II

Un mois plus tôt en effet, le commissaire Adamsberg avait délégué ses pouvoirs à Danglard et se hâtait, à huit heures du matin, de boucler son sac pour partir pour Combourg, dans cette Bretagne qu’il connaissait bien mal. Des collègues l’enviaient d’aller découvrir la lumière sans pareille de cette côte, les reflets qu’elle posait sur chaque grain de sable, l’un lui enjoignant de faire une incursion à Saint-Malo, l’autre de longer les grèves encore sauvages, mais Danglard savait que ce court séjour n’avait rien d’une fête pour le commissaire. À la suite d’une traque épuisante et stérile de plus de quatre mois aux trousses d’un meurtrier forcené qui avait violé et atrocement massacré cinq jeunes filles de seize ans, la séance à laquelle il se rendait en marquait le point final. C’est-à-dire de la paperasserie, que le commissaire abominait. Y seraient présents les quatre autres commissaires qui avaient dirigé cette chasse, sous la direction d’Adamsberg, que certains avaient jugé discrètement trop lent, voire engourdi, en bref nullement à la hauteur de sa réputation. Mais ils avaient dû se rendre à l’évidence : c’était bien lui qui avait relié entre elles les cinq victimes, dispersées dans tout le Nord-Ouest, grâce aux dessins pourtant très décousus et dissemblables des lacérations sur les corps, et dirigé ainsi les recherches vers un seul et même tueur. Lui qui avait battu le terrain en tous sens, dans les pourtours boisés et déserts d’Angers, du Mans, de Tours, d’Évreux et de Combourg, sur les lieux des découvertes. Lui qui avait déduit d’une très mince traînée de sang, non conforme aux lacérations, que l’assassin avait déchiré le bout de son gant, et demandé la recherche d’une signature ADN. Qui n’avait rien donné : inconnu aux fichiers. Lui qui s’était obstiné à faire établir la liste complète des entreprises de cette région nord-ouest employant des représentants de commerce et des routiers, qu’ils vendent des livres ou des assiettes. Et qui avait réuni assez d’hommes dans toutes les gendarmeries et commissariats de ce territoire pour qu’on prélève l’ADN de tous les employés masculins itinérants. Sept cent quarante-trois échantillons avaient déjà été analysés quand les partenaires d’Adamsberg l’avaient prié instamment de laisser choir cette recherche fastidieuse et vaine. Deux jours plus tard, un résultat était tombé, et ce fait improbable avait stupéfié l’équipe des enquêteurs. On avait cueilli le gars à son domicile, à Fougères – ce pourquoi la réunion terminale se tenait à Combourg, non loin de là. Un homme plus que banal qu’il aurait fallu regarder plus de dix fois avant de le reconnaître dans la rue, un père de famille empâté de cinquante-trois ans, chauve, rougeaud, dont l’insignifiance du visage donnait confiance. Car ces cinq jeunes filles, si elles avaient toutes eu la négligence de voyager en stop, avaient certainement dû jeter un regard au conducteur pour en juger avant de monter à bord. Mais pour elles, quoi de plus inoffensif qu’un gros vieux chauve à l’allure paternelle et débonnaire ?


Et c’est avec les visions de leurs jeunes visages crispés et de leurs corps entaillés qu’Adamsberg partait pour Combourg où serait établi le dernier rapport collectif en présence du préfet d’Ille-et-Vilaine, qui lui remettrait avec gravité on ne sait quelle médaille du mérite. Et quand des membres de la Brigade vantaient au commissaire les éclats de soleil sur le quartz des sables bretons, le commandant Danglard savait qu’Adamsberg, si sensible à la beauté fût-il, n’avait strictement rien à faire du sable à cette heure. Ce pourquoi il contint à grand-peine son immense érudition et lui épargna l’histoire de Combourg, de son impressionnante forteresse médiévale et de l’homme qui y avait vécu toute sa jeunesse : l’écrivain François-René de Chateaubriand, qui continuait, cent soixante-quinze ans après sa mort, à assurer la célébrité de la cité, rebaptisée « berceau du romantisme ». Le commandant se contenta de lui remettre les cent vingt pages du rapport qu’il avait rédigées en son nom. Depuis tant d’années qu’ils travaillaient ensemble, c’est Danglard, épris avec passion de lettres et d’écriture, du plus grand livre d’enluminures au plus modeste rapport administratif, qui écrivait tous les documents à la place du commissaire, qu’on savait dénué de tout talent pour ce genre d’exercice. Le commandant était doué d’un style remarquable, mais qu’il adaptait au langage bureaucratique qu’on attendait d’un policier, et particulièrement d’Adamsberg, en lui donnant une simplicité, voire un peu de maladresse qui le rendait crédible. Et surtout en disposant les données dans un ordre thématique et logique, l’ordre étant la dernière chose qu’Adamsberg sût suivre.


