XIX

Il n’avait pas vu le temps passer, il avait écouté l’orage gronder. Il fallait qu’il soit à l’heure, absolument à l’heure. Il vérifia son matériel en hâte et se propulsa dans les ruelles. Il avait deux avantages. Celui de pouvoir courir plus vite que la moyenne des gens et des flics – il ne parlait pas de la grosse, une imbattable irréelle celle-là –, et celui de connaître sur le bout des doigts toutes les venelles, passages et raccourcis de Louviec. Il s’arrêta à mi-course en plein élan. L’œuf, bon sang, il avait oublié l’œuf ! Il se maudit, fit demi-tour aussitôt et hâta encore sa course, vérifiant qu’aucune ombre n’était visible dans les passages qu’il empruntait. Le grondement du tonnerre éclata non loin de là. Il attrapa son ciré vert bronze, rabattit sa capuche et enfourna le précieux œuf dans sa poche. Cette ordure aurait son œuf, coûte que coûte. Qu’est-ce qu’elle avait à se mêler de ses affaires, à venir lui faire la leçon jusque chez lui parfois ? Ce serait un plaisir sans nom de lui régler son compte. En reprenant à la course les ruelles en sens inverse, il pensait à elle, la haïssait, la voyait se tordre dans les feux de l’Enfer. En arrivant devant chez elle, il s’assura qu’aucune voiture n’était garée devant sa porte. Personne. Elle n’était pas encore rentrée, mais c’était une question de minutes, il avait failli tout faire manquer. Il avait repéré les lieux depuis longtemps et s’aplatit contre le large tronc du vieux chêne, à neuf mètres de sa maison. Il surveilla le bruit des voitures pour guetter son arrivée. Elle était toujours ponctuelle. Elle exerçait à Combourg mais préférait habiter Louviec, où elle rentrait chaque soir entre neuf heures vingt-cinq et neuf heures trente. Il était neuf heures vingt-trois, il faisait encore clair. Le fracas du tonnerre s’amplifia et les premières gouttes d’eau tombèrent, forcissant de minute en minute. La salope allait donc courir de sa voiture à sa porte, il fallait absolument empêcher cela. Il quitta l’arbre et s’accroupit sur le trottoir à quelques mètres de l’entrée, une mauvaise planque mais les trombes d’eau brouillaient la visibilité. Dès qu’il entendit le bruit du moteur, il se redressa lentement, le torse courbé, pour être certain de l’attraper dès qu’elle aurait claqué sa portière. Et c’est à cet instant qu’il frapperait. La pluie tombait à seaux et comme prévu, la femme ferma sa voiture, se mit à courir et c’est là, devant son capot, qu’il la saisit et enfonça violemment la lame. Puis un deuxième coup, plus près du sternum, pour être sûr d’atteindre le cœur. Tout en frappant, il revoyait, lors de leurs quelques entrevues, sa grosse tête de mouton frisé, ses quelques poils rebelles sur le menton, il réentendait sa voix onctueuse et détestable, il aurait été capable de la tuer sur-le-champ. Mais non, trop malin, et c’est là aussi qu’il dépassait les flics, et de loin. Pris de fureur, se remémorant les propos absurdes et lénifiants de celle qui se pensait médecin des âmes, il se mit à lui poignarder les intestins, faisant jaillir des flots de sang qu’emportaient aussitôt les torrents de pluie. Fais pas le con, arrête-toi, décampe d’ici. Il sortit l’œuf de sa poche, lui plaça dans sa main courte et grasse qu’il referma avec dégoût. Plié en deux, il longea le flanc de la voiture puis s’engagea dans la venelle étroite et sombre qui bordait la maison. Au croisement de deux ruelles, il s’arrêta pour examiner le devant de son ciré. Par chance, la pluie violente avait déjà lavé la toile comme elle nettoyait son visage. Le sang avait giclé partout, plus question à l’avenir de frapper au ventre. Retenir son exaltation, retrouver la maîtrise des meurtres précédents.


Matthieu suivait l’instituteur, Kerouac, qui avait pris quantité de voies tortueuses pour se retrouver tout simplement en haut de la grand-rue avant d’obliquer dans la rue de l’If. Ces précautions donnaient bon espoir au commissaire. Mais à la manière furtive dont on ouvrit la porte à Kerouac après qu’il eut frappé trois coups, puis deux, au vêtement suggestif de la femme qu’il aperçut dans l’ombre, il comprit que Kerouac s’était faufilé dans une maison de passe. Étrange destination pour un homme que la rumeur disait impuissant. À moins que l’atmosphère du lieu ne l’aidât à stimuler ses sens. Mais merde, combien de temps allait-il devoir attendre sous cette pluie diluvienne qui lui gelait les os ? Il avisa sur le trottoir d’en face le grand if célèbre de Louviec – que l’on disait âgé de sept cents ans – et se réfugia sous son feuillage quasi imperméable. Il ôta sa veste, la tordit pour l’essorer avant de l’enfiler de nouveau et s’adosser au tronc de l’arbre vénérable.

