XXX

La soirée dura longtemps dans l’auberge surchargée de Johan, comme tous les dimanches. Josselin s’éclipsa assez tôt et Adamsberg le complimenta longuement. Les huit flics savaient à présent qu’un lien existait très sûrement entre le tueur de Louviec et la bande de Robic. Et que, dès demain, ils auraient à épingler cet Hervé Pouliquen, 33, rue de la Verrerie, si c’était bien lui. Matthieu avait déjà prévu d’apporter des casques et des gilets pare-balles, dès l’instant où ordre avait été donné par Adamsberg de se saisir de l’homme vivant et apte à parler. Seule une balle dans un des membres était autorisée en cas de légitime défense, et tous savaient comment tirer sans atteindre une artère. Ils examinèrent à nouveau le plan cadastral puis la photo, fournie par Mercadet, de la maison à cerner. Une longère traditionnelle remise en parfait état, posée au milieu d’une grande étendue de prairies. Des sorties par l’avant et l’arrière, et une par le côté via l’ancienne grange convertie en garage. D’après Josselin, l’homme était sans profession officielle et vivait – en apparence – des rendements de ses terres et d’une activité de chauffeur en free lance.

— Demain matin, dit Adamsberg, j’irai seul repérer les lieux avec une voiture banalisée, vérifier que l’homme est chez lui, puis j’envisagerai la meilleure manière d’opérer. Si vous me cherchez ensuite, je serai allongé sur le grand dolmen.

— En train de réfléchir, dit Noël d’une voix traînante et un peu moqueuse.

— Pourquoi pas ? On a de la chance, la télévision retransmet un match à vingt heures, mais un autre avant aussi, à quatorze heures. Rien de tel pour retenir un gars sur son canapé, fût-il un tueur. Attention, tous : ne perdez pas de vue une seconde qu’il tire de la main gauche. C’est traître quand on ne s’y attend pas. On se retrouve à midi ici, personne ne boit, et on décolle à treize heures trente.

— Et pourquoi qu’on ne va pas l’entauler tout de suite ? demanda Johan.

— Parce qu’il nous faudrait un mandat d’arrêt, expliqua Adamsberg, et que les seuls faits qu’il soit gaucher, que son visage ressemble à celui vu sur une très vieille photo de classe et qu’il ait été aperçu parlant à Robic ne sont pas incriminants. On ne va pas l’arrêter, Johan, on va aimablement le cueillir de force pour l’interroger au motif de suspicion dans le cadre d’une affaire criminelle. Rien de plus.

— Alambiqué, ton truc. Ça serait que de moi, j’irais de suite lui mettre la tête au carré et le coller en cellule sans faire des manières. Et c’est quoi qui m’en empêche ?

— La loi, Johan.

— La loi, la loi, bougonna Johan. Qu’est-ce qu’elle fait ta loi, à part laisser cette bande d’assassins libres comme l’air ?

— Il faut des preuves, Johan. Ou des motifs de suspicion qui pèsent lourd.

— Ben on en a.

— Non. C’est pourquoi je dois réfléchir. J’ai déjà prévenu le divisionnaire, à lui de voir s’il saisira le juge.

— Si tu le dis, ronchonna Johan qui, au fond de lui, adhérait aux arguments d’Adamsberg.

Matthieu reprit une part du gâteau qui traînait encore sur la table et leva la main pour mettre un terme à la discussion.

— Étonnant, ce Chateaubriand, non ? dit-il.

— Sa cueillette des champignons est tout aussi féconde que celle des hommes de Robic, dit Adamsberg en se levant.

— Et extravagante, dit Matthieu.

— Mais qui ne s’est pas aperçu que Josselin, sous ses allures policées, accomplies, paisibles, était un extravagant ? dit Veyrenc.

— C’est évident, dit Adamsberg, il extravague.

— Verbe très inusité, Jean-Baptiste. Inexistant, même.

— Je l’adopte et refais ma phrase : demain matin, après avoir reconnu les lieux chez Pouliquen, j’irai extravaguer sur mon dolmen.

— Qu’est-ce qu’il a, Johan ? demanda soudain Retancourt.

Personne ne s’était aperçu pendant la conversation que l’aubergiste, debout près de la table, s’était paralysé, figé telle une grande statue de marbre tant il était blanc, une assiette serrée dans chaque main, les yeux fixes. Matthieu se leva aussitôt.

— Ne vous en faites pas, je m’en charge. Berrond, ouvre la porte.

Et sans plus s’occuper du géant immobile, Matthieu tourna lentement autour de la table, fermant de temps à autre ses mains dans le vide, jusqu’à ce que tout le monde comprenne qu’il cherchait à attraper un gros et lourd papillon de nuit, brun-roux, au corps velu, qui voletait maladroitement en heurtant un lampadaire. Johan le suivait passionnément des yeux en se mordant la lèvre.

— Je l’ai, dit Matthieu en refermant ses mains en coquille autour de l’animal pour ne pas abîmer ses ailes.

Le commissaire le lâcha au-dehors et boucla la porte.

— Un simple bombyx, dit-il, un papillon de nuit aussi inoffensif que tous ses congénères. Mais Johan, expliqua-t-il en chuchotant, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, a une telle terreur des papillons de nuit que ces pauvres bêtes ont le pouvoir de le pétrifier sur place. Sa hantise, c’est le grand sphinx tête de mort, aussi anodin que son collègue, mais de plus en plus rare. Il n’en a vu qu’une seule fois et c’est Josselin qui l’en a débarrassé. C’est bon, Johan, dit-il en secouant gentiment son épaule, il est parti.

— Pardon, dit Johan en se laissant pesamment tomber sur une chaise, et merci, Matthieu. Allez, tous, je sais que vous devez dormir.

— Il extravague, dit Retancourt, une fois l’équipe dans la rue, inapte à comprendre qu’on puisse à ce point redouter un bombyx. Il fait cela avec tous les papillons de nuit ?

— Pas avec les noctuelles, expliqua Matthieu, qui sont plus petites.

— Un jour, Retancourt, je tenterai de vous instruire de tous les méandres des extravagances, dit Adamsberg en souriant. Mais la tâche sera rude.

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