IV

Peu avant l’heure de l’interrogatoire à Combourg, Adamsberg se glissa dans le bureau de Matthieu avec quinze minutes d’avance. Les deux hommes échangèrent une solide étreinte et Matthieu examina son collègue.

— Tu n’as pas beaucoup dormi.

— J’ai dû régler une affaire à l’aube, j’ai un peu somnolé dans le train.

— Je te fais un café.

— S’il te plaît. Tu as eu Josselin au téléphone ?

— Oui, j’ai jugé préférable de ne pas l’informer du meurtre de Gaël par texto. Je l’ai simplement prié de rallier la gendarmerie de Combourg au plus vite, j’ai dit que j’avais besoin de lui, mais il n’a consulté son portable qu’à midi et demi.

— Réponse ? demanda Adamsberg en avalant son café à grandes gorgées. J’ai le temps d’allumer une cigarette ?

— On a neuf minutes, dit Matthieu en offrant du feu à son collègue, qui cherchait en vain son briquet dans toutes ses poches. Réponse aimable et neutre. Il finissait ses courses à Combourg et sera là à l’heure demandée. Il est bien entendu que tu ne poses aucune question, ce serait irrégulier.

— Cela va de soi, Matthieu.


À quatorze heures précises, Josselin frappa trois coups légers et entrouvrit la porte.

— Entrez, Josselin, asseyez-vous, dit Matthieu en lui serrant la main.

— Tiens, dit Josselin en souriant, Adamsberg. Vous ne pouvez plus vous passer de nous ?

— D’ultimes détails à régler. J’ai fait un crochet par Louviec et suis revenu saluer le commissaire.

— Et pour que vous ayez fait un crochet par Louviec, c’est qu’il s’est passé quelque chose.

Josselin s’affairait en même temps à brosser le bas de son épais pantalon de toile pour le débarrasser de la terre récoltée dans les bois. Pour se balader en forêt, il ne revêtait pas ses habits de vicomte.

— Pardon, dit-il soudain en se redressant. Je salis le bureau, veuillez m’excuser, je me conduis comme un malappris. Simple réflexe, il faisait humide ce matin dans les fourrés, mais la cueillette a été bonne, ajouta-t-il en montrant un petit panier. Figurez-vous que j’ai mis la main sur cinq morilles, ça devient rare à cette date. Catherine en sera ravie.

— Catherine est sa femme de ménage, précisa Matthieu à l’intention d’Adamsberg, qui trouvait ce début de conversation, de la part de Josselin, d’un naturel parfait, très improbable s’il avait su quoi que ce soit sur la mort de Gaël, ou pire, s’il l’avait tué.

— Monsieur de Chateaubriand, asseyez-vous je vous prie. Voyez-vous une objection à ce que j’enregistre notre conversation ?

Josselin plissa son regard mélancolique.

— « Monsieur de Chateaubriand » ? Et un enregistrement ? C’est donc un interrogatoire, Matthieu ?

— Ne vous en faites pas, vous ne serez ni le premier ni le dernier à subir mes questions. J’ai déjà interrogé sept de ceux qui se trouvaient à l’auberge avant-hier, et ce n’est pas fini.

— Interrogé sur quoi ? Que se passe-t-il, commissaire ?

— Gaël Leuven a été assassiné avant-hier soir.

— Quoi ? dit Josselin en élevant la voix et posant les mains sur les accoudoirs du fauteuil en bois, comme prêt à se lever.

— Assassiné. Comment se fait-il que vous n’en ayez rien su ? C’était trop tôt pour être dans la presse hier mais la nouvelle courait déjà dans tout Louviec.

— Hier, j’étais chez un ami d’enfance à Dol. Interrogez-le si cela vous intéresse. Mais Gaël ? Qu’est-il arrivé ? La discussion aurait à ce point mal tourné avant-hier soir à l’auberge ? Il faut reconnaître qu’il était fin saoul et qu’il distribuait les invectives à la ronde comme on sème du grain. Il a poussé la provocation trop loin ? Quelqu’un lui a fracassé une bouteille sur le crâne ?

— Pourquoi pensez-vous à une bouteille ?

