XV

Les huit policiers se retrouvèrent le lendemain à l’heure du déjeuner dans la salle bruyante de l’auberge. Leur table était prête et Johan apportait déjà l’entrée, une crème d’artichauts, dont il leur susurra la recette. Et un petit verre d’eau contenant quelques violettes cueillies au matin, qu’il déposa près de l’assiette de Retancourt. Mercadet avait dormi onze heures et se sentait prêt pour la journée.

— J’ai horreur des artichauts, dit Noël à voix basse.

— Goûtez d’abord la crème de Johan, dit Verdun, et vous verrez qu’il n’y a pas que des artichauts.

— Berrond, tu résumes les interrogatoires ? demanda Matthieu.

— C’est déjà prêt, dit le lieutenant en tirant une feuille de sa poche tandis que Mercadet mettait sa machine en place. J’ai commencé par Kristen Le Roux, le plombier qui a mis son fils en internat. Il n’était pas ravi de voir débarquer un flic un dimanche matin, et de très mauvais poil. Je vois très bien comment un gars de ce genre peut tabasser son gosse pour un oui pour un non. Le gosse n’était pas là d’ailleurs – il avait préféré sortir avec sa mère. Si tueur il y a parmi ces huit, Le Roux serait à classer en bonne position : et d’une, dit-il en regardant Mercadet taper d’une main tout en mangeant de l’autre, il a des traces de rougeurs sur la lèvre et le menton. Et de deux, son alibi est lamentable : mercredi dernier, ils avaient un couple d’amis à dîner, mais lui avait déjà tellement bu à neuf heures qu’il a déclaré devoir aller marcher un moment pour dessaouler. Il était clair que sa femme en était encore ulcérée et c’est d’elle que je tiens les horaires : il est parti une demi-heure, de vingt et une heures quinze à vingt et une heures quarante-cinq. Leur maison est à neuf minutes à pied du magasin d’Anaëlle, j’ai calculé. Le temps de surveiller sa sortie, de la tuer et de remballer ses gants, ça colle bien. Mauvais pour lui également : leurs invités, auxquels j’ai rendu visite, étaient étonnés tous les deux de le voir revenir en bonne forme, droit comme un i. Le mari surtout, qui a plus l’habitude des cuites. Soit Le Roux récupère très vite, soit son meurtre lui a fait oublier de continuer à jouer l’ivresse.

— Et son avis sur Chateaubriand ?

— Neutre. Il le connaît peu et moins encore son fameux ancêtre, dont il n’a rien à foutre, a-t-il précisé.

— C’est noté, dit Mercadet. Encadré en rouge.

— L’instituteur, Hervé Kerouac, n’est pas en bonne posture non plus, enchaîna Berrond. Ça vous paraîtra étonnant, mais lui aussi avait la lèvre un peu irritée, à travers quelques poils qui repoussaient. Pas pu voir le menton avec sa barbe de quelques jours, comme Briand. Il se préparait pour aller à la messe et, dans cette perspective peut-être, il était onctueux comme un curé. Tout le contraire de ce râleur de Cozic. Si l’on cherche un mobile de rage aveugle – car c’est bien cela qu’on cherche, non ? –, j’ai appris par une commère de la troupe Serpentin que le bruit courait que Kerouac était stérile, ce qui expliquerait que les femmes se tiennent à distance. D’autres le disent impuissant, on n’est pas bien fixés là-dessus. C’est cette commère, jacasseuse comme une oie, qui m’a également confié que, frustré par sa vie amoureuse désastreuse, il se donnait entièrement aux écoliers et aux études. Études de qui, entre autres ?

— De Chateaubriand, dit Adamsberg.

— Voilà. Et dans son salon trône une reproduction du grand homme. Outre sa lèvre irritée, son alibi est désastreux. D’après ses dires, il aurait travaillé jusqu’à vingt-deux heures pour corriger des copies. Mais sa voisine, qui sortait sa poubelle, assure que tout était noir chez lui à vingt et une heures trente. Elle a croisé une amie dans la rue et elles ont bien parlé vingt minutes, sans voir rentrer Kerouac.

— Elle est sûre de ne pas se tromper de soir ?

— Certaine. C’est le mercredi qu’on sort les déchets à recycler.

— Noté en rouge, répéta Mercadet.

