XXV

Adamsberg eut Estelle Braz en ligne et se présenta. Elle avait la voix jeune et tout à fait « cordiale ». Adamsberg se répétait sans cesse ce mot dans l’espoir que surgisse l’idée qu’il y avait associée – et qui ne valait peut-être pas un clou –, mais l’idée, boudeuse, restait fermement ancrée au fond de son lac.

— Au contraire, commissaire, si je peux aider pour Louviec. De quoi s’agit-il ?

— C’est vous qui vous occupez du courrier de « Votre logis de A à Z » ?

— Mais oui, dit-elle, assez surprise. Cependant je ne suis pas la seule. On est quatre à gérer le courrier, électronique ça va de soi, mais c’est moi qui suis en charge des lettres postales, qui ne sont pas nombreuses.

— Est-ce que vous vous rappelez avoir reçu vendredi une enveloppe un peu particulière ? Blanche, couverte d’une grande écriture à l’encre épaisse et qui contenait…

— … une autre enveloppe à l’intérieur ? Pardon, commissaire, je vous ai interrompu. Oui, je me la rappelle très bien.

— Pouvez-vous me dire à quoi ressemblait la seconde enveloppe ?

— Elle était blanche aussi, couverte de la même grande écriture, et très spéciale : elle était scellée à la cire de bougie !

— Y avait-il un signe quelconque sur le sceau ?

— Quelque chose de très simple : six traits entrecroisés et c’est tout. Un peu comme une étoile.

— Faits à la main, ces traits ?

— Oui, sans doute avec une règle, ou même une allumette. Vraiment rudimentaire.

— Et vous souvenez-vous du nom de son destinataire ?

— Tout simple. Elle était adressée au patron, monsieur Pierre Robic.

— C’est vous qui ouvrez le courrier de votre patron ?

— Bien sûr, il ne peut pas se charger de toute la paperasse. Mais sur cette seconde enveloppe, en haut à gauche, il y avait écrit et souligné « Personnel » et « Confidentiel ».

— Cela arrive souvent ?

— C’est plutôt rare. Les gens qui lui écrivent « personnellement » envoient leur lettre à son adresse privée. Mais il y en a peu qui la connaissent, et dans ce cas, ils écrivent sûrement ici, sur son mail personnel, que nul ne connaît.

— Et donc ?

— Et donc je ne l’ai pas ouverte et je lui ai fait porter aussitôt.

— Je comprends. Mais la première enveloppe blanche, vous l’avez jetée ?

— Oui, elle n’avait aucun intérêt.

— Et vous sauriez où elle est ?

— Dans la poubelle spéciale pour le papier, tout simplement. Hier, la femme de ménage avait une angine, avec ce temps qui va et qui vient, et aujourd’hui elle est en congé. Donc elle doit toujours y être.

— Et on peut la récupérer ?

— Oui, mais c’est juste l’enveloppe extérieure. Enfin, vous avez sûrement vos raisons. Si vous y tenez, je vais fouiller ma poubelle.

— Merci, madame Braz. À quelle heure puis-je venir la prendre ?

— Disons à quinze heures ? Mon bureau est au huitième étage, couloir de gauche, numéro 837.

— Jusqu’à mon arrivée, puis-je vous demander de n’en souffler mot à personne ?

— Mais oui, dit la secrétaire un peu surprise. Vous avez sûrement vos raisons, répéta-t-elle.

Adamsberg revint dans la salle où l’équipe achevait son repas.

— C’est bien à Pierre Robic lui-même que le type a écrit, dit-il.

— Et pourquoi pas à son adresse privée ?

— Peut-être pour ne prendre aucun risque. Dans le cas où un habitant de la maison l’aurait ouverte. Ou tout simplement parce qu’il n’avait pas son adresse. D’après la secrétaire, peu de gens la connaissent. Je pars la rejoindre, on se retrouve à mon retour.


L’auberge s’emplissait, et Johan avait interrompu son chant et commencé à dresser les tables.

— Il connaît bien son affaire, dit Veyrenc en secouant la tête.

— En cuisine ? demanda Berrond.

— En musique. Malgré quelques fausses notes en fin de phrase, il n’a pas raté son Lully. Excellent chant, Johan, dit le lieutenant en l’attrapant au passage.

— Merci, dit Johan, réjoui.

— Dites-moi, il est marié, ce Robic ?

— Ça oui. Et « on dit » que ça se passe très mal.

— Vous savez pourquoi ?