Roulant sans hâte sur l’autoroute qui le menait à Rennes – rares étaient ceux qui avaient pu voir le commissaire en hâte ou en impatience –, Adamsberg songea que son seul plaisir serait de revoir le commissaire de Combourg, Franck Matthieu, avec lequel il avait passé de longs jours à explorer l’espace des bois où l’on avait trouvé le cadavre de la jeune Lucile, la dernière de cette terrible série, dont le corps portait cette petite traînée de sang qui avait joué un rôle si crucial. Lui et Matthieu s’étaient entendus presque au premier coup d’œil, si différents fussent-ils, au lieu que le commissaire d’Angers était demeuré défiant tout au long de leur association. Chez Matthieu, pas de réticences, pas de mépris jaloux vis-à-vis d’un chef qu’on leur envoyait de Paris, mais une bonne humeur sans excès, une nature franche et discrète, et nul mépris pour celui qui passait souvent dans les commissariats de province pour un rêveur ou un paresseux à la réputation surfaite. Un collègue canadien l’avait un jour qualifié de « pelleteux de nuages », un surnom dont les membres de sa Brigade usaient entre eux avec parcimonie et selon les circonstances. Matthieu, lui, n’avait pas plus douté de l’efficacité d’Adamsberg qu’Adamsberg n’avait mis en question les qualités de Matthieu. Le commissaire de Combourg – en vérité de Rennes, mais Combourg était sous sa juridiction – avait pu assister parfois aux échappées silencieuses et distraites de son confrère, ou surprendre ses remarques hors de tout lien avec l’enquête. Comme il avait pu constater sa singulière mémoire visuelle – il n’avait eu nul besoin de photos pour se rappeler les tracés des multiples lacérations sur les corps – et son attention déroutante pour des détails insignifiants.

C’est donc sans difficulté qu’Adamsberg se remémorait avec précision le visage et les expressions de Matthieu, sa tête ronde de Breton aux cheveux presque blonds, ses petits yeux bleus – un visage de Celte, aurait signalé Danglard –, figure bienveillante à laquelle Adamsberg s’attacha tout au long du voyage pour que s’éloignent les souvenirs macabres des dernières semaines, si nets et bien trop nets.

Il se gara avec dix minutes d’avance devant la gendarmerie de Combourg. La réunion, strictement administrative, s’éternisa plus de deux heures comme il l’avait redouté, et fut aussi assommante et lénifiante qu’il l’avait prévu. Il en hérita, comme de juste, la charge d’établir le rapport de synthèse, emportant donc avec lui les dossiers de ses quatre autres collègues et fourrant dans sa poche la brillante médaille que lui avait remise le préfet. À sa sortie, trop abruti pour même noter la qualité de l’air breton, ses yeux cherchèrent aussitôt Matthieu, qui venait vers lui, tout aussi engourdi.


— Foutues formalités bureaucratiques, dit Matthieu.

— Et paperassières, dit Adamsberg en levant son sac alourdi, bénissant Danglard qui allait prendre la corvée en main. Quatre cent trente pages à réorganiser et synthétiser. Il serait sans doute bénéfique de distraire nos pensées avant d’y songer. Tu habites Rennes mais tu le connais, ce château de Combourg ?

— Mais, dit Matthieu après un léger temps de silence surpris, comment veux-tu qu’un Breton ne le connaisse pas ? Quand on bossait ensemble à Brissac, tu n’as pas pris le temps de venir y jeter un coup d’œil ? Tu avais sept kilomètres à faire.

Adamsberg haussa les épaules.

— Eh bien je ne l’ai pas fait. Depuis deux jours, les collègues m’en rebattent les oreilles. C’est ma seconde mission : voir le château de Combourg. Cela semble impératif et je ne sais pas pourquoi.

— Viens, dit Matthieu en l’attrapant par le bras, tu vas comprendre tout de suite. Le voir, puis boire un verre.

— Ça me va, dit Adamsberg en accrochant son sac à l’épaule.