— Quel est le genre du gars ? demanda Adamsberg.

— Nerveux, en partie chauve, pas bien beau mais sourire accueillant. J’ai enchaîné avec Cloarec, il avait regardé le match à la télé, et il connaissait le score.

— Facile, dit Adamsberg. Si la France l’avait remporté, il y aurait eu des coups de klaxon dans Louviec.

— Mais il savait que le but avait été marqué de justesse pendant les prolongations. Pour autant, cette info devait défiler sur l’écran dès les premières heures de la matinée.

— C’est un alibi, convint Adamsberg, mais chancelant. Et avec les programmateurs, facile aussi de déclencher et couper la télévision et de même pour les lumières. Donc le cas est douteux. Il en sera de même pour tous ceux qui ont regardé ce match.

— C’est-à-dire, d’après les notes de Verdun et du commissaire Matthieu, trois autres gars : Cozic, Briand et Le Bihan. La femme de Cozic était partie comme d’habitude à vingt heures quarante pour assurer sa garde de nuit, Briand était seul, et la femme de Le Bihan sortie dîner chez sa mère.

— Une occasion offerte sur un plateau, observa Matthieu.

— Tous quatre notés avec un point d’interrogation, conclut Mercadet.

— Mais tous quatre sans animosité particulière envers Josselin, précisa Berrond. Enfin, selon leurs dires.

— Ajoutons une forte suspicion pour Corentin Le Tallec, l’épicier, dit Matthieu, tendant la main vers la poche d’Adamsberg pour lui mendier muettement une cigarette, qu’il alluma à la flamme d’un des bougeoirs que Johan disposait çà et là pour affirmer l’origine moyenâgeuse de son auberge. Son cas est assez délicat. Ouvert, allègre, plutôt jovial même, il pense le plus grand bien de Chateaubriand, dont il est très fier. Mercredi soir, après avoir échangé quelques mots acerbes avec son commis, qui avait laissé des pommes flétrir au fond des cageots, mais rien de bien méchant selon le commis lui-même, il était parti pour Combourg jouer au casino, où il perd régulièrement pas mal de fric. Le commis, qui évacuait les pommes abîmées, l’a entendu démarrer avant vingt et une heures. Il n’attendait pas son retour avant vingt-trois heures et ne se pressait pas. « Mais le patron, a dit le commis, est rentré moins d’une heure plus tard et je me suis hâté de jeter toutes les pommes gâtées. Ça fait qu’il est resté quoi, le patron, au casino ? Un quart d’heure à tout casser ! Même pas le temps de faire un poker, ça rime à quoi ? Il m’a dit qu’il y avait ce “vieux con d’avocat” à une table et qu’il “préférait ne pas le croiser”. »

— Ce qui pourrait signifier qu’il est resté cinq minutes au casino, dit Adamsberg, pour y asseoir son alibi, puis est rentré et a eu le temps de tuer Anaëlle. On a donc trois gars notés en rouge. Quel est le dernier de nos puceux ?

— Alban Rannou, dit Verdun. Il n’était pas chez lui mais très affairé dans son garage, grognant tout seul. Ma question sur son emploi du temps de mercredi soir l’a foutu en rogne. Il bossait sur cette « saleté de bagnole » depuis des jours, soirs et dimanche compris, bagnole qu’il devait rendre le lendemain, avec une bonne prime à la clef s’il tenait les délais. J’ai tenté de l’amadouer, lui demandant ce qui déraillait à ce point. « Tout déraille, bon sang ! Elle a plus de vingt ans, cette tire, et elle couche dehors, alors imaginez le boulot ! » Bien sûr qu’il a pu programmer la lumière, mais honnêtement, il était crédible.

— Tous sans preuve et sans mobile, dit Matthieu. Mais trois dans le rouge, quatre en situation chancelante et peut-être Rannou hors de cause.

— Kerouac pourrait avoir un mobile, dit Berrond : un type seul, handicapé par la vie, se sentant inférieur aux autres et humilié, peut soudain se révolter et reprendre pouvoir et puissance en tuant.

— Je vais réfléchir à tout cela, conclut Adamsberg en se levant et renfournant son carnet dans sa vieille veste noire.


