XXXVII

À dix-neuf heures quinze, la file de voitures démarra vers Montfort-la-Tour, escortée d’une ambulance demandée avec insistance par Adamsberg.

Vingt minutes plus tard, la maison de Le Guillou était en vue. Tous les véhicules s’enfournèrent dans le chemin de terre. Comme l’avait prévu Josselin, les chiens se mirent à gronder dès que les premiers policiers eurent mis pied à terre. Cinq hommes et Retancourt s’attaquèrent aussitôt à la haie de bois mort, qu’ils ouvraient sans peine, alors que les chiens avaient commencé d’aboyer furieusement. Adamsberg s’était extrait de la voiture et avait avancé péniblement jusqu’à eux.

— La viande, vite, dès maintenant, dit-il.

— Les clébards arrivent au pas de course, dit Veyrenc en ajustant son arme.

La porte d’entrée s’ouvrit et un bel homme parut sur le seuil.

— Ce doit être Le Guillou qui vient se rendre compte, dit Adamsberg. Lui seul ne craint pas les pitt-bulls.

Veyrenc et Noël avaient achevé de lancer les morceaux de viande, assez près de la haie pour pouvoir tirer, et les chiens s’étaient jetés dessus. Ils n’aboyaient plus. Le lieutenant tendit son bras à travers la haie et visa à la gorge. Les deux molosses s’affaissèrent l’un après l’autre sans un soupir.

Dans le silence revenu, ils virent Le Guillou, trop éloigné pour repérer ses bêtes à terre, hausser les épaules et refermer la porte. Retancourt acheva la percée dans la haie et se prépara à rejoindre l’équipe nord, suivie de Veyrenc. Il était vingt heures.

Les lumières s’allumèrent dans la salle principale, éclairant les deux plus grandes fenêtres.

— Chacun s’avance en progressant au ras du sol et rejoint le poste fixé, dit Adamsberg. L’herbe est coupée ras, mais votre équipement va vous ralentir. Pas de mouvement précipité, nous avons le temps. Ceux de l’arrière – dirigés par Veyrenc –, attendez d’entendre le fracas de la porte d’entrée avant de démolir l’accès.

Adamsberg, resté avec seulement quatre gardes spéciaux et arme en main, suivit des yeux les agents qui se traînaient vers leurs positions. Une fois les douze hommes de Matthieu parvenus à la porte, le commissaire leva le bras vers Adamsberg. Signe que la serrure de la porte allait exploser. Serrure si renforcée qu’il fallut six balles aux policiers pour la faire tomber. L’un d’eux enfonça la porte démantibulée d’un coup de pied et les treize policiers investirent la pièce, deux se plaçant derrière chacun des cinq convives attablés, portant le canon de leur arme à leur cou tout en maintenant leurs mentons serrés dans l’autre bras. Matthieu avait reconnu Le Guillou, le beau gosse de la photo de classe, mais il ne connaissait pas les quatre autres hommes. Il se rua sur Robic, qui se tenait debout, immobile au milieu de la salle, tenant une bouteille d’une main, attrapant son pistolet de l’autre. Il le désarma d’un coup sec, l’étrangla d’un bras, canon pointé sur la carotide.

— Où est la petite ? cria-t-il. Quarante-six flics, vous n’avez pas une chance ! Où est la petite ? cria-t-il d’une voix plus forte.

— Je ne saisis pas, dit Robic d’une voix étranglée par la pression du bras, mais toujours hautaine. Je suis venu dîner chez des amis et je ne sais pas de quelle petite vous voulez parler.

— Gardes, ôtez-leur leurs armes et menottez-les, ordonna Matthieu tout en faisant asseoir Robic de force.

— La gosse ! cria Berrond en secouant Le Guillou. Où t’as mis la gosse ? À la cave ? C’est de là qu’il venait, ton patron ?

— Gosse ? Il n’y a pas de gosse ici, répondit durement Le Guillou.

— Et les jouets ? Les vêtements ? Le matelas d’enfant ? C’est toi qui vas dormir dessus peut-être ?

Pendant ce temps, l’équipe nord avait pénétré à l’arrière – une cuisine – et après un court instant, Veyrenc fit signe à Retancourt.

— Restez tous ici, dit-il aux policiers. Retancourt, on file au soupirail.

Un doute inquiétant avait saisi Retancourt face au calme imperturbable de ces hommes. Et si Rose n’était pas là ? Et si les jouets et les vêtements n’étaient que des cadeaux préparés par Le Guillou pour une fillette de sa famille ? Oui, mais le matelas. Le matelas prouvait que la gamine était ici.

Elle et Veyrenc s’allongèrent dans l’herbe, les torches braquées sur le soupirail.

— Vous la voyez ? demanda Veyrenc.

— Oui. Une petite forme sur un matelas. Éclairez plus à droite. Et ça, c’est une poupée, une masse de cheveux blonds. Elle est là, Veyrenc, elle est bien là.

— Vous avez eu peur ?

— Oui.

— Moi aussi. Je préviens Matthieu.