— Pour ça, non, mais je suis sûr que je voudrais pas être sa femme. Je vous laisse, lieutenant, ça va bientôt être chaud.


La jeune Estelle Braz attendait en souriant le commissaire, secouant dans sa main une enveloppe.

— C’est celle-là, dit-elle. Je l’ai mise dans un plastique parce que je sais que les policiers font comme ça.

— Merci, Estelle – je peux vous appeler Estelle ? –, c’est parfait. Vous savez sûrement si votre patron a un chauffeur ?

— Bien sûr, il se déplace tout le temps sans jamais dire où il va. Enfin, chauffeur… moi je dirais plutôt garde du corps.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il est armé. Mais je parle trop, je voudrais causer d’ennuis à personne, commissaire. Seulement j’ai jamais vu un patron de boîte d’ameublement avoir besoin d’une arme.

— Moi non plus, je dois dire. Et ce chauffeur, on peut le joindre, il est causant ?

— Celui d’avant était causant et sûrement trop au goût du patron, il a été viré. Il en a engagé un autre, mais vous n’en tirerez rien. Il est muet.

— On peut toujours tenter.

— On s’est mal compris. Quand je dis « muet », c’est vraiment muet, physiquement. Si c’est par gentillesse que le patron l’a embauché, je comprendrais, mais c’est pas sa qualité première. C’est un peu pour tout ça que je veux aller travailler ailleurs.

— Vous ne vous entendez pas avec le patron ?

— Ce n’est pas un secret de vous dire que personne ici ne s’entend avec lui. Il est trop dur, trop cassant. Et le pire, c’est que je trouve qu’il ne s’occupe pas bien de la boîte. Il ne vérifie pas attentivement les commandes et les livraisons et on se retrouve souvent avec du matériel de mauvaise qualité. Je reçois pas mal de plaintes. À croire qu’à force d’avoir réussi, il s’en fiche un peu. Et c’est les employés qui paient les pots cassés.


Adamsberg retrouva ses sept collègues qui traînaient encore à table, assez gais, à l’auberge. Toutes les discussions cessèrent et les visages se tournèrent vers le commissaire.

— Bonne pioche, dit Adamsberg. J’ai récupéré l’enveloppe extérieure, on a donc son écriture. Mercadet, on a un graphologue dans le coin ?

— Seulement à Rennes, dit le lieutenant après un moment. Mais, enfin si vous acceptez, j’ai fait un an de graphologie avant d’entrer dans la police, ça me passionnait. Je peux peut-être aider ?

Adamsberg lui mit aussitôt l’enveloppe sous le nez. Mercadet étudia l’adresse un long moment en prenant des notes, dans le silence attentif de ses collègues.

— Je dirais, conclut-il, qu’il s’agit d’un homme d’action, encore très tourné vers son passé et peu vers l’avenir. On relève des traces nettes de son éducation scolaire, il forme certaines lettres comme on les lui a apprises, sans leur avoir donné leur caractère d’adulte. Mais ce n’est pas pour autant l’enfant sage : les pointes aiguës de ses lettres, sur le « M », le « Z », le haut de son « T » en « harpon », dans le jargon, montrent une grande capacité d’agressivité. Ce n’est pas un gars que j’envisagerais d’emmerder. Enfin, la grande hauteur de son écriture et de ses majuscules montre son goût de s’affirmer, et sans doute de l’audace. La grande taille de son « M » – qui se rapporte à son « moi » – signale sans doute qu’il est très préoccupé par sa propre personne. En même temps et attention : tous ces aspects sont tellement nets, exagérés, que je dirais qu’il s’agit d’une écriture déguisée, et très savamment.

— Qui ne nous sert donc à rien.

— Un peu tout de même. Une écriture, même très masquée, conserve des traces de la personnalité de l’auteur. Il a pu grandir son graphisme, le faire pencher vers la gauche, mais pas réfréner son « T » en harpon.

— La secrétaire m’a confié qu’elle veut quitter la boîte : le patron se balade le soir avec un chauffeur armé, et muet, et veille modérément à la qualité des produits. Pour elle, il néglige la gestion de l’entreprise. Et il est si dur qu’il n’est apprécié d’aucun de ses employés.

— On va s’amuser quand on va aller le voir lundi.

— Pourquoi lundi ? Aujourd’hui même, Matthieu.


Quatre coups sourds résonnèrent sur la lourde porte.

— C’est Maël, dit Johan, c’est sa manière de s’annoncer.