Matthieu laissa son collègue dans la rue, face au château.

— Je reviens dans dix minutes, dit-il en partant vivement à pied vers le centre-ville.


À son retour, douze minutes plus tard, le commissaire Matthieu trouva Adamsberg planté au même endroit, le visage levé, son regard balayant les crénelures de l’imposante forteresse médiévale qui dominait de toute sa hauteur la cité au milieu de ses bois, à moins qu’il n’observât peut-être les nuées qui passaient lentement devant les toitures. Matthieu se posta à ses côtés, un petit livre à la main.

— Je comprends pourquoi les collègues insistaient, dit Adamsberg à voix assez basse, comme si l’austérité impressionnante et sinistre du vieux château l’obligeait à baisser le ton.

— Tu imagines ce pauvre gosse, obligé par sa brute de père à aller dormir seul dans la tour la plus éloignée ? Tous les soirs il en tremblait, tous les soirs il prenait une bougie pour longer la coursive, sans que nul l’accompagne, pour rejoindre une chambre à l’opposé de toutes les autres. Il écrivit plus tard que ce père despotique et cruel lui demandait parfois au moment du coucher : « Monsieur le Chevalier aurait-il peur ? » Et il ajoute : « Quand il me disait cela, il m’aurait fait coucher avec un mort. » Il avait huit ans. Pauvre gosse.

— Mais de quel gosse parles-tu ?

Matthieu réfléchit quelques secondes.

— Tu ne sais donc pas qui a grandi ici ?

— Et si on ne le sait pas, quelle médaille récolte-t-on ? demanda Adamsberg en souriant.

Le sourire très irrégulier du commissaire, aussi charmeur qu’involontaire, qui avait fait plier tant de volontés durant les interrogatoires, balaya le sérieux inhabituel de Matthieu.

— Ceci, dit Matthieu en lui tendant le livre. Arme imparable contre toute question.

Adamsberg feuilleta rapidement l’ouvrage. Matthieu avait choisi un texte court empli d’illustrations. Il s’arrêta un instant sur le portrait du vicomte François-René de Chateaubriand. Ce nom, il le connaissait.

— Ne va pas croire, dit Matthieu. Dans mon propre commissariat, il n’y a pas un agent sur dix qui sait au juste qui fut l’illustre habitant de la forteresse. Et pas un gars sur mille, ni moi, qui aurait mis la main sur l’assassin de ces jeunes filles. Tu sais ce qui nous rend si moroses ?

— Ces filles.

— Ces filles. Je te propose cette terrasse là-bas, avec un verre, et je te raconte l’histoire de l’illustre habitant, dont, crois-moi, je n’ai pas lu une ligne. Je ne connais que trois titres de son œuvre. Viens.

Sur le court chemin menant jusqu’au café, Adamsberg envoya une simple question depuis son portable, tout en avançant de sa démarche un peu dansante. S’il y en avait un qui saurait, c’était bien Danglard. Adamsberg parcourut les interminables textos que son adjoint, à présent lancé, lui envoyait et coupa court. À présent, lui aussi savait.

— Ton illustre, dit-il une fois installé devant une bolée de cidre, le vicomte François-René de Chateaubriand, est l’un des plus grands écrivains français, précurseur du romantisme et mondialement connu.

Adamsberg s’interrompit, leva les yeux vers un vol de mouettes.

— Ne me dis rien, dit-il à Matthieu en levant une main. Voilà, j’y suis. Et son œuvre monumentale est les Mémoires d’Outre-tombe.

— Tu as triché sur le Net. Tu me voles ma petite histoire.

— Je n’ai pas triché. J’ai demandé à un des rares hommes de ma Brigade capables de me répondre.

— Ton commandant Danglard ?

— Lui-même, dit Adamsberg tout en crayonnant rapidement sur son calepin. Encore ai-je dû l’interrompre, son flux de culture est si torrentiel qu’il ne sait pas l’endiguer.

— Alors tu ne sais pas tout, s’amusa Matthieu. Tu ne sais rien du Boiteux et du chat noir, dont il connaît certainement l’existence.

— Et qui sont ?

— Des fantômes. Imagines-tu un instant la forteresse de Combourg sans fantômes ? Ça n’aurait pas de sens. Tu reprends une bolée de cidre ?

— Quelle heure est-il ?

— Moins de sept heures. Trop tard pour faire la route de nuit après une telle journée. Je te propose un programme plus divertissant et instructif.