Le rideau de pluie faiblissait et c’est depuis ce poste d’observation qu’il vit à quelque vingt mètres une masse indécise gisant à l’avant d’une voiture. Sac de gravats ou corps ? Il s’en approcha à pas rapides tout en jetant des coups d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que Kerouac ne sortait pas. Yeux grands ouverts et fixes, elle était morte. Matthieu ouvrit son manteau et passa sa main sous ses habits pour évaluer la température du corps, hors de la pluie qui avait refroidi son visage et ses mains. Le ventre était chaud, elle venait tout juste d’être tuée, peut-être quand lui, Matthieu, tournait en haut de la rue de l’If. Il était à présent vingt et une heures trente-cinq, il n’avait dû rater son assassin que de quelques minutes, pendant que Kerouac lui faisait perdre son temps en allant au bordel. Il courut à son abri sous l’if pour prévenir Adamsberg, appeler le médecin de Louviec, l’équipe technique et le médecin légiste.


Matthieu et ses collègues regardaient, désolés, le corps éventré. Cette fois-ci, le couteau n’était pas resté fiché dans le thorax. Il était enfoncé jusqu’à la garde dans les intestins. Le docteur, équipé de bottes et ciré, s’était agenouillé près du corps.

— Bon sang, Katell ! dit-il en lui prenant le pouls mécaniquement.

— Qui est-ce, docteur ? demanda Adamsberg.

— Katell Menez. On est quasiment collègues, je lui envoie des patients et réciproquement.

Berrond examina la plaque dorée fixée près de la porte de la victime. Katell Menez, psychiatre, psychothérapeute.

— Elle travaille ici ?

— Elle exerce à Combourg quatre jours sur cinq mais elle préfère vivre à Louviec. Elle s’attarde après ses consultations pour enregistrer ses notes du jour et revoir les dossiers des patients du lendemain. Elle est toujours de retour à vingt et une heures trente. S’il n’y avait pas eu cette maudite pluie, un voisin aurait pu percevoir…

— Ça n’y aurait rien changé, coupa Adamsberg. Il prend ses victimes par surprise et son attaque est silencieuse. Le commissaire Matthieu n’était qu’à quelques mètres de là et il n’a rien entendu.

Ils s’écartèrent pour laisser place à l’équipe technique et au légiste.

— Ça a été sanglant, dit le médecin, mais l’averse a tout lavé. Je ne vous apprends rien en vous disant que le meurtre vient de se produire et que, cette fois, le tueur a complété son travail de sept coups de couteau dans les intestins. Et il y a un œuf écrasé dans son poing. Je l’emmène à la morgue, je vous appelle dès que j’ai les premières images des blessures.


L’équipe des flics au complet se rassembla à l’auberge pour se réchauffer et, à leurs visages sombres, Johan comprit qu’il y en avait eu un autre.

— Qui ? demanda-t-il en suspendant leurs vêtements trempés.

— Katell Menez, répondit Matthieu.

— Bon Dieu. C’était une très brave femme. Et compétente à ce qu’on dit.

— On te gêne, tu as des clients.

— Je reçois qui je veux. Prenez la table près de la cheminée pour vous réchauffer. Pas d’inquiétude, ils sont néerlandais, ils ne comprennent pas le français. Je vous prépare de quoi vous restaurer, vous avez à peine mangé avant de sortir.

Johan disparut, revint avec un lot de couvertures qu’il distribua à la ronde, et ajouta deux grosses bûches dans le feu. Tous y convergèrent, tendant leurs bras, leurs dos, à la chaleur des flammes.

— Ce qui veut dire, dit Noël, qu’on s’est trompés de types. On ne suit pas les bons.

— Trop tôt pour l’affirmer, dit Adamsberg. Il nous reste les cinq puceux aux alibis parfaits, et vous savez ce que j’en pense. Pour quatre d’entre eux, vivant seuls ou étant seuls le soir du meurtre d’Anaëlle, c’était le match de foot. Quant au cinquième, également seul, il bossait dans son garage. Et personne pour confirmer leurs dires.