Pour ceux qui connaissaient Adamsberg, réfléchir ne signifiait nullement s’asseoir à une table, le front posé sur une main. Mais marcher de son pas lent, laissant les idées de toutes sortes – il ne faisait pas le tri – flotter au rythme de sa marche tanguante, se croiser, s’entrechoquer, s’agglomérer, se disperser, en bref les laisser agir à leur guise. Bien entendu, comme tout flic, il mémorisait les faits matériels et les témoignages. Parfois, ceux-ci suffisaient à identifier le coupable et l’affaire était réglée. Cela avait été le cas dans la tuerie des cinq jeunes filles, et même si le fait avait résisté longtemps, c’était bien un indice matériel qui avait mené au coupable. Mais quand les éléments pratiques résistaient et ne permettaient pas de désigner tel ou tel, alors il n’y avait pas d’autre choix que de s’immerger dans l’univers des libres rêveries et de leurs idées envasées, de tenter de les faire éclore, de forcer leur naissance. Il ne connaissait pas d’autre méthode.

« Cordial », « ouvert », « chaleureux », il lui semblait qu’il n’avait jamais autant entendu ces mots en si peu de temps. Johan d’ailleurs avait été plus que cordial en offrant ces fleurs à Retancourt. Et le tueur, où mettait-il ses gants, nom de Dieu ? Et les sacs en plastique avec lesquels il protégeait ses chaussures ? Le lendemain de la mort de Gaël, les flics de Matthieu avaient retenu les camions de ramassage, le temps de fouiller vainement une cinquantaine de poubelles publiques aux alentours. Le type devait les fourrer dans ses poches et laver le tout chez lui. À moins qu’il n’utilise un chiffon pour entourer le manche du couteau et le fasse brûler à son retour.

À vingt heures quinze, après une marche infructueuse et un long temps de repos passé les pieds dans la rivière, Adamsberg s’avançait vers l’auberge et entendit les échos d’un vacarme qui s’amplifiait à mesure qu’il s’en approchait. Il s’arrêta net. Il avait tout à fait oublié que ce soir, il y avait fête pour l’anniversaire de Johan. Fête privée pour soixante invités, aux limites de la contenance de la salle. Non seulement il n’avait pas prévu de cadeau, non seulement il n’y connaîtrait à peu près personne, mais surtout il se tenait loin de ce genre d’événement, de ces mêlées bruyantes où s’échangeaient dans une foule dense des paroles toutes faites, échauffées par l’alcool et cent fois entendues. Sans savoir pourquoi, ces soirées excitées et tumultueuses le rendaient aussitôt mélancolique. Il lui prit l’envie de fuir – il l’avait souvent fait – mais il ne pouvait pas faire cela à Johan. Il allait donc entrer à l’auberge, le temps de saluer le patron et de faire ainsi preuve de sa présence, puis il repartirait marcher en y repassant de temps à autre.


Le trottoir et la chaussée devant le restaurant étaient déjà encombrés au point qu’on ne pouvait pas saisir un seul mot. Adamsberg se glissa dans l’auberge qui sentait la sueur et les vapeurs d’alcool, parvint à attirer l’attention de Johan et lui fit un grand signe de la main. Ce devoir accompli, il se faufila à nouveau parmi les convives et rejoignit les vieilles ruelles, d’autant plus désertes que la fête avait vidé les rues. Sa pensée se tournait vers son hérisson, que la vétérinaire estimait ce matin hors de danger. Il souriait à l’idée que dans une semaine, son animal retrouverait son territoire. Il tourna dans la rue de l’Arbre Penché et distingua au loin une masse effondrée sur le trottoir. Non, se dit-il, trop tôt pour avoir bu à ce point, et il pressa le pas jusqu’à l’homme allongé sur le dos. Il s’agenouilla, hébété, consterné, et lui prit le pouls. Puis il appela Matthieu, Berrond, Noël et les autres, mais personne n’entendait son portable dans le vacarme de la fête qu’il maudit.

— Le docteur arrive, tenez bon, dit-il.

Le blessé faisait un effort visible pour parler et Adamsberg enclencha le mode enregistrement de son portable.

— Salopard, imposteur, menteur… C’était pas… C’était un… C’était… brian… Prévenez le docteur… Vite…

— Il est en route, assura Adamsberg qui quitta l’homme pour courir jusqu’à l’auberge.

Dans la grande salle, il bouscula les invités qui le séparaient de Matthieu et attrapa le docteur Jaffré au passage.