Matthieu leva la main pour renouveler la commande.

— L’histoire de tes fantômes ?

— Par exemple. Mais surtout, une rencontre qui sidérerait ton commandant lui-même.

— Rencontre avec qui ?

— Avec Chateaubriand.

— Avec lui ? demanda Adamsberg en tendant à son collègue la page de son calepin. Tu te fous de moi, je viens de lire qu’il était mort en 1848.

Matthieu contempla le portrait élégant de Chateaubriand, finement dessiné par Adamsberg, et qui lui ressemblait trait pour trait.

— Comment as-tu fait cela ?

— Comment ? Mais je l’ai vu dans ton livre.

— Et cela t’a suffi ? Pourquoi le préfet ne t’a-t-il pas donné une seconde médaille ? Moi, je ne sais pas dessiner.

— Tourne la page.

Sur le feuillet suivant figurait le visage de Matthieu, dont Adamsberg avait rehaussé les traits les plus harmonieux et les expressions les plus vives afin de faire oublier qu’il n’était pas un homme très beau.

— Merde, dit Matthieu, stupéfait. Tu veux bien me le signer ? Et me l’offrir ?

Tandis qu’Adamsberg s’exécutait, Matthieu s’était levé, avait réglé le serveur et agitait ses clefs de voiture.

— Dépêche-toi, je ne voudrais pas le louper.

— Je ne sais pas me dépêcher.

— Ça va être son heure.

— Ne te fous pas de moi, répéta Adamsberg en empochant soigneusement son carnet.

Matthieu démarra et fila à vive allure vers le village de Louviec.

— Il vient très souvent dîner vers vingt heures, à l’Auberge des Deux Écus, l’une des meilleures tables à la ronde. Avec une excellente chambre pour toi. Et des ragots à n’en plus finir. C’est à Louviec, un gros village à neuf kilomètres d’ici. Un avantage de plus pour toi : c’est un vrai village breton, quasiment intact, avec le granit verdi, les ruelles glissantes et pavées, les vieilles colonnes médiévales et les voûtes, enfin tout ce qu’on peut souhaiter pour oublier Paris ou Rennes pour quelques heures. Je te conseille la poule aux champignons et au gratin.

— Va pour ta poule, dit Adamsberg en suivant son collègue à l’intérieur de l’auberge aux trois quarts remplie, au décor ostensiblement médiéval. Reproductions de tapisseries anciennes aux murs, épées, armures, tables en bois.

— On va s’installer là, dit Matthieu, je serai face à la porte et te ferai signe quand il entrera. Il s’assied généralement à cette table longue, on pourra entendre les ragots en prêtant l’oreille.

— Tu vois qu’il était inutile de se hâter, on a vingt minutes d’avance.

— Ce qui me donne le temps de te raconter l’histoire du Boiteux.

Matthieu grimaça légèrement, comme soudain réticent.

— Mais ne t’étonne pas, dit-il, si tu me trouves étrange. Si tu me vois me frotter l’œil gauche ou le couvrir de ma main.

— Tu as mal ?

— Pas encore. Mais mon œil souffre dès que je parle du fantôme. Je ne l’ai jamais raconté à personne mais je ne sais pas pourquoi, cela ne me gêne pas de te le dire. Aussi, garde cela pour toi.

— Tu crois au Boiteux ?

— Pas le moins du monde. Il n’empêche que chaque fois que j’en parle, il semble qu’on appuie très fort sur mon œil. Quand l’histoire est finie, ça s’en va.

— Cela te fait ça souvent ?

— Seulement pour le Boiteux. À présent, tu vas me prendre pour un cinglé. Tu en as, toi, des trucs de cinglé ?

— Je ne les compte même plus. Alors va sans crainte.

Matthieu sourit, puis se protégea l’œil de sa main en mesure préventive.

— Je t’écoute, dit Adamsberg, tandis que la serveuse disposait leurs couverts.

— C’est un très vieux fantôme. C’était avant que le père de Chateaubriand achète le château. Il était comte de Combourg, il s’appelait Malo de Coëtquen. On ne peut faire plus breton. Lors d’une bataille en 1709, il a perdu une jambe et portait depuis un pilon de bois. C’est le claquement de ce pilon sur les dalles qu’on entend dans le château de Combourg à la nuit. Attends, dit Matthieu en consultant son portable, j’ai là la phrase de Chateaubriand : « Un certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles » – en réalité en 1721 – « apparaissait, dit-on, à certaines époques et se faisait entendre dans l’escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule accompagnée d’un chat noir… » D’autres ont raconté qu’on entendait parfois le miaulement du spectre du chat. Le père de Chateaubriand y croyait dur comme fer et n’avait pas manqué de le raconter aux enfants. Bonne petite histoire pour s’endormir, non ? Passe-moi un peu d’eau que je me tamponne l’œil.