Adamsberg s’interrompit, se répétant plusieurs fois muettement « leurs dires… leurs dires… », cherchant si cette tournure de phrase était ou non correcte. Doutant de ses capacités à s’exprimer sans faute, il lui arrivait parfois qu’une formule, une expression, le déroute. Il tentait alors d’en contrôler la bonne conformité, et souvent sans succès. Il chassa cette question d’un geste de la main, il serait toujours temps d’y revenir.

— On amorce donc dès demain la surveillance des cinq « alibis parfaits ». Matthieu, Berrond et Verdun vont répartir les rôles.

Son regard s’arrêta sur Matthieu qui demeurait sans réaction, les traits affaissés et soucieux, la tête basse, sans toucher à son assiette. Berrond, sensible à la morosité de son chef, attrapa une des bouteilles apportées par Johan et se mit en devoir de servir chacun, Matthieu tendant son verre d’un geste lent.


— Tu n’y es strictement pour rien, Matthieu, dit Adamsberg vivement, si c’est cela qui te préoccupe.

— C’est cela même.

— Tu devais suivre Kerouac et ce n’était pas lui. Où est la faute ?

— Mais j’étais si près, ça me rend cinglé.

— Non, tu n’étais pas si près que tu l’imagines. Cesse de te fustiger pour rien, bois deux rasades et reviens à l’exacte réalité. Tu étais à plus de vingt mètres et la pluie tombait à verse. Quand bien même aurais-tu aperçu une silhouette, tu n’aurais pas eu le temps d’intervenir. Tu veux une preuve ? L’assassin lui-même ne t’a pas repéré, ou il aurait filé illico. Brouillard complet. Et tu ne surveillais pas la rue, mais la porte par où s’était engouffré Kerouac.

— Tout à fait juste, dit Berrond, ragaillardi, et soutenu par une vigoureuse approbation de Verdun.

— Admettons, dit finalement Matthieu en relevant la tête. Au moins avons-nous éliminé trois suspects et l’étau se serre.

— Cette nouvelle victime, poursuivit Adamsberg, Katell Menez, elle n’aura pas de piqûres. Sous cette pluie, les puces seront restées bien à l’abri sur l’assassin. Elles ont l’eau en horreur.

— Mangez, bon sang, mangez, dit Johan, ça va être froid.

Le légiste appela quand ils abordaient le dessert.

— Même homme, même type de blessure – je parle des coups au thorax – ayant un rien dévié. Pas ceux dans les intestins bien sûr, il n’y a pas d’obstacle. Et pourtant, bien que la matière soit facile à transpercer, il s’y est repris à deux fois pour une des blessures. Et, je vous précède, Adamsberg, pas de piqûres de puces.

— C’était à prévoir avec ce temps, docteur.

— Ah, j’allais oublier. L’œuf n’est pas fécondé.

— Impossible.

— Certain.

— L’œuf n’est pas fécondé, dit Adamsberg en raccrochant.

— Alors la piste du mobile embryon-avortement ne tient plus ? demanda Berrond.

— Bien sûr que si. La psychiatre entre dans le tableau : elle a sans doute encouragé une femme qui voulait avorter ou s’y trouvait contrainte. Mais le tueur a commis une erreur : il s’est trompé d’œuf. Je maintiens notre trajectoire : non seulement il a des puces, mais c’est un faux gaucher. Il s’est planté une fois en poignardant les intestins, il a dû réenfoncer la lame. Il faut avoir un bras bien malhabile pour ne pas réussir ça d’un seul trait. Qu’il se soit trompé d’œuf et qu’il ait mal transpercé l’abdomen montre qu’il s’énerve, qu’il s’affole. S’il savait que l’œuf qu’il a écrasé est stérile, il en deviendrait fou.

— Et au bout du compte, on n’est pas plus avancés qu’au début, dit Retancourt. On a les puces, on sait que c’est un droitier qui joue les gauchers, on connaît son mobile, mais on n’est pas foutus capables d’attraper ce type.

— Qui n’a pas fini sa série, Retancourt. Il lui reste encore un couteau. Et donc un meurtre. Si on ne l’attrape pas sur ce coup, on le perd à jamais.

— Et on ne sait pas quand il remettra ça, gronda Noël.

— C’est bien pour cette raison que nous devons le forcer à bouger, à prendre des risques, à changer sa méthode. Il est malin, il est prudent, mais c’est un type d’homme qui ne pourra pas se contenir longtemps. Car sa rage monte, il perd son sang-froid, c’est l’escalade. On doit le pousser à commettre une bévue.

— Ton idée ? demanda Matthieu.