— Grouillez, docteur, dit-il en haletant. Une autre victime, dans la rue de l’Arbre Penché. Il parle encore, il vous réclame. Matthieu, suis-moi, on file. Retancourt, appela-t-il en se frayant un passage, rassemblez nos gars, bouclez immédiatement les deux sorties de l’auberge, prévenez l’équipe technique, et qu’on dresse la liste des noms de tous les invités. Veyrenc et Noël, bloquez la ruelle et passez-la au peigne fin.

— Quelle ruelle ? cria Veyrenc dans le tumulte.

— Rue de l’Arbre Penché ! Faites vite !

Le docteur était déjà accroupi quand Adamsberg et Matthieu le rejoignirent en courant.

— C’est le maire, Matthieu, c’est le maire ! cria Adamsberg. Un couteau Ferrand. Rivets argentés.

— C’est terminé, dit le médecin en se relevant. Nom de Dieu, le maire, je ne peux pas croire qu’il ait tué le maire.

— Quelle heure est-il ? demanda Adamsberg.

— Vingt heures quarante, dit Matthieu.

— Il était déjà à la fête quand j’y suis arrivé, à dix-neuf heures dix, ajouta le médecin. Il faisait un petit discours.

— Vous avez remarqué quand il est sorti ?

— Voyons… J’ai eu un appel à… – donnez-moi une seconde que je vérifie – à vingt heures quinze précises. Je ne pouvais rien entendre car Johan avait entonné un de ses chants favoris. Je me suis éloigné vers la porte et j’étais au téléphone depuis dix minutes quand le maire m’a salué de la main en partant. Il a donc dû quitter les lieux vers vingt heures vingt-cinq.

— Vous n’avez vu personne s’en aller pour le suivre ?

— Non, il y avait foule sur le pas de la porte et je suis revenu dans la salle.

— Matthieu, demande à nos agents si on a vu quelqu’un quitter les lieux vers vingt heures vingt-cinq.

— Une seconde, dit le médecin, on a là un truc inhabituel, dit-il en désignant la main du cadavre. Je pense que c’est un œuf.

— Comment cela, un œuf ? dit Matthieu.

— Un œuf, vous connaissez cela ? Le truc que pond la poule ? Photographiez son poing, que je puisse ensuite desserrer ses doigts.

Adamsberg prit plusieurs clichés et le docteur ouvrit doucement la main du maire.

— Aucun doute, dit-il. C’est bien un œuf.

— Vous voulez dire que le tueur a placé un œuf dans sa main et l’a écrasé en refermant son poing ?

— Ça paraît l’évidence. Je vois mal le maire arriver avec un œuf à l’anniversaire de Johan pour s’amuser à le jeter à travers la salle. Désolé, ajouta-t-il, je suis à cran. Le maire était un grand ami.

Retancourt et Noël avaient exploré en vain tous les recoins de la ruelle ayant pu servir de planque à l’assassin et rejoignirent leurs collègues à l’auberge pour aider aux interrogatoires. Adamsberg et Matthieu attendirent que les photographes aient levé le camp et que le corps fût chargé dans l’ambulance qui l’emmenait à Combourg pour reprendre à pas lents le chemin de l’auberge.

— Un œuf, répétait Matthieu. Un œuf. Il se fout de notre gueule ?

— Non, il prend de l’assurance. Il mène le jeu et il en rajoute. Mais en en rajoutant, il nous oriente.

— Vers quoi ? « Tuer dans l’œuf » ? Le maire aurait étouffé une affaire ?

— Je ne crois pas que ce soit le sens. J’ai filmé le maire avant qu’il ne décède. Il a parlé.

— Tu te souviens de ses mots ?

— Mieux que cela. Je les ai enregistrés. Je vous ferai écouter cela tout à l’heure. Prépare-toi, tu ne vas pas aimer.


Une heure et demie plus tard, les quelque soixante invités étaient libérés et pas un seul d’entre eux, dans la cohue, n’avait pu dire qui était sorti ou rentré, et à quelle heure. Parmi les suspects, deux d’entre eux assistaient à la soirée : le plombier Le Roux et l’instituteur Kerouac. C’était tout ce qu’on avait pu apprendre, autant dire rien. Les huit flics s’étaient regroupés à une table, muets, atterrés, tandis que Johan, accablé, leur servait un remontant.