Matthieu mouilla sa serviette dans son verre et tapota sa paupière, qu’Adamsberg trouva en effet un peu rougie.

— Attention, dit-il, le voilà, Josselin de Chateaubriand, l’actuel. Regarde, mais sois discret, c’est un homme aimable et humble, malgré son habillement un peu inusuel, mais il faut comprendre, son incroyable destin pèse sur ses épaules de tout son poids.

Légèrement tourné de côté tout en buvant son verre de vin, Adamsberg vit entrer avec stupeur l’homme même dont il avait crayonné le visage dans son calepin. Le corps mince, les traits harmonieux, le menton pointu, le regard un peu mélancolique, les lèvres bien dessinées, il était le sosie absolu de l’écrivain. Adamsberg, qui n’avait pas cru un mot de cette « rencontre » que lui avait vantée Matthieu, le regardait intensément tandis que l’homme saluait chacun et chacune avec simplicité, allant de table en table, se déplaçant avec légèreté, bien habillé mais sans ostentation. Mais quoique ses vêtements fussent, pris chacun séparément, classiques – pantalon serré, chemise blanche, gilet, veste noire un peu longue –, l’ensemble dégageait une impression XIXe siècle assez sensible. Accrue par un petit foulard blanc noué autour du cou et par le col de sa chemise remonté, dont on ne lui tenait pas rigueur, le sachant fragile de la gorge. Selon les uns ou les autres, on lui répondait « Bonsoir vicomte », « Bonsoir Chateaubriand », ou tout simplement « Bonsoir Josselin ».

— Tu le regardes trop, souffla Matthieu. Retourne-toi vers moi. Merde, il s’apprête à venir vers nous. Fais l’imbécile surtout, ne le reconnais pas, cela lui fera plaisir.

— Il se donne pourtant une allure un rien XIXe siècle, ou je me trompe ?

— Figure-toi que c’est le maire en personne qui le lui demande. Pour la publicité, pour les touristes, qui seraient désappointés de découvrir Chateaubriand en pull et en bottes. Cela rapporte pas mal d’argent aux commerces de Louviec, crois-moi. C’est une condition pénible pour Josselin qui rejette tout lien avec Combourg et cet aïeul encombrant.

— Alors pourquoi accepte-t-il de se prêter au jeu ?

— En échange, le maire le pensionne et le loge gratuitement. Pour compléter, il donne des cours particuliers : histoire, littérature, mathématiques, sciences naturelles, art, philosophie, et j’en passe. Ses compétences ne sont pas aussi considérables que celles de ton Danglard, mais elles sont vastes. Ses élèves progressent vite et il est très demandé.

— Danglard est nul en sciences. Et donc ses habits, c’est sa tenue de travail en quelque sorte.

— Exactement. Mais pourtant, il m’a toujours semblé que ces vêtements ne lui déplaisaient pas tant que cela. Je crois que son aïeul le tient encore par un pan de sa veste. Sans qu’il en soit du tout conscient. Un truc de cinglé, si tu veux.

Josselin de Chateaubriand rejoignit la table des deux flics et tendit la main à Matthieu qui se leva à moitié.

— Restez assis, Matthieu, dit Chateaubriand d’une voix douce et presque musicale. Nous avons eu bien des fois l’occasion de nous croiser, à Combourg ou Louviec, ainsi lors de cette intrusion chez moi où des touristes imbéciles étaient venus prendre des photos et particulièrement quand certains avaient retourné toutes les pièces en quête de je ne sais quels papiers laissés par l’écrivain. Les gendarmes de Combourg vous avaient appelé à la rescousse.

— Il y a cinq ou six ans, oui. Un couple de fanatiques. Inculpés pour effraction et violation de domicile. Ils n’avaient rien trouvé d’ailleurs.

— Sauf ma vie privée, dit Chateaubriand, mais j’en ai l’habitude. Et vous avez montré un tact parfait dans cette affaire.

— Merci pour votre appréciation, monsieur, dit Matthieu avec un hochement de tête.