— On a démarré trop timidement – et c’est de ma faute – en ne surveillant que trois gars. On change d’allure et on déploie les grands moyens. On farcit le village de flics, du début de soirée jusqu’à une heure avancée de la nuit. On l’accule, on le coince. Si on boucle son territoire, il va perdre la tête. C’est un obsessionnel, cela peut le rendre tout à fait cinglé, l’inciter à hâter encore son rythme, quel que soit le risque.

Matthieu secoua la tête.

— Louviec est un petit village, Adamsberg, mais pour contrôler chaque rue et ruelle, et il y en a des quantités, il nous faudrait quelque chose comme cinquante hommes.

— N’oublie pas que la mission, à mon avis, sera courte.

— Même pour quelques jours, tout ce que je peux te fournir, aux limites du possible, c’est environ vingt-deux hommes de Rennes et vingt des gendarmeries locales.

— Plus nous huit, dit Verdun. Égale cinquante hommes. Soit environ un flic pour vingt-quatre personnes. Ça marche pour contrôler Louviec.

— Mais pas pour sécuriser le pourtour du village, dit Adamsberg.

— Et pourquoi veux-tu cerner le village ?

— Pour le cas possible où la future victime habiterait en dehors.

— Compris, dit Matthieu. Si l’on vise un piège efficace, on ne peut pas négliger cette hypothèse. Mais nous sommes trop peu nombreux.

— Le ministère s’est engagé à m’envoyer autant de renforts que nécessaire et j’espère parvenir à les décrocher. Mais avec deux victimes de plus depuis mon arrivée, je vais me faire salement déglinguer demain et ces renforts pourraient bien nous passer sous le nez.

— Tu oublies le vicomte, dit Veyrenc. Fais valoir qu’il est toujours en danger d’arrestation, même si c’est faux. C’est l’argument-clef, ils ne peuvent pas se permettre de perdre Chateaubriand. Tu vas te faire sacrément secouer, c’est certain, mais tu auras tes renforts. Tu les convaincras.

— Et pourquoi cela ?

— Je dis qu’un gars qui peut endormir un enfant debout en lui posant la main sur la tête peut aisément amadouer un ministre.

— Tu t’amuses à me mettre au défi, Louis, dit Adamsberg en souriant, et un ministre n’est pas un enfant.

— C’est entendu. Mais que fais-tu du taureau ?

— Quel taureau ?

— Tu ne te souviens pas ? Le taureau du père Isidore. Quand on était gosses.

— Ah oui. Une haute bête sombre avec une tache blanche au front, c’est cela ?

— Elle-même. Haute et puissante. Et nous, du haut de nos douze treize ans, on avait fait le pari, comme des petits fiers-à-bras, de passer à travers son champ pour prendre un raccourci. Facile, il broutait tout au fond, très loin. On a sauté la barrière et obliqué sur vingt mètres. Si loin qu’il fût, il a relevé la tête et dans une course lente mais déterminée, il a foncé sur nous. On a crevé de trouille. Je te criais en précipitant mes mots qu’un taureau prend mal les tournants et qu’on devait reculer en zigzags rapides jusqu’à la barrière. Mais, non, tu es resté piqué là et tu as étendu ton bras vers lui.

— Je me le rappelle à présent, dit Adamsberg, le regard plissé, souriant toujours. Mais pas les détails.

— Très simple. Je me suis collé dans ton dos, à l’abri, et le taureau a freiné devant toi, baissant la tête, secouant son cou d’un côté à l’autre, soufflant des narines.

— Mauvais signe, dit Adamsberg.

— Et pourtant tu restais là, le bras tendu vers lui, main en avant. Deux fois il a relevé son mufle, deux fois il a soufflé au ras de l’herbe. Puis il t’a regardé de ses gros yeux globuleux, bavant, soufflant toujours et la frayeur me coupa les jambes. Quand je pus me relever, le taureau…

— Corneille ! s’écria Adamsberg. Il s’appelait Corneille !

— Exact, Jean-Baptiste. Quand je pus me relever, il te léchait consciencieusement un doigt, puis l’autre, de son énorme langue violette, puis finalement toute ta main, qui dégoulinait de salive. Nous avons lentement reculé vers la barrière…

— … à laquelle il nous a courtoisement raccompagnés…

— … et sauté sur le chemin.

— Au long duquel il nous a escortés. Qu’essaies-tu de dire, Louis, avec ton affaire de taureau ?

— Qu’on nous enverra des hommes.

— Que le ministre soit enfant ou taureau, supposons qu’il le fasse. Nous et nos quarante-deux hommes devrons investir Louviec, et un bon nombre d’autres former le cordon de surveillance autour du bourg – l’idée ne m’est pas agréable –, avec obligation de montrer ses papiers pour toute personne entrant ou sortant.