— Parce que c’est déjà arrivé, il y a cinq à six années de cela. Il a traité Kemener d’« escargot baveux », et Kemener a bondi, bouteille en main, et l’a brisée sur le crâne de Gaël.

— Kemener est le directeur d’école, dit Matthieu en direction d’Adamsberg.

— Et il est vrai qu’il a tendance à beaucoup saliver, ajouta Josselin. Tout ce qu’il a réussi à faire, c’est à fendre le cuir chevelu de Gaël. Le patron, Johan, le seul costaud qui peut en remontrer au garde-chasse, a réussi à séparer les deux hommes et a téléphoné à la gendarmerie.

— Eh bien, monsieur de Chateaubriand…

— Interrogatoire ou pas, vous ne pourriez pas m’économiser ce « monsieur de Chateaubriand » ? Tout le monde m’appelle Josselin ici, ou Chateau, ou Chateaubriand.

Matthieu coupa le magnétophone.

— Je suis navré, Josselin, mais le protocole de l’interrogatoire enregistré exige que je vous appelle par votre nom. On pourrait autrement m’accuser de complaisance.

— Je comprends, dit Josselin. Alors poursuivez. Le protocole vous autorise-t-il à me dire ce qui est arrivé à Gaël ? Je ne peux pas le comprendre. Oui, c’était un provocateur, un ironiste, voire même une sorte de brute quand il avait trop bu, mais au fond de lui, comme on dit, c’était le bon gars.

— « Bon gars » ? Et c’est vous, qu’il a tant moqué, pas plus tard qu’avant-hier en vous aspergeant de vin, qui dites cela ?

— Rien n’assure qu’il ait renversé ce vin exprès, il titubait. Quant à ses railleries, ses attaques même, ça tombait un peu au hasard sur la tête de tout le monde, moi compris. Cela portait surtout sur des défauts physiques ou d’apparence, nez, cheveux, dents, oreilles, allure, ça n’allait pas bien loin car Gaël n’était pas bien beau lui-même et il le savait. Il se moquait aussi des maigrelets, des trouillards. Rien d’agréable là-dedans mais rien de très grave non plus.

— Et vous appelez ça un « bon gars » ?

— J’entends par là qu’il n’y avait pas de haine en lui. Du chagrin depuis la mort de sa mère, de la colère, et c’est là que cela s’est amplifié. On pouvait grincer des dents sous l’insulte, mais de là à le tuer, non. Ne le caricaturons pas : c’était en même temps un homme franc, cordial, toujours un mot pour chacun, quand il était à jeun bien sûr. Même avec moi, quand on se croisait dans la forêt. Cette femme en revanche, la Serpentin, qui est venue le mettre au défi à l’auberge, elle le détestait profondément. Et elle avait un autre motif que de voir son ombre piétinée. C’est la sœur de Joumot. Pas besoin d’aller chercher bien loin pour savoir d’où ce fouineur tenait ses informations. Celui-là, oui, c’est un haineux, sans aucun doute, tout comme sa sœur. Tous deux, ils font la paire. Pardon, commissaire, se reprit-il soudain, je n’ai pas à formuler des suspicions à votre place, je suis navré, je retire mes mots.

Matthieu ouvrit un tiroir et en sortit un grand sachet, taché de sang.

— Et cela, monsieur de Chateaubriand, dit-il en le montrant à Josselin, cela vous dit quelque chose ? Ne vous en faites pas, je le montre à tout le monde.

— Mais c’est mon couteau ! clama Josselin en se levant. Mon propre couteau ! Je peux ? dit-il en tendant une main vers le sachet.

— Bien entendu, mais ne l’ouvrez pas surtout.

— Regardez ! continua Josselin avec une excitation rare dans sa voix. Là, à côté de la marque sur le manche – un couteau Ferrand, les meilleurs qui soient –, il y a une éraflure ! C’est le mien, il n’y a aucun doute !

Soudain, Josselin lança le couteau sur la table, comme s’il voulait le voir le plus loin possible de lui.

— C’est avec cela qu’on l’a tué, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est hier que Catherine ne l’a plus trouvé. Elle s’en était encore servi avant-hier pour préparer le déjeuner. Ce couteau, elle ne peut pas s’en passer – il faut dire qu’il est de qualité supérieure – et elle était à ce point contrariée qu’elle m’a appelé à Dol pour savoir si je l’avais emporté. Non, bien sûr que non, et c’est cela que j’ai été acheter à Combourg ce matin : un couteau de la même marque. Il est dans mon panier si vous désirez le voir.

