le déjeuner d’aujourd’hui, saucisses au fromage grillées purée maison, on n’a plus beaucoup de temps, et ce soir…

Johan médita un moment, concentré sur la difficulté nouvelle de nourrir cinquante personnes sans baisser sur la qualité bien sûr, ce qui l’aurait insupporté.

— Disons, ce soir, côtes de bœuf gratin de brocolis à la sauce roquefort, exposa-t-il en baissant le ton. Fromage et fruits bien sûr.


Les policiers s’éparpillèrent à travers le centre-ville, sonnant aux portes, entrant dans tous les commerces : meurtre de Katell Menez, arrivée massive de renforts, protection des habitants rue par rue, périmètre de sécurité, une mesure moins bien accueillie que les autres, certains s’imaginant déjà enfermés derrière des grilles.

— Il ne s’agit que d’une trentaine de grilles aux endroits stratégiques. Pour le reste, une simple bande plastique rouge et blanche, vous connaissez. Il faudra montrer ses papiers pour la franchir.

— Ah, si c’est que ça… On peut donc aller et venir ?

— Comme l’air. Avec vos papiers.

— Et ça va durer longtemps, ce cirque ?

Adamsberg sourit. La Bretagne, ce pays des rébellions éternelles et des répressions impossibles.


À midi, cinquante hommes occupaient déjà la galerie du premier étage de l’auberge, long et vaste espace en effet splendide, bordé d’arcades et de lourdes colonnes, où dominait l’odeur des saucisses qui grillaient doucement sur le feu de la large cheminée médiévale. Saucisses de types divers, nota Adamsberg, Johan ne pouvait pas faire les choses simplement, comme il l’avait pourtant dit. Le commissaire adressa quelques photos du lieu à Danglard qui lui répondit aussitôt : « Pur art roman, magnifique. Sculptures des chapiteaux assez primitives et typiquement bretonnes. Un ancien cloître, non ? »

Le patron avait réaménagé sa galerie et placé des tables côte à côte de façon à y installer les cinquante hommes au coude-à-coude. Matthieu, installé au centre, avait gardé une place pour Adamsberg à sa droite, afin que chacun des gendarmes comprenne l’importance de ce commissaire peu imposant, qui n’était pas manifeste à première vue, ni même à la seconde. Autour d’eux, les six autres membres de l’équipe avaient été dispersés, afin que les escouades fassent connaissance. Il y eut des allées et venues entre les divers membres des gendarmeries locales pour échanger des saluts pendant que Johan et quatre nouveaux assistants servaient au plus vite les saucisses et la purée additionnée de crème et poivre et versaient un vin de qualité appréciable. Les gendarmes n’étaient pas habitués à de tels égards et en profitaient largement.

Une heure plus tard, les hommes quittèrent l’auberge pour profiter de leur temps obligatoire de repos. Sur le comptoir, Adamsberg repéra une petite bouteille emplie d’un liquide vert. C’était leur potion, comme celle que distribuait la Serpentin. Johan emplit discrètement huit petits godets de son liquide vert, qui sentait l’amande, avec ordre de se hâter vers leurs voitures avant que le sommeil ne les prenne. Ils traversèrent Louviec jusqu’à l’ancienne maison de santé. La banderole blanche et rouge cernait déjà une large moitié du périmètre et déparait agressivement le village. Cette nuit, avec les quarante-deux hommes en uniforme patrouillant dans les rues, Louviec ressemblerait à un site assiégé se préparant au combat. S’ajouterait la petite troupe des deux commissaires et de leurs adjoints, avec la présence intermittente de Mercadet.

La potion de Johan fit rapidement effet et les huit flics s’endormirent aussitôt allongés dans les lits-cages. Adamsberg redoutait l’abrutissement du réveil, mais l’aubergiste avait dit vrai et il se sentait parfaitement d’aplomb quand il vint secouer Matthieu.

— Seize heures vingt, Matthieu. Ils seront bientôt en approche. Alerte Rennes.

— C’est fait.