— Mon Dieu, commissaire, il a tué le maire ! Il a osé tuer le maire !

— Il monte en puissance, Johan. Plus rien ne lui fait peur.

— Je ne pense pas qu’on va boire, Johan, dit Matthieu.

— C’est un toast à sa mémoire, dit fermement l’aubergiste.

— Levons nos verres et avalons-le ensemble, cul sec, approuva Matthieu. Adamsberg, dit-il en reposant brutalement son godet vide, tu as enregistré les dernières paroles du maire.

— Je t’ai prévenu, dit Adamsberg en déposant son téléphone au centre du cercle des agents, qui se resserrèrent autour de l’appareil : ça ne va pas te plaire.

— Envoie l’enregistrement, bon Dieu, dit Matthieu en haussant impatiemment le ton.

Adamsberg enclencha et la voix de la victime s’éleva, nette et claire : « Salopard, imposteur, menteur… C’était pas… C’était un… C’était… brian… Prévenez le docteur… Vite… »

Les agents tressaillirent, il y eut des mouvements, des murmures, des exclamations et Matthieu, pâle, leva une main pour réclamer le retour au calme. D’un geste, il demanda à son collègue de repasser l’enregistrement, qu’il écouta trois fois, dents serrées, dans un silence de plomb. Puis il releva la tête.

— Ce coup-ci, c’est mort, dit-il d’une voix lente et creuse. Chateaubriand est cuit, que le ministre le veuille ou non. « C’était… brian. » Le maire le nomme sans équivoque. Tu peux cesser de te démener, Adamsberg, et de nous faire cavaler après tes puces, tu n’arriveras pas à le sortir de là.

— N’en sois pas si sûr. Très bon, votre vin, Johan. Merci.

— Et toi, tu parles de vin ! réagit soudainement Matthieu, durcissant le ton. Tu parles de vin alors qu’on a échoué, que Louviec est en deuil, que Josselin va partir en taule et qu’on va tous sauter ! Toi, toi que le ministre nous a envoyé de Paris pour faire des miracles, tout ce que tu trouves à dire, c’est de parler de vin !

Adamsberg marqua une pause. La tension agressive de Matthieu s’étendait à toute l’équipe – à l’exception de Retancourt et de Veyrenc, qui ne semblaient pas s’en faire – et cela ne donnait rien de bon. Adamsberg toisa son collègue d’un regard calme.

— On ne fait pas de miracles avec un cinglé, dit-il doucement.

— Alors à quoi bon ta venue ? cria Matthieu en quittant brutalement sa place.

— Ça lui arrive parfois, chuchota Berrond, pendant que Matthieu allait et venait à grands pas à travers la salle. Ne le prenez pas pour vous, commissaire, cela va passer.

— Bien sûr que je le prends pour moi, dit Adamsberg à voix haute avec un infime sourire. Il n’a pas tort d’ailleurs. Josselin paraît en posture délicate.

— « Posture délicate » ? cria de nouveau Matthieu en revenant vers la table. C’est cela que tu penses ? Alors que, je l’ai dit, Josselin est cuit, mort ! Et nous avec !

— Tu oublies l’œuf, dit Adamsberg, qui sortit d’un geste tranquille une cigarette chiffonnée de sa poche et l’alluma à la flamme de la bougie.

— On se fout de cet œuf ! s’énerva Matthieu.

— Eh bien pas moi. Je ne pense qu’à lui.

— Et moi non ! Le maire a accusé Chateaubriand, Chateaubriand l’imposteur, Chateaubriand le salopard, le menteur, et on ne peut pas sortir de là !

— Si, on le peut. Tous sont au courant, pour l’œuf ?

— Tous. Et ils sont d’accord avec moi. Et ils ne savent pas quoi faire de ton foutu œuf. Sauf Retancourt, semble-t-il.

— Ce n’est pas mon foutu œuf, Matthieu, dit Adamsberg en conservant toujours son calme. C’est le foutu œuf de tout le monde. Fais ce que tu veux, va ou reste, moi, je n’en ai pas fini. Et si tu veux bien m’en laisser le temps, j’aimerais que tous regardent le film de la mort du maire, sur grand écran. Mercadet, vous avez fait ce que je vous ai demandé ?

— C’est prêt, commissaire, dit Mercadet, en posant son ordinateur sur la table.