— Inutile.

— Et cela m’incrimine, n’est-ce pas ?

— Disons, observa Matthieu avec lenteur, qu’il n’est jamais bon d’être le propriétaire de l’arme du crime.

— Cela tombe sous le sens. Encore qu’il faut être sacrément stupide pour tuer quelqu’un avec son propre couteau. Pire encore de dire spontanément que c’est le vôtre. Mais Catherine le connaît par cœur, elle l’aurait identifié aussitôt. Et il y a nécessairement mes empreintes dessus. Et les siennes.

— C’est exact, mais elles sont un peu brouillées. L’assassin a pu agir impulsivement, mais il n’a pas oublié d’enfiler des gants. Je suppose que vous en portez lors de vos balades forestières ?

— Évidemment. Il y a pas mal de ronces et d’orties là-dedans.

— Voulez-vous me les montrer, s’il vous plaît ?

Josselin eut une fugace moue d’agacement en sortant ses gants de cuir du panier. Il les déposa sur la table un peu brusquement.

— Je sais combien c’est déplaisant, dit Matthieu. Mais c’est…

— … la routine, coupa Josselin, le protocole.

Adamsberg n’était pas mécontent de voir Josselin perdre un peu de son sang-froid. Quand les suspects sont trop calmes, c’est que leurs réponses ont été longuement travaillées avant.

— Je suppose que vous allez y chercher des traces de sang, c’est la routine aussi. Mais là encore, il eût fallu que je sois un sacré crétin pour ne pas m’être débarrassé de gants souillés. Joumot a beau me traiter de zéro, je ne suis pas un imbécile.

— Les insultes de Joumot vous ont insupporté, n’est-ce pas ? demanda Matthieu en glissant les gants dans un nouveau sachet.

— Elles auraient insupporté n’importe qui, bien que je n’aie jamais nié mes incompétences professionnelles. Mais ce n’est pas pour cela que je l’ai frappé. C’est quand il a menacé de publier tout cela dans Sept jours à Louviec et La Feuille de Combourg. Que tout le village soit déjà au courant, cela m’indiffère, ils me connaissent. Mais un article aussi mortifiant se répandant dans Combourg, accompagné d’une belle photo du visage dont j’ai hérité, n’aurait pas mis deux jours avant de faire le tour du pays et même de franchir les frontières et passer sur le Web. À l’idée de cette campagne infamante, mon poing est parti et je ne l’ai pas raté. Il s’est fait sortir, ivre de rage. Si j’avais dû tuer quelqu’un dans ma vie, ç’aurait été un reptile comme Joumot, et pas un homme comme Gaël.

— Il y a pourtant un lien entre les deux événements, semble-t-il, dit Matthieu à voix sourde en tapotant sa lèvre de la gomme de son crayon. Et c’est Gaël qui a fait ce lien.

— Gaël ? Mais tous les témoins vous le diront : il n’a pas dit un mot sur Joumot lors de cette fameuse soirée à l’auberge. À moins qu’il ne l’ait fait après mon départ.

— Après, oui. C’est le docteur qui l’a trouvé agonisant dans la ruelle. Gaël a eu le temps de prononcer quelques mots, bout par bout, avant de mourir. Les voici, dit Matthieu en tendant un papier à Josselin.

En rendant la feuille au commissaire, Josselin était plus pâle.

— Je vois à présent ce que vous pensez, commissaire, dit-il, les mâchoires serrées. Que j’ai tué Gaël parce que ses premiers mots m’accusent. « Vic… oss », c’est-à-dire « vicomte Josselin ». Il m’appelait sans cesse « vicomte », il savait que je n’aimais pas cela. Et en toute logique, c’est le nom du meurtrier que l’on dit en premier. Donc, moi. Mais avant que vous me placiez en détention, commissaire, j’aimerais faire quelques remarques sur ces dernières paroles.