— Je vous en prie, appelez-moi Josselin, comme tout le monde ici.

L’homme se tourna ensuite poliment vers Adamsberg.

— Quant à vous, si je ne fais pas erreur, votre photo était publiée dans la feuille locale d’hier. Vous êtes ce commissaire qui a mis fin à la terrifiante équipée de ce tueur, et cela me fait honneur de vous féliciter. Mais ils ne donnent aucune précision sur les moyens exacts qui vous ont mené jusqu’à lui. Je suppose que c’est voulu ?

— Cela vous intéresse donc ? Josselin ? demanda Matthieu, un peu embarrassé d’user de ce prénom mais sachant combien Chateaubriand désirait cette forme de simplicité.

— Ma foi, on peut se demander comment le commissaire a trouvé moyen de se sortir d’un tel dédale.

— Vous prendrez une bolée de cidre avec nous ? demanda Matthieu en désignant une chaise. Je ne crois pas que mon collègue soit un homme de secrets.

Josselin remercia d’un signe de tête et s’assit en prenant soin d’écarter les pans de sa veste.

— Cinq victimes, toutes lacérées, dit Adamsberg, mais cela, vous le savez. Au total, cent soixante lacérations, toutes différentes. Très. Trop, dirais-je.

— « Tout ce qui est excessif est insignifiant », a dit Talleyrand mais dans votre cas, il semble au contraire que ce fut signifiant.

— C’est juste, et à force de les passer au crible, j’ai pu y déceler des ressemblances sans doute menues mais nettes et systématiques. Cela nous menait droit à un seul assassin qui opérait sur tout le Nord-Ouest. Il a fallu plus de sept cents recherches ADN pour l’identifier.

— Vous aviez trouvé de l’ADN ?

— Dans une trace de sang légère mais plus large que les lacérations. Il avait percé son gant.

— Plus de sept cents analyses…, dit Josselin d’un ton songeur. Mais de qui ?

— De quantité de représentants de commerce et de routiers régionaux qui sillonnent le Nord-Ouest. J’avoue, dit Adamsberg en souriant, que deux de mes collaborateurs n’ont pas approuvé cette dernière étape, et bien sûr ceux à qui l’on demandait de se soumettre à cet examen non plus, ce que je comprends.

— Eh bien moi, commissaire, tout flâneur que je puis être, je vous aurais épaulé jusqu’au bout dans cette quête de l’infime et laissez-moi vous renouveler mes compliments. Mais voici vos plats, dit-il en se levant, je ne dérange pas plus votre repas. Poule aux champignons, très bon choix.

Il s’inclina pour saluer et le petit foulard blanc tomba aux pieds d’Adamsberg qui le ramassa et le lui tendit.

— Désolé, dit Chateaubriand, il passe son temps à s’échapper. Je devrais m’en procurer de plus longs mais cela ferait trop ancienne mode et je n’y tiens surtout pas, dit-il dans un sourire en replaçant son cache-col.

Une fois Chateaubriand éloigné, en discussion avec le patron de l’auberge – un homme puissant dans la force de l’âge, haut et impressionnant –, Matthieu hocha la tête.

— Parfait, dit-il, tu lui as répondu comme si tu t’adressais à n’importe quel gars.

— Tu veux dire que j’ai parlé comme n’importe quel gars ?

— Et après ? Tu as honte d’avoir parlé comme un flic ? Mais c’est bien ce qu’il te demandait, non ?

— À se demander pourquoi il désirait tant de détails. J’espère l’avoir satisfait.

— Tu crains d’avoir déçu un Chateaubriand ? Toi ? Reprends-toi, ce n’est pas le Chateaubriand. Tu t’es laissé troubler par son langage un peu recherché, et par son visage.

— Et comment expliques-tu qu’il soit son portrait craché ?

— Mange, ça va être froid, dit Matthieu en remplissant leurs verres. Tu penses bien que le sujet a fait couler de l’encre. Attends une minute, écoute ce qui se dit à la grande table, cela risque d’être amusant.

Grande table qui comptait neuf personnes, dont Chateaubriand qui y avait pris sa place habituelle.

— Alors, vicomte, disait un type tout en muscles, t’en dis quoi, toi ?

— C’est Gaël, le garde-chasse, souffla Matthieu. Un provocateur, un batailleur. Josselin est une de ses cibles préférées.