C’était bien le Grand Pré Caradec qui avait été choisi comme terrain d’atterrissage et Adamsberg et Matthieu regardaient les dix hélicoptères tournoyer avant d’amorcer leur descente, à dix-sept heures quinze. Les deux commissaires saluèrent les policiers à mesure qu’ils quittaient les appareils et s’engouffraient dans les véhicules venus de Rennes. Rendez-vous fut donné vingt minutes plus tard à l’auberge de Johan, qui préparait déjà fébrilement ses tables avec l’aide des extras et s’activait à entretenir les braises pour la cuisson des côtes de bœuf. Adamsberg et Matthieu eurent le temps d’exposer à nouveau la situation, leur raison d’être sur ces lieux, et les consignes pour la soirée avant l’arrivée bruyante des quarante-deux hommes de Matthieu.

— Et voici vos collègues, dit Matthieu. Notre troupe de surveillance compte cent dix hommes. Les cinquante locaux seront en charge du village et vous du périmètre de sécurité. Le guet débutera à dix-neuf heures et s’achèvera à une heure du matin. Soyez sur vos gardes, l’homme est furtif et extrêmement dangereux.

Adamsberg distribua à la ronde un plan détaillé de Louviec et des rues que chacun aurait à couvrir. Matthieu avait pris le temps avant de déjeuner d’encercler cinquante secteurs en rouge et d’y inscrire les noms des hommes qui y seraient affectés. L’emplacement de l’auberge était figuré par un gros point vert. Chaque policier repéra son nom et son trajet de guet. Les soixante gardes de Paris, sur un signe autoritaire de leur chef et après un salut assez militaire, quittèrent l’auberge pour rejoindre leurs camions-cantines tandis que les cinquante gardes locaux prenaient place à la table de la grande galerie. Johan fit servir les assiettes, chacune emplie d’une demi-côte de bœuf et de gratin de brocolis hachés aux fines herbes et roquefort. Les hommes se jetèrent dessus, et une discussion animée s’éleva quant à l’autorisation ou non de boire un verre, attendu que leur faction allait commencer dans peu de temps. Beaucoup arguèrent qu’un verre était admis, puisque même le Code de la route en acceptait deux. Adamsberg hocha la tête, accorda un verre et Johan fit servir une tournée. Chacun eut droit à un sandwich raffiné et une part de gâteau maison pour le repas qu’ils prendraient vers minuit. Adamsberg, véritable ignorant en matière de cuisine, et qui mangeait à peu près la même chose chaque soir, se demandait par quelle prouesse Johan allait parvenir à nourrir de plats tant excellents que rapides cinquante hommes chaque soir. Sans compter l’ajout de cet en-cas nocturne qu’il avait tenu secret.


À sept heures moins le quart, il alla serrer chaleureusement la main du maître des lieux et donna le signal du départ. Les habitants de Louviec étaient tous sur le pas de leur porte ou à leur fenêtre pour assister au spectacle. Ils avaient beau avoir été informés, l’essaimage de cette troupe d’hommes en bleu, armés, portant leur bandeau au dos de leurs blousons et leurs écussons sur le bras, les perturba, chacun à sa manière, les uns maudissant le déversement de cette flicaille à travers le village, les autres bénissant cette sensation de sécurité, d’autres encore assistant à cette invasion comme à un spectacle divertissant. Beaucoup enfin, rassurés par cette présence, sortirent pour leur promenade digestive ou pour balader le chien, commentant la situation.

— Si l’assassin a l’intention de sortir de sa tanière, il aura drôlement du mal à toucher sa cible.

— Impossible, tu veux dire. Ce n’est pas un tireur embusqué sur un toit. C’est un rôdeur des rues. Il est coincé.

— Mais les flics ne resteront pas là des mois. Peut-être une petite semaine.

— Et pourquoi faire tout ce chahut ? Le gars va se planquer jusqu’à ce qu’ils vident les lieux.

— Ils doivent avoir un plan. Les flics.

— On suppose toujours que les flics ont un plan, et en fait, ils en ont pas.


Coincé, il était coincé. Et salement. Ce déferlement de flics, ça, il ne l’avait pas prévu. Qu’on déplace autant d’hommes pour lui amplifiait de beaucoup le sentiment de son importance, de la force de son pouvoir. Cependant, le pouvoir, c’est bien beau, mais ça sert à quoi quand on ne peut pas s’en servir ? Et le temps pressait, il n’avait pas des jours devant lui. Trois exactement. Une idée, il lui fallait une idée coûte que coûte. Il se resservit un verre et appuya son front sur ses poings. Faire sortir une idée, bon sang. Elle ne lui vint qu’une heure et demie plus tard.

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