Josselin reprit la feuille et la relut à voix basse, avec le même calme et la même concentration que s’il avait corrigé la copie d’un de ses élèves. À vrai dire, pensa Adamsberg, après l’infime tremblement de sa voix quand il avait prononcé le mot « détention », à présent, il réfléchissait, il travaillait.

— Ensuite, on peut lire « vicomte Josselin a tapé Joumot ». D’une part je ne vois pas pourquoi un mourant, même ivre, se donnerait tant de mal pour raconter cet incident. Mais choisissons de mettre cela sur le caractère brumeux de ses pensées, à cet instant. En revanche, agonie ou pas agonie, ivresse ou pas ivresse, ce qu’on ne peut changer, c’est sa manière de parler. « A tapé Joumot » ? D’une part je ne l’ai pas tapé, mais bien plus que cela. Je l’ai frappé, assez sec pour qu’il en tombe. Et « tapé » ? Mais c’est du vocabulaire d’enfant ! Vous vous figurez un homme comme Gaël utiliser un terme aussi puéril ? Impossible, inimaginable.

— Il n’empêche que, même si curieusement énoncée, l’histoire est bien là : vous avez bel et bien frappé Joumot.

— Certes. Et je ne vois pas, une fois encore, l’intérêt qu’avait Gaël à rappeler cette scène. Quant à la suite, elle n’est pas intelligible. On ne sait pas qui est mort, on ne sait pas à quoi ou à qui se réfère ce « laissons… gar… ». Mais malgré les invraisemblances de cette phrase, on ne peut pas nier qu’il ait prononcé mon nom avant toute autre chose. Si bien, conclut Josselin en se redressant sur sa chaise, que je suis à votre disposition, commissaire.

— Un détail important, tout de même, dit Matthieu sans paraître avoir entendu cette dernière phrase. Nous devons également supposer que le couteau a pu vous être volé.

— Dans quel but ?

— Celui de vous incriminer.

— Je n’ai pas d’ennemi à Louviec.

— Sauf Joumot, qui vous hait plus que jamais. Et qui sait, comme tout le monde, que Gaël est à l’auberge presque chaque soir. Il sait tout hélas, c’est son sale boulot. Il sait à quelle heure Catherine vient.

— De onze heures à quatorze heures. Elle me sert mon déjeuner et prépare le repas du soir. Je ne sais pas cuisiner.

— Et vous, monsieur de Chateaubriand, à quelle heure vous absentez-vous ?

— Presque tous les matins, à la saison des champignons. Je pars assez tôt et la maison est donc vide de neuf à onze heures. Après le repas, je me rends entre quatorze heures trente et seize heures chez le petit Germain et chez Victor, tous deux handicapés et déscolarisés.

— Vous y allez tous les jours à la même heure ?

— Je n’y manque jamais, sauf les week-ends.

— Ce que tout le monde sait à Louviec.

— Évidemment. Puis je donne des cours à domicile de dix-sept à dix-huit heures trente.

— Et tout le monde sait que vous ne fermez jamais votre porte en journée.

— À quoi bon ? Il m’arrive même souvent de l’oublier le soir. Si bien qu’après les cours, quand je pars à vélo faire un tour et prendre au passage du pain ou du lait pour le lendemain, la maison est vacante pendant une bonne heure. Détails dérisoires, commissaire, mais que je vous donne si vous souhaitez vérifier auprès des commerçants.

— Et c’est donc un jeu d’enfant que de venir prendre votre couteau. Par exemple le mardi en début d’après-midi, le jour même du meurtre, quand vous faites cours aux enfants hadicapés.

— Rien de plus simple. Mais je ne vois pas Joumot voler mon couteau et tuer Gaël pour le simple motif de me mettre un meurtre sur le dos.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que c’est un lâche, un perfide. Mais pas un homme d’action.

— Je ne vous suis pas. Je vous offre un suspect sur un plateau, et vous le défendez.

— Pas une seconde. Je vous dis ce que je pense de ce type, affaire d’honnêteté. Qu’il ait des envies de meurtre, c’est possible. Quant à les appliquer, c’est bien autre chose, dont je le crois incapable.

— Je vous remercie de votre coopération, monsieur de Chateaubriand, dit Matthieu en se levant. Vous pouvez disposer.

— Vous me laissez aller ? Alors que Gaël m’accuse ?

— C’est cela.

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