— Mais cesse de m’appeler « vicomte », bon sang ! s’emportait Chateaubriand. Je ne suis pas plus vicomte que vous tous ! Combien de fois devrai-je le répéter ? Je dis quoi de quoi ? ajouta Josselin en attaquant une omelette.

— Tu sais bien de quoi je parle. Le Boiteux de Combourg, ça va faire trois semaines qu’on l’entend de nouveau pilonner dans les rues la nuit.

— Vrai, confirma une grosse femme, je l’ai entendu pas plus tard qu’hier sous ma fenêtre, sa jambe de bois frappait les pierres, j’étais terrifiée.

— Moi aussi, dit un homme en hochant la tête. Je me suis rué à la fenêtre mais je n’ai rien vu. C’est normal, avec les spectres. Surtout avec celui-là, on ne voit que sa jambe.

— Lui, c’est le Bossu, comme tu peux voir, souffla Matthieu en désignant un homme assis au comptoir, dos vers le mur. Maël Yvig. Pas mal de gens touchent sa bosse au passage pour se porter chance, et ça le rend fou de colère, ce qui se comprend. Josselin, lui, ne le fait jamais.

— Et en quoi cela me concerne plus qu’un autre ? demanda Chateaubriand au garde-chasse.

— Ne fais pas l’innocent, vicomte. Le Boiteux est du château de Combourg tout de même.

— Et moi j’en suis, peut-être ? Vous savez tous que je n’ai jamais mis les pieds au château et n’en ai pas l’intention. Je suis de Louviec, moi, pas de Combourg.

— Mais tout de même, insista le garde-chasse, le Boiteux, c’est un peu comme un Chateaubriand.

— Et tu crois quoi, Gaël ? s’énerva Chateaubriand. Que j’ai été chercher le fantôme au château pour vous distraire un brin ?

— Probablement un type ou un gosse qui s’amuse à taper avec un bâton, dit un bel homme aux cheveux drus et blancs, soucieux de faire retomber la tension.

— C’est le docteur, expliqua Matthieu. Loig Jaffré.

— Évidemment, dit le Bossu. Josselin, il respecte tout le monde ici et il cherche des crosses à personne. Et vous feriez bien d’en faire autant, toi particulièrement, Gaël. Le premier qui le fait suer, il me trouve.

— Ça fait tout de même quatorze ans que le Boiteux n’avait pas mis un pied, enfin, un pilon, à Louviec, reprit la grosse femme. Vous vous souvenez ?

— Oui, il a martelé les nuits pendant deux ou trois mois. Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Le père Armez s’est fait tirer une balle dans son lit, et ses économies avaient disparu.

Adamsberg leva un sourcil vers Matthieu, qui hocha la tête.

— C’est le seul homicide que Louviec ait connu, ça a marqué les esprits, dit Matthieu. C’est si tranquille ici que les gens en oublient de fermer leur porte. Le père Armez fourrait stupidement son argent sous le matelas. Tu parles d’une cachette. On a pensé à des amateurs en herbe, des crétins sans scrupules, on a cherché partout la trace de jeunes gens qui claquaient soudainement du fric mais ça n’a rien donné. Ensuite, et c’est là où l’affaire les passionne ici, le Boiteux a disparu de Louviec. Jusqu’à ces derniers temps.

— Et maintenant qu’il est revenu, dit un type maigrelet, qui va y passer à votre avis ?

— Je ne sais pas où vous avez la tête, dit Chateaubriand tout en mirant la couleur de son vin, levant son verre vers la lumière dans un geste, il faut bien le dire, plus gracieux que ceux de tous ses compagnons. Un, les fantômes n’existent pas, je vous le rappelle. Vous êtes bretons, vous avez la tête bien vissée sur les épaules. Deux, un fantôme ne quitte pas sa demeure. Trois, le fantôme de Combourg n’a jamais agressé personne, que je sache. Quatre, il y a quatorze ans, je n’étais pas encore revenu à Louviec. Cela vous va comme cela ? L’un de vous a entendu comme un martèlement ou en a rêvé. Et depuis, vous vous mettez tous à l’entendre. Ou plus exactement, vous l’imaginez tous. Hallucination collective. Tout cela n’est que chimère et plus tôt vous l’oublierez, plus tôt disparaîtra votre Boiteux.

L’intervention de Chateaubriand et l’arrivée de trois autres bouteilles mirent fin à la discussion qui se perdit dans une confusion générale.

— Ils y croient vraiment ? demanda Adamsberg.