Maël salua cordialement à la ronde avant de rejoindre son tabouret au bar.

— Y a plus rien de convenable à se mettre sous la dent chez moi, dit-il à Johan. Tu peux me nourrir malgré l’heure ? Un sandwich, ça me suffira.

— J’aime pas servir des sandwichs mais j’ai pas plus, et je fais toujours exception pour toi. Les flics sont passés sur l’auberge comme une horde de criquets. Je t’apporte ça.

— Dis-moi, Maël, demanda Adamsberg, Pierre Robic, tu le connais ?

Maël secoua la tête de droite à gauche en attrapant son sandwich avant même que Johan dépose l’assiette.

— Préfère pas le connaître plus que ça. Dans le temps, quand il est revenu, j’ai fait un peu de maçonnerie dans sa nouvelle maison, mais c’est pas le gars à regarder les ouvriers, et encore moins à leur parler. Des fois je le croise à Combourg, quand il descend de sa bagnole, parce que c’est le genre de type qui ferait pas trois mètres à pied comme tout le monde. Il a des fausses dents, ça lui donne une vraie gueule de poupée.

— Et pourquoi tu préfères pas le connaître plus que ça ?

— Quand on était gosses à l’école, c’était un des pires de tous. Lui et Pierre Le Guillou. C’étaient déjà des petits caïds, ils montaient les autres contre moi. Bien sûr, comme il avait besoin de moi pour lui faire ses devoirs, il ménageait la chèvre et le chou. Alors vous comprenez, commissaire, que j’aie pas envie de lui causer.

— Pourquoi tu dis que c’était déjà un petit caïd ?

— Parce qu’à mon avis, c’est toujours un caïd. Trop de fric pour être honnête, c’est mon idée. Et je suis pas le seul à penser ça, à Louviec ou ailleurs. D’accord, il a une grosse boîte qui rapporte, mais pas assez pour se payer quatre villas de luxe, un yacht, et prendre l’avion toutes les cinq minutes.

— Et comment tu le sais, ça ?

— Par Estelle, c’est sa secrétaire.

— Estelle Braz.

— C’est ça. Elle, je la connais, on s’entend bien. Une chouette gosse, pas hypocrite comme d’autres. Alors on bavarde pas mal. C’est comme ça que j’ai appris pour les villas, les piscines, le bateau, les voyages en avion et tout le tremblement.

— Et comment tu sais que sa boîte ne rapporte pas assez pour son train de vie ?

Maël sourit, le regard amusé.

— Parce que c’est à mon patron qu’il a confié la gestion de sa comptabilité. Marrant, non ? Et c’est pas du boulot facile. Je suis bien placé pour le dire puisque c’est moi qui la fais, sa compta, dans l’arrière-boutique. Impeccable, rien à y redire. Des très gros revenus, ça c’est certain. Mais pas assez pour payer les villas, le yacht et le reste. C’est pour ça que je dis que c’est resté un caïd. À mon avis, il se fait du fric ailleurs, sous la table, ni vu ni connu. Dites, commissaire, pas un mot de ce que je vous ai raconté, hein ? Parce que s’il le savait, ça irait drôlement mal pour moi. Encore que ce que je pense, comme j’ai dit, je suis pas le seul à le flairer. Vous pouvez demander à n’importe qui à Louviec.

Maël soupira, finit son sandwich et quitta l’auberge.


Adamsberg fit signe à l’équipe de resserrer les rangs autour de la table. À présent qu’on était certains que Robic était bien le destinataire de la lettre du tueur, la donne changeait.

— Si Maël et Johan ne se trompent pas, dit Matthieu, Pierre Robic mène une activité parallèle, souterraine et lucrative. Il dirige donc une bande dans laquelle il a pu piocher un homme de main pour assassiner le docteur.

— Dans les faits, tu as raison, dit Berrond. Dans les faits aussi, le tueur l’a contacté. Mais c’est bien difficile d’imaginer un gars de Louviec qui oserait solliciter un homme comme Robic.

— Joumot ? proposa Noël. Est-ce que cette fouine vicieuse n’aurait pas été voir d’un peu près ce qui se passait là-bas ? Comme le disent Maël et Johan, tout le monde soupçonne un truc du côté Robic. Ça m’étonnerait que Joumot n’ait pas été fourrer son nez là-dedans.

— Et menacer Robic de chantage ? dit Adamsberg. On ne connaît pas encore l’homme, mais le faire chanter, ça semble plutôt un truc à se faire descendre qu’à se faire obéir.