— L’image est distincte ? Le ciel était sombre et le jour commençait à tomber.

— Très bonne, je l’ai éclaircie. Et fait un gros plan sur le visage.

— Merci, lieutenant. Placez votre bécane au milieu de la table et vous, dit-il en faisant le tour des visages des agents, secoués par l’attaque de Matthieu, serrez-vous pour que chacun puisse bien voir. Si j’ai demandé à Mercadet d’agrandir et de travailler l’image, c’est pour que vous observiez avec la plus grande attention les mouvements des lèvres du maire quand il dit « brian ». J’ai noté sur mon carnet « brian/brion » parce que je n’étais pas convaincu de ce que j’avais entendu. Mais d’abord…

— On a tous parfaitement entendu ! coupa Matthieu, exaspéré. Il a dit « brian ».

— Mais d’abord, reprit Adamsberg, sans s’arrêter à l’interruption de son collègue, répétez chacun muettement, sans parler, « brian » puis « brion », plusieurs fois de suite, et concentrez-vous sur le déplacement de vos lèvres. C’est assez différent. Prenez votre temps. Vous êtes prêts ? demanda-t-il après un instant, quand les agents eurent achevé docilement l’exercice. Parfait. Mercadet, lancez le film.

La voix du maire retentit à nouveau dans le silence, tous les yeux fixés sur ses lèvres. « Salopard, imposteur, menteur… C’était pas… C’était un… C’était… brian… Prévenez le docteur… Vite… »

— On peut revoir ? demanda Berrond.

— Autant que nécessaire, dit Adamsberg en apercevant Matthieu qui, toujours debout et bras croisés, s’était rapproché et se penchait vers l’écran. Lieutenant, allez-y.

La manœuvre fut répétée deux fois, puis Mercadet coupa la machine.

— Eh bien, qu’en pensez-vous ? demanda Adamsberg.

— Il a dit « brion », dit Matthieu dans un souffle de soulagement, approuvé par les autres agents.

— Et non pas « brian », dit Retancourt. Le mouvement de ses lèvres est très net.

— C’était clair dès le départ, dit Veyrenc.

— À cause de l’œuf, dit Adamsberg.

— Bien sûr.

— Mieux valait vérifier sur ses lèvres, et mieux valait huit paires d’yeux. Nous sommes donc d’accord : le maire n’a pas prononcé le nom de Chateaubriand. En outre, il a dit « C’était un… », puis a repris « C’était… brian ». Est-ce qu’il aurait dit « c’était un Chateaubriand » ? Évidemment non.

— Non, répéta Matthieu d’une voix enrouée, ne sachant comment revenir sur son éclat et les violentes attaques dont il avait accablé son collègue, le discréditant devant tous. Alors qu’Adamsberg avait eu raison.

La seule chose qu’il sut faire fut de se rasseoir à sa place sans dire un mot. Il avait tout gâché et s’en voulait au point d’en oublier le meurtre. À quoi bon les mots ? Quelles que soient les excuses qu’il pourrait lui présenter, Adamsberg ne lui pardonnerait pas. Ce en quoi il se trompait. Le commissaire fouilla de nouveau dans sa poche et en tira une nouvelle cigarette, tout aussi chiffonnée, qu’il prit soin de redresser de son mieux en la lissant lentement. Puis il se tourna vers Matthieu et, tout en lui jetant son si rare regard perçant, il la lui tendit et approcha la bougie. Matthieu soutint ce regard, hocha lentement la tête puis alluma la cigarette à la flamme. Tout était dit, et Matthieu sentit son corps se détendre et son esprit frôler l’admiration. Car aurait-il été capable d’une telle conduite ? Il en doutait beaucoup.

— Je dînerais volontiers, Johan, dit Adamsberg, s’il ne se fait pas trop tard, et Johan disparut aussitôt dans sa cuisine.

— Mais, dit Berrond en fronçant les sourcils, je ne saisis toujours pas cette affaire de l’œuf.

— L’œuf est a priori dénué de sens, répondit Adamsberg, mais ce n’est plus le cas quand on sait qu’il a prononcé « brion ».

— Il a voulu dire « embryon », cria soudain Verdun.

— C’est cela même, Verdun.

