VI

Dans le train du retour, Danglard annonça à Adamsberg la capture de Sim l’anguille, dans un hôtel modeste à vingt pas du Dé Chanceur. La découverte de sa nouvelle planque revenait à Estalère. Ils avaient trouvé Simon en compagnie de cinq hommes armés. Ils n’étaient venus qu’à trois, et avaient hésité à appeler des renforts.

Le lieutenant Retancourt, qu’Adamsberg considérait comme la déesse polyvalente de la Brigade, en raison d’une puissance ahurissante qu’elle pouvait, selon lui, convertir en talents multiples au gré des situations, à l’exception de la délicatesse et de la grâce, s’était opposée fermement à l’option « appeler des renforts ». À trop attendre, ils risquaient de se faire repérer et de perdre leurs proies. Retancourt avait donc ouvert sans bruit la serrure avec son passe et était entrée la première – ce genre de gars ne craint pas une femme, si imposante soit sa carrure –, suivie dans l’ombre par le brigadier Noël et le lieutenant Veyrenc. Avant de donner la moindre explication ou réponse aux questions, elle avait mis au sol trois des hommes, sérieusement sonnés, dont Sim. Le terrain était déjà bien dégagé et elle tenait Sim sous la menace de son arme, permettant à Noël et Veyrenc d’immobiliser un quatrième comparse. Deux étaient en fuite. Le canon du pistolet sous le cou, Sim avait compris qu’il n’avait pas affaire à un adversaire ordinaire et avait livré l’emplacement où était planquée la marchandise.

Adamsberg sourit, imaginant précisément la scène. Entre-temps lui était parvenu un message de Matthieu qui l’informait que des recherches plus poussées du médecin légiste indiquaient clairement que le couteau avait été utilisé par un gaucher. Les profondes entailles déviaient en effet un peu vers la droite. Cela changeait tout pour le commissaire, ne lui restait plus qu’à lister les gauchers. Adamsberg s’éloigna dans le sas pour téléphoner à son collègue.

— Combien d’habitants à Louviec ? demanda-t-il.

— Mille deux cent vingt-trois.

— Tu retires les moins de quinze ans, restent environ mille, calcula Adamsberg en consultant les courbes d’âge sur son portable.

— Et les personnes âgées.

— Matthieu, t’as des types de soixante-quinze ans qui sont sacrément solides. Mais admettons : sans les plus de soixante-quinze ans, te restent environ huit cent soixante-dix. Tu ne gardes que les gauchers, ça te laisse tout de même quelque cent trente personnes, ce qui n’est pas rien.

— Ça restreint tout de même sacrément les recherches.

— Non, ça te les concentre. Tu n’as pas remarqué, pendant l’interrogatoire de Josselin ?

— Quoi ?

— Josselin fume de la main gauche.

— T’en es certain ? cria presque Matthieu.

— Certain. Et si tu laisses l’information fuiter, on ne pourra plus retenir ton divisionnaire et Josselin se retrouvera en taule. Cependant, Matthieu, n’importe quel droitier peut frapper de la main gauche pour détourner les recherches. C’est un vieux truc et tu le connais aussi bien que moi. Mais dans ce cas, le plus souvent, le bras n’a pas assez de force pour enfoncer la lame d’un seul coup jusqu’à la garde, et le couteau va bifurquer légèrement pour être réenfoncé ensuite à fond. Il est doué ton légiste ?

— Très compétent et passionné par son boulot.

— Demande-lui en urgence d’examiner en détail, vraiment en détail, à l’IRM, le tracé des blessures. Tu peux me rappeler dès que tu as le résultat ? Pour le moment, garde ça pour toi. Ce qui me trouble, c’est pourquoi quelqu’un cherche à incriminer Josselin : le couteau, et maintenant la main gauche. Sans parler de la réapparition du Boiteux qui fait tourner les regards vers un Chateaubriand. Tu ne lui connais vraiment pas d’ennemis ?

— Pas un seul, mais je ne connais pas les mille adultes de Louviec.

— Pas un seul sauf Joumot et sa sœur, la Serpentin. Cherche un peu de ce côté-là, mets un ou deux hommes là-dessus si tu as le temps. Qu’est-ce qu’ils ont contre lui ? Et qui est d’accord ?

— Je le ferai. Qu’un tueur tente de faire porter le chapeau à un autre type, c’est du classique. Mais t’as déjà vu un gars tuer avec pour seule intention d’en coller un en taule ?

— Très rarement, mais c’est arrivé. Et ton affaire recèle quelque chose de très particulier, de remarquable, même. Et cela, tu ne dois pas le perdre de vue.

— Remarquable ? Le garde-chasse se fait poignarder dans la rue juste après avoir déversé des chapelets d’insultes. Cela arrive partout. À Louviec comme ailleurs. Je ne vois rien de remarquable à Louviec.

— Et moi je vois Josselin-Arnaud de Chateaubriand. Le sosie d’une des plus grandes plumes de France, l’« incarnation », d’une certaine façon, d’un de ses plus grands génies. Pour comble, l’homme est cultivé, raffiné, élégant, célèbre et plutôt beau. Si bien que, même sans arrogance et à son corps défendant, il domine de loin tous les habitants de Louviec. Crois-moi, il doit y avoir quantité de femmes qui y sont très sensibles. Ce qui rend fatalement quantité d’époux amers et jaloux qui ne portent pas le héros dans leur cœur. Sa déchéance en prison ne serait pas pour leur déplaire. Et parmi eux, l’un pourrait aller jusqu’à tuer pour le faire accuser.


Après avoir raccroché, Matthieu ressentit le besoin de s’isoler en allant boire un café. Lui, l’indépendant, le commissaire performant, réalisait qu’il se mettait dans la roue du commissaire Adamsberg. Il l’appelait à la moindre nouvelle, non seulement écoutait son avis mais s’y conformait. Tel l’insecte revenant vers le lampadaire, il recherchait ses opinions et conseils, dans une affaire qu’il aurait pu résoudre seul et qui ne regardait pas Adamsberg. Il connaissait sa réputation, ce qu’on lui reprochait comme ce qu’on admirait, le désordre de sa logique, les sentiers sinueux et inusités qu’il empruntait, ses cheminements qui pouvaient demeurer des énigmes, le respect voire le culte qu’il suscitait, ou bien l’antipathie, le rejet. On aurait pu tout autant le traiter de flemmard que de génie. Son visage singulier reflétait un peu de tout cela. Anguleux, brun, le nez busqué, les yeux doux perdus dans le flou, sauf quand le regard se précisait brusquement, les lèvres inégales au sourire séduisant qui en avait troublé tant d’autres, accompagné de sa voix un peu chantante. Mais ce n’était pas ce sourire, si charmeur soit-il, qui propulsait Matthieu vers Adamsberg, contre sa volonté. C’était précisément sa vision si décalée des choses, ses étrangetés, son absence totale de classicisme. Très bien, conclut Matthieu en achevant sa seconde tasse de café, il lui fallait rompre avec ce qu’il considérait comme une faiblesse inédite de sa part. Cette affaire était sienne et il était homme à la mener à bout sans l’aide de l’ondoyant commissaire.

Il le rappela pourtant dès qu’il eut la réponse du légiste. Il devait reconnaître qu’Adamsberg ne s’était pas trompé.

— Tu avais raison. La lame a dévié son trajet d’un rien au lieu de filer droit jusqu’à la garde.

— Alors tu as bel et bien affaire à un faux gaucher. Ce qui élimine Josselin et grossit le nombre de tes suspects potentiels.

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