— Faudrait peut-être savoir ce qu’est devenue son âme damnée, ce Pierre Le Guillou, proposa Veyrenc. On pourrait creuser de ce côté.

— Je regarde ça, dit Mercadet avant même qu’on lui ait demandé quoi que ce soit.

— Très bien, dit Adamsberg en se levant.

— Tu vas chez Robic ? demanda Matthieu.

— Je passe d’abord à la mairie consulter le registre. Une idée comme ça.

— Vague ?

— Assez vague, mais pas dans le fond du lac. Johan, appela-t-il au moment où l’aubergiste passait près de lui, est-ce que tu saurais aussi par miracle quel jour Robic est revenu à Louviec, il y a quatorze ans. Impossible, non ?

— Le 1er avril. Soyez pas épaté, il est arrivé sans prévenir en plein milieu de l’anniversaire de sa mère, qui avait lieu ici même. Et le 1er avril, c’est facile à retenir.


L’adjoint au maire accompagna Adamsberg dans la salle des registres et tapa le code d’accès.

— Vous devez vous rappeler le nom de cet homme qui a été tué et dévalisé ici même, peu après qu’on eut entendu le pilon du Boiteux.

— Oh, ça remonte à loin, ça, je dirais.

— Quatorze ans.

— Exactement. Il s’appelait Jean Armez.

— Il avait quitté Louviec après le collège ?

— À dix-neuf ans. Et il est revenu vingt et un ans plus tard.

— Et vous savez ce qu’il avait fait durant tout ce temps ?

— Il n’était pas très loquace là-dessus, je dirais. Il disait toujours qu’il avait « bourlingué » de par toutes les mers. Marine marchande. Une vie de bateau en bateau et une fille dans chaque port. On n’a jamais su plus. On l’appelait « le Bourlingueur ».

— Et il est revenu riche ?

— Assez pour s’acheter une maison, la meubler confortablement et se payer une femme de ménage et une cuisinière. C’est déjà pas mal. En une vie passée sur mer – où il ne dépensait pas beaucoup –, il s’était « fait sa pelote », comme il disait. De combien, je ne saurais pas dire. Il ne se privait pas mais il ne vivait pas grand train non plus, je dirais. Il disait qu’à son âge il fallait économiser sa pelote. Le pauvre gars, il a pas eu le temps d’en profiter, de sa maison. Cinq mois après son retour, il se faisait descendre.

— Cinq mois, vous en êtes sûr ?

— Disons qu’il est revenu vers novembre, puisqu’il a fêté Noël en famille.

— Et le cambriolage ?

— Les flics ont dit ça à l’époque parce que le matelas avait été soulevé. Mais franchement, cacher de l’argent sous son matelas, c’est de la blague, je dirais. Autant le laisser bien en vue sur sa table. Vous y croyez, vous ? À de l’argent sous le matelas ?

— Pas du tout, dit Adamsberg en cherchant le nom de Jean Armez sur l’écran. Décédé un 11 avril. On a su comment il avait été tué ?

— À la dure. Un coup de pistolet dans la tempe, muni d’un silencieux. Un truc de gangster, je dirais. Les flics ont passé tous les jours suivants à rechercher cette arme et à vérifier les chaussures des hommes de Louviec, car il restait des traces dans la chambre. Un échec complet.

Et donc, pensait Adamsberg en revenant vers l’auberge sous une pluie fine, Jean Armez réapparaît à Louviec en novembre, Robic arrive le 1er avril et le « Bourlingueur » est abattu dix jours après, « à la gangster ». Que Robic ait été longtemps associé au « Bourlingueur », c’était crédible, et que Robic lui règle son compte dès son retour pour l’empêcher de parler, c’était plus que plausible. Mais là encore, pas de preuves, le mur.

Mercadet l’attendait, somnolent, avec quelques résultats sur Pierre Le Guillou. Qui était partie prenante du cercle de jeux de Sète, et dans l’entreprise de vente de voitures que Robic avait montée à Los Angeles.

— Je vais me reposer, dit Mercadet, si vous en avez fini avec moi.

— Allez, lieutenant. Moi et Matthieu allons mettre Robic sur le gril. Il ne brûlera pas plus qu’une statue de pierre, mais il est grand temps d’aller le tourmenter. On le prend en feux croisés, Matthieu. Toi, moi, toi, moi, et ainsi de suite. Vieille technique.

— Mais déstabilisante.

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