Johan apportait les assiettes et les plats, il lui restait de quoi nourrir vingt personnes. Le buffet qu’il avait préparé était royal et les agents se jetèrent dessus. Mercadet demanda un double café.

— Le tout est à présent de comprendre pourquoi il a écrasé un embryon dans la main du maire, dit Noël, la bouche pleine.

— Il est possible que cet embryon anéanti se rapporte à un avortement, dit Adamsberg. Quoi d’autre ?

— Rien, dit Retancourt. Cela signifie bien « avortement ».

— Ce qui nous donne enfin une ligne à suivre pour le mobile du tueur, dit Verdun. Une affaire d’avortement.

— Mais quel type d’affaire ? dit Adamsberg. Officielle ? Clandestine ? Une seule ? Plusieurs ? Ou bien le principe même en général ? En tous les cas, une affaire qui touche le tueur de près, c’est peu de le dire. Supposons qu’il ait perdu un embryon, un fœtus, pourquoi sa rage le pousserait à tuer des personnes comme Gaël, Anaëlle, le maire ? Parce que eux l’auraient « écrasé » volontairement, cet embryon ? S’il a perdu un fœtus et ne l’a jamais supporté, sa colère le porterait alors à tuer ceux qui l’auraient fait intentionnellement : des hommes poussant la femme à se débarrasser du fœtus, une femme le décidant d’elle-même. Peut-on imaginer Gaël et le maire ayant mis chacun une femme enceinte, et tenant au secret ? Mais pourquoi pas ? Ce qui reste étonnant, c’est pourquoi le maire a employé le mot « embryon » et non pas « fœtus ». Ce n’est pas anodin.

En même temps qu’il parlait en mangeant à son rythme, Adamsberg avait observé le visage de Berrond qui s’était crispé et sa posture, qui s’était voûtée. Peut-être était-il contre l’avortement ou bien le sujet le gênait.

— Ce qui laisse penser que ces avortements auraient été clandestins, dit Veyrenc.

— Juste, dit Mercadet. Imaginons que le maire ait eu une liaison, évidemment confidentielle, et que sa compagne se soit retrouvée enceinte. Il était bien placé pour savoir que tout se devine, se renifle et se murmure à Louviec. Si bien qu’une visite chez le médecin, un séjour en clinique, tout cela aurait multiplié les risques d’ébruiter la vérité. Dans le cas du maire, un avortement officiel aurait fait scandale.

— Gaël, demanda Adamsberg à Matthieu, tu m’as bien dit qu’il était marié ?

— Oui. Je ne la connais pas, mais selon Johan, c’est une femme sympathique et qui est restée assez belle. Ce qui n’empêchait pas Gaël d’avoir une maîtresse.

— Et surtout, c’est l’épouse qui a la galette, intervint Johan. Héritage de son père. Ce qui explique que, même avec les tarifs que je pratique, Gaël pouvait se permettre de venir dîner ici si souvent, dîner et boire. Et ce n’était pas que du cidre. Alors un avortement au grand jour, pensez-vous, hors de question. Sa maîtresse a dû s’arranger, comme on dit.

— Johan, dit Adamsberg, nous parlons sans contrainte devant vous car Matthieu nous a assurés que vous étiez une tombe. Le contrat tient toujours ? Rien ne filtrera de cette affaire d’œuf ?

— Pas un éclat de coquille.

— Merci Johan. Et vous en connaissez, des… arrangeuses ?

— Je reprendrais bien une part de votre pâté de lapin, dit Retancourt.

— C’est comme si c’était fait, Violette. Des arrangeuses ? Il y a bien des noms qui courent, ici comme à Saint-Gildas, comme à Combourg. Mais je n’aime pas donner des noms quand je ne suis sûr de rien.

— On pourrait commencer par aller voir Gwenaëlle, proposa Veyrenc. Sa cousine s’est peut-être fait avorter quand elle était plus jeune et vivait encore chez sa tante.

— Mais tout cela n’explique pas les premiers mots du maire, dit Adamsberg. « Salopard, imposteur, menteur. » De qui parlait-il ? De son assassin bien sûr. Qui aurait dupé tout Louviec depuis des années. Mais dupé comment ? Avec un faux nom ? Et pour quoi faire ? Échapper à un crime commis ailleurs ?

— Il a peut-être dézingué la fille qui s’était débarrassée du fœtus, de son fœtus, dit Retancourt. Puis a disparu dans la nature, et est réapparu à Louviec sous un autre nom.