— Elle est où ta cave ? demanda Matthieu à Le Guillou, sitôt le message reçu.

L’homme haussa les épaules et sourit.

— Escalier sur votre gauche. Bonne chance.

Dès qu’ils eurent dévalé les marches, Matthieu et Berrond comprirent l’ironique « Bonne chance » lancé par un Le Guillou sûr de lui. La porte de la cave était blindée.

— Rose ! Rose ! Parle-nous, c’est la police ! cria Berrond.

Sans réponse, Berrond martela de ses poings l’acier de la porte en ne cessant d’appeler en vain.

— Ils l’ont peut-être déjà tuée, dit-il, affolé. Ou blessée pour la faire taire.

— C’est bien de là que venait Robic, dit Matthieu, les dents serrées. Il remontait de la cave.

Fou de colère, il grimpa les marches en courant et se rua sur Le Guillou.

— Porte blindée. Ça t’amuse, hein ? On va enfoncer ton mur de briques et récupérer la gosse. Elle est en bas, et nous le savons.

— Vous me prenez pour un imbécile ? répondit Le Guillou. Le mur de briques est blindé de l’intérieur.

— Passe les clefs ! Vite, je m’énerve, ma main tremble et le chien est levé.

— Je n’ai pas les clefs.

— Qui les a ? Où sont-elles planquées ? demanda rageusement Matthieu. Effacement de l’accusation de rapt d’enfant et circonstances atténuantes pour tout le reste pour celui qui me les donne.

— Quelle assurance ? demanda Robic.

— Parce que tu sais où elles sont, hein ? Évidemment, le grand chef ne les aurait confiées à personne d’autre. Le grand chef décide de tout car il n’a confiance en aucun de ses hommes. Pas même en Le Guillou.

— Quelle assurance ? répéta calmement Robic.

— Je la demande au ministère, dit Matthieu en attrapant son portable.

Il y eut des grommellements sourds autour de la table.

— Espèce de lâche, hurla Le Guillou à l’adresse de Robic. Tu n’es qu’un traître ignoble. Tu n’as jamais pensé qu’à toi et de nous tous, tu t’en fous, tant que toi, toi, tu peux te tirer de là. Tu le paieras, Robic, crois-moi.

Berrond regardait son chef, ahuri. Une quasi-amnistie pour Robic, c’était cela qu’il osait demander ? Matthieu lui jeta un coup d’œil froid pendant qu’il tapait son message, un message pour demander l’avis d’Adamsberg sur sa stratégie.

— Envoie-moi Mercadet à grande vitesse, répondit aussitôt Adamsberg.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Fabriquer un faux message émanant du ministère et te le faire passer par Mercadet.

— Bon sang, il en est capable ?

— Il y arrivera. Envoie-le-moi en urgence.

— Berrond et Mercadet, dit Matthieu, rejoignez Adamsberg au plus vite. Sa blessure s’est rouverte et s’est infectée, la fièvre monte à toute allure. Vous avez de l’aspirine ici ? Cela, au moins, vous pouvez nous la donner ?

— Va te faire foutre, dit Robic, et que personne ne lui en fournisse. Qu’Adamsberg crève ne pourrait que me réjouir.

— Bande de salopards, dit Matthieu. Bande d’immondes salopards.

Matthieu courut dans la première chambre, ouvrit les armoires, attrapa un drap propre et le passa à Berrond.

— Filez à toutes jambes, Berrond, et vous aussi, Mercadet. Adamsberg a besoin de vous. Stoppez l’hémorragie et faites venir une ambulance.

Les deux hommes, affolés, coururent aussi vite que possible vers le trou de la haie où les attendait Adamsberg, assis, son téléphone sur les genoux.

— Mais vous n’êtes pas malade ?

— Astuce de Matthieu pour vous envoyer ici. Mercadet, ça urge. Vous avez entendu Matthieu ?

— Oui, il a fait une proposition ahurissante à Robic s’il lui donnait les clefs de la cave, blindée à l’avant et à l’arrière : effacement de l’accusation de rapt et circonstances atténuantes pour tout le reste. On ne peut pas accepter ça, c’est impossible, commissaire !

— C’est possible parce que c’est vous qui allez le faire, Mercadet. Écrire un faux message émanant du ministère que je vous dicterai et que vous transférerez à Matthieu aussitôt. Vous pouvez percer la messagerie du ministère ?

— C’est fait depuis longtemps, dit Mercadet.

Adamsberg lui adressa un salut appuyé de la tête en guise de compliment.

— Alors écrivez, à en-tête du ministère de l’Intérieur.

— Le mieux serait ensuite que, depuis votre portable, je transfère à Matthieu les messages authentiques que vous avez reçus, au cas où Robic souhaiterait les comparer.

— Juste. Vous êtes sur leur site, là ?

— Encore deux minutes. Voilà, j’y suis.

— Vous pourrez effacer vos traces ?

— C’est prévu, commissaire.