— Je le crains, oui, pour la plupart. Selon les uns ou les autres, un peu, ou beaucoup.

— Et ils pensent que le Boiteux vient se balader par ici à cause de la présence de Chateaubriand ?

— Plus ou moins, même si, tu l’as entendu comme moi, Chateaubriand n’était pas à Louviec il y a quatorze ans. Mais dans ces affaires, la logique n’entre pas en compte. Ici par exemple, beaucoup croient dur comme fer que si quelqu’un marche sur ton ombre, et particulièrement à la tête, cela porte atteinte à l’intégrité de ton âme et, à la longue, te fait mourir. Beaucoup d’autres, la majorité, en rigolent et s’amusent à traverser les ombres. Des enfants surtout, qui jouent en groupe à sauter dessus jusqu’à ce qu’ils soient chassés à coups de claques.

— J’ai connu cela dans mon village des Pyrénées. Ma grand-mère nous tenait par la main et nous stoppait net dès que quelqu’un traversait la rue. Pour protéger nos ombres.

— C’est vieux comme le monde et pas un peuple n’a échappé à cette croyance, dit Matthieu en ôtant enfin la main de son œil. Mais tu me questionnais sur cette ressemblance effarante. Il n’y a que trois hypothèses. Il est si rarissime d’avoir un sosie que seule la piste de l’imposture tiendrait la route. J’ai cédé à la curiosité, j’ai cherché. Observé à la loupe le registre paroissial des naissances et celui de la mairie. Rien, conclut-il en secouant la tête. Le papier n’est pas gratté ni gommé, l’écriture du curé comme celle du préposé de la mairie sont parfaitement reconnaissables. Il est bien né ici, à Louviec, il y a cinquante-trois ans, d’un père nommé Auguste-Félix de Chateaubriand. Il n’a donc pas profité de sa ressemblance pour trafiquer son nom. Et puis un imposteur tâcherait d’en tirer avantage, non ? Au contraire, cette ressemblance ne lui a apporté que des ennuis. Il a erré de poste en poste, qu’on lui attribuait bras ouverts en raison de son visage et de son nom, sans lui demander le moindre diplôme. Si bien que dépourvu de toute formation, de professeur de lettres par exemple, il échouait à remplir sa tâche, d’autant que les programmes et les obligations lui faisaient horreur. Une vie semée d’échecs et de dégringolades qui l’a ramené humblement ici, à Louviec.

— Ta seconde hypothèse ?

— Son père, de Louviec également, était si fier de son nom et de son rejeton qu’il a passé des années à fouiller toutes les archives pour reconstituer le vaste arbre généalogique de la famille. Il est déposé aux archives de la mairie, Josselin n’en veut même pas. Le document fait bien un mètre sur deux, établi avec une grande précision, avec tous les noms et les dates – le père était notaire et d’une probité notoire – et je l’ai examiné de longues heures. On trouve bien en effet une lignée de cousins très éloignés, où figure un Josselin-Arnaud de Chateaubriand, premier du nom, transmis au fil des générations. Notre Josselin serait dans ce cas un cousin au quatrième degré. C’est loin, non ? Pour une telle ressemblance ?

— Trop.

— Reste la piste du bâtard et c’est ma préférée. Chateaubriand, l’autre, le vrai si je puis dire, était un homme à femmes. Il en a tant connu qu’il est improbable que ces unions, brèves ou longues, n’aient pas donné lieu à une descendance nombreuse, qu’il n’a pas reconnue. Mais suppose qu’une de ces femmes ait eu assez barre sur lui pour le contraindre à donner son nom à l’enfant. Alors notre Josselin serait un descendant direct, et portant légalement son nom.

— À deux siècles de distance, cela fait tout de même loin pour lui ressembler à ce point.

— N’oublie pas que dans ces familles, les mariages ou les unions consanguines allaient bon train. Ce qui a pu amplifier la possibilité génétique d’une telle anomalie. Je ne vois pas d’autre explication, même si elle n’est pas satisfaisante. Tu reprends un dernier verre avant qu’on se sépare ?

— Je ne sais pas, dit Adamsberg avec un geste évasif.

— Fais comme tu l’entends, je ne te force pas.

— Ce n’est pas cela, corrigea Adamsberg avec un mouvement d’excuse. C’est simplement que je dis souvent « Je ne sais pas ».

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas, dit le commissaire en souriant. Va pour ce verre, Matthieu.

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