— Et un autre visage ? dit Adamsberg, sceptique. Un faux nom ne transforme pas un visage. Mercadet, c’est un gros boulot, mais regardez dans les fichiers si vous trouvez un type qui correspondrait, ici ou dans les environs proches. Un type qui aurait dans les cinquante ans aujourd’hui.

— Je vais tenter le truc, dit Mercadet qui adorait les gros boulots et singulièrement ceux qui paraissaient irréalisables. Comme on ne sait même pas où cela aurait pu se produire, je vais entrer dans le fichier par les critères « assassinat », « femme », « avortement », « clandestin », « Ille-et-Vilaine ». On ne peut pas dire que ce soit précis.

— Tentez toujours, lieutenant, et laissez tomber si c’est impossible.

— À propos des « arrangeuses », dit Matthieu, je suis certain que la Serpentin aurait son mot à dire. Mais comment le lui faire cracher ? Il y a une loi du silence là-dessus.

Adamsberg attrapa son portable à la première sonnerie et fit comprendre à ses collègues qu’il s’agissait du légiste. Il brancha le haut-parleur.

— C’est à croire, dit le médecin, que ce type ne connaît qu’une seule et unique manière de tuer. Le trajet du couteau est identique, en léger biais, avec un fléchissement et une reprise jusqu’à la garde. Faux gaucher, toujours.

— Docteur, avez-vous examiné l’œuf ?

— Non, je dois dire que non.

— Pourriez-vous regarder le jaune et me dire s’il était ou non fécondé ?

— Donnez-moi un instant. Oui, dit-il en revenant en ligne, il y avait l’embryon.

— Et les piqûres de puces ?

On entendit le médecin soupirer.

— Cinq, commissaire, à la base du cou. Toutes fraîches.

— Possible, dit Adamsberg en reposant son téléphone, que le tueur ait miré l’œuf avant de le choisir. Qu’il n’ait pas voulu prendre un œuf stérile.

— Non, cela ne fonctionne pas, intervint Mercadet. « Assassinat », « femme », « avortement », « clandestin », cela ne me donne rien en Bretagne.

— Il y a un dernier truc qui me chiffonne, dit Adamsberg. Pourquoi le maire a-t-il dit « Prévenez le docteur » et non pas, plus normalement : « Appelez le docteur » ?

— Commissaire, dit Verdun, il était mourant. Alors, « prévenez » ou « appelez », ça ne fait pas une grande différence.

— Tout de même, dit Adamsberg. Avant le second et fatal coup de couteau, on peut supposer que le tueur parle à ses victimes. C’est en tout cas ce que nous enseigne le cas de Gaël. Le maire a donc pu savoir qu’il mourait pour une affaire d’embryon et a peut-être voulu mettre le médecin à l’abri. « Prévenez le docteur. » Moi, j’y entends : « Prévenez le docteur du danger qu’il court. » Enfin, c’est ainsi qu’on peut voir les choses.

— Toi, dit Veyrenc. Mais c’est très hasardeux.

— Oui, Louis. Surtout, conclut-il en faisant un tour de table, pas un mot à qui que ce soit de cette question d’œuf et encore moins à un journaliste. Il nous faut garder cet atout pour nous.

Berrond se rappela une fois de plus la mise en garde de Matthieu : « N’essaie pas toujours de comprendre. »


Il était tard quand les huit flics remercièrent et saluèrent chaleureusement Johan.

— Tu n’as pas eu un bel anniversaire, lui dit Matthieu qui s’attardait.

— Si, dit Johan, j’ai eu le temps d’admirer votre boulot. Et si je suis affligé pour le maire, je suis content pour Josselin. Il en a dans le crâne, cet Adamsberg, à sa manière peut-être, mais il en a. Son idée que le maire n’avait pas voulu dire « Chateaubriand », je sais pas qui l’aurait eue.

— Dire que je l’ai attaqué, que je lui ai gueulé dessus comme un véritable crétin, alors que j’étais dans mon tort sur toute la ligne.

— Si j’étais toi…

— … je m’excuserais.

— Quelque chose comme ça. Efforce-toi. Parce que, t’as remarqué, c’est pas facile de s’excuser, et y’a pas beaucoup de gens qu’ont le cran de le faire.

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