— Alors écrivez : Dans le but unique de sauver la vie d’une enfant, demandons accès cave à M. Pierre Robic. En contrepartie annulation d’accusation pour rapt et circonstances atténuantes pour les autres chefs d’accusation. Condition express : en cas de délit ou tentative de fuite de M. Robic, les indulgences exceptionnelles énoncées ci-dessus deviendront immédiatement caduques.

— Fait. Relisez bien, Berrond, Une faute d’orthographe ferait mauvais effet.

Berrond fit corriger le mot « express » et Mercadet montra son œuvre à Adamsberg. Le commissaire n’y trouva pas la moindre différence avec les véritables messages qu’il avait déjà reçus du ministère.

— Vous êtes un as, lieutenant. Et comment avez-vous pu reproduire la signature ?

— Elle est automatisée sur leur site. C’est facile de la capter.

— Allez-y, transférez le tout droit vers Matthieu, y compris mes messages, dit Adamsberg en lui passant son appareil.


Dans la salle régnait un silence de mort, rompu par les maugréements des associés de Robic. La cohésion se délitait. Pierre Le Guillou réfléchissait intensément à la manière de se venger de la traîtrise de Robic. Il allait être emmené en cellule comme les autres, mais d’une cellule, on peut faire pas mal de choses. Robic paierait.

Matthieu, au comble de la nervosité, montrait toujours un visage paisible. Berrond revint, avec le drap déchiré.

— On l’a pansé, dit-il, mais il est brûlant. Il lui faut des secours.

Le téléphone de Matthieu sonna plusieurs fois et le commissaire le sortit sans hâte de sa poche.

— C’est fait, dit-il calmement, en montrant le message du « ministère de l’Intérieur » à Robic. Satisfait ?

Robic examina le texte, observa l’en-tête, le lut et le relut. Un soupçon de suspicion flottait sur ses lèvres pincées.

— Voici les messages reçus de l’Intérieur par Adamsberg après vos menaces, dit Matthieu. Il vient de me les transférer. Comparez si cela vous chante.

— C’est parfait, dit finalement Robic en se levant, avec le sourire de l’homme qui réussit toujours.

Car, flics ou pas flics, une fois libre chez lui en attente de son procès, il était bien convaincu de parvenir à s’échapper.

— La clef, ordonna Matthieu, en ramassant son téléphone.

— Nous y allons, dit Robic sans un regard pour ses associés dont il sentait monter la rage et le mépris, ce qui ne lui importait nullement. N’aie pas de regrets, Pierre, ajouta-t-il, j’ai changé la planque, tu n’aurais jamais pu leur donner la clef.

L’arme de Matthieu collée à son dos, et en compagnie de Berrond et Retancourt, Robic descendit l’escalier de la cave, et s’arrêta à mi-chemin. Élevant ses mains menottées vers le mur, il agrippa une brique qu’il fit doucement sortir de son logement. Matthieu plongea ses doigts dans la cavité et en sortit une clef longue et brillante.

— Ramenez-le, Berrond, dit-il. Restez, Retancourt, j’ai besoin d’une femme pour rassurer la petite.

Le commissaire dévala les dernières marches, ouvrit la porte blindée et s’agenouilla près du petit matelas où était étendue Rose. Il colla son oreille contre sa poitrine, souleva la mince couverture, retourna l’enfant sous tous les angles comme un sac de farine, la pinça, lui parla, puis la recouvrit, calant bien sa tête sur son oreiller.

— Elle n’est pas morte, dit-il d’une voix essoufflée, ni blessée. Mais totalement droguée, ça ne fait pas le moindre doute. Jusqu’à quel point, mortel ou non, on n’en sait rien. Mais j’ai bon espoir car elle réagit quand on la pince, elle entend ce qu’on lui dit. Et surtout, c’est très récent. La droguer, c’est ce que venait de faire Robic juste à notre arrivée. Remercions Adamsberg d’avoir embarqué une ambulance. D’ici vingt minutes, elle sera prise en charge à l’hôpital de Rennes. Et c’est dans la première heure qu’il faut agir.

Retancourt prit la fillette dans ses bras, enroulée dans la couverture, et rejoignit à grands pas l’ambulance qui prit la route de Rennes toutes sirènes hurlantes. Matthieu appelait Johan pour lui annoncer la nouvelle. Il entendit l’homme pleurer, de délivrance cette fois.

— Rose est en route pour l’hôpital, dit Matthieu. Non, ne te tracasse pas. Attends-nous à l’auberge.

Le Guillou et les quatre autres hommes furent emmenés vers le commissariat de Rennes par les gendarmes de Matthieu. Robic fut embarqué avec les autres afin de ne pas éveiller sur-le-champ les soupçons de la presse. Matthieu, Berrond, Verdun et l’équipe d’Adamsberg revinrent vers Louviec, accompagnés des gardes à bouclier qui, sans ordre nouveau, continuaient d’assurer la protection du commissaire. Gardes qui tinrent à reprendre leur formation en tortue pour faire pénétrer Adamsberg dans l’auberge de Johan.

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