— Système radical mais efficace, dit Retancourt. Non seulement le village va grouiller de flics mais les déplacements seront surveillés. Ça va être la rébellion, l’émeute.

— Danglard m’a envoyé une citation à ce propos, dit Adamsberg, il m’en envoie sans cesse. Ah, voilà : « La Bretagne, ce pays des rébellions éternelles et des répressions impossibles. »

— Joli, apprécia Veyrenc, il te dit de qui c’est ?

— On croirait que tu ne connais pas Danglard. C’est d’Alexandre Dumas, dans… attends… Les Chroniques de la Régence, 1849. Tu les as lues, toi, ces Chroniques ?

— J’avoue que non.

— Vous faites erreur, intervint Johan. Moi, j’entends tout ici. Les gens ont peur, de plus en plus peur. Ils seront ravis de se savoir protégés.

Matthieu s’était plongé dans sa calculette et la reposa sur la table.

— Pour encercler Louviec de manière efficace, dit-il, à savoir un garde pour cent mètres, nous aurions besoin de soixante flics de plus. Ce qui est considérable, Adamsberg.

— Sans offense, dit Berrond, de cet énorme dispositif, vous attendez vraiment quelque chose ?

— Il sera traqué sur son propre terrain, dit Adamsberg, et il a encore une personne à tuer pour achever son œuvre. Compter sur sa patience ? Non. Car il ignorera combien de temps durera cette surveillance, combien de temps il devra attendre pour enfin passer à l’acte ultime de délivrance. Or toute incertitude qui vient soudain contrecarrer un projet de cette importance est difficilement soutenable. Non, sa patience ne tiendra pas la route. Il doit tuer, il veut tuer. Et pour satisfaire cette pulsion, il dressera un plan anti-flics et il commettra une erreur, l’erreur à ne pas faire. Si la prochaine victime vit au village, il est bloqué mais il tente audacieusement le coup. Et il est cuit. Si elle vit hors de Louviec, il se heurte au cordon de sécurité. Il devra donner son nom en sortant et en rentrant, et il se trahit.

— Et s’il prend le risque de tuer dans Louviec ou ailleurs en plein jour ? À l’heure du déjeuner ? Dans l’après-midi ? Et de passer le cordon comme s’il allait au travail, comme d’habitude ? demanda Berrond. Parce qu’il a déjà frappé avant le crépuscule, ou juste après, quand il faisait encore clair.

— Non, affirma Johan en secouant fermement la tête. Faut qu’il ait un truc : du vide. Il n’y a pas que les locaux ici. On est en pleine saison touristique, les rues commencent à se charger dès le matin. Car Louviec, vu comment c’est ancien et pas abîmé, est quasi un village-musée.

— Il est d’ailleurs question de le classer en zone protégée, confirma Matthieu.

— Et ça le mérite, dit Johan en jetant un regard de connaisseur aux voûtes de sa propre auberge. À midi généralement, les touristes achètent un sandwich et ils mangent dehors. Et ils quittent les lieux vers dix-huit heures, dix-huit heures trente. Il y a donc du passage, et pas qu’un peu. Trop risqué pour l’assassin. Et puis on peut le voir d’une fenêtre. Si vous saviez combien de gens d’ici se distraient à leurs fenêtres, les bras croisés sur la balustrade. Ou assis sur une chaise, devant leur porte, à l’affût d’un brin de causette. Non, non, dit-il en secouant de nouveau la tête, croyez-moi, la bonne heure pour tuer, si je puis dire, c’est quand les gens dînent, que les boutiques sont fermées et les touristes rentrés à l’hôtel. Ici, le dîner, c’est entre sept heures trente et neuf heures. Après, les rues sont quasi désertes. Et puis le meilleur moment, c’est bien plus tard, quand l’obscurité protège l’assassin.

— C’est juste, dit Matthieu. Il faudra informer au plus tôt les habitants du meurtre de Katell Menez et de la mise en place d’un dispositif policier de protection. Ils seront d’autant plus vigilants, depuis leurs fenêtres. Mais il est trop tard pour l’édition du journal de demain.

— Et pourquoi vous avez besoin du journal ? demanda Johan. Vous faites circuler la nouvelle ici et là dès demain matin, et dans l’heure qui suit, tout Louviec sera au courant.

Adamsberg jouait à faire tourner un bouchon de bouteille sur la table, l’air assez soucieux.

— Tu penses à quoi ? demanda Veyrenc.

— Je me demande si l’expression « selon leurs dires » est bien correcte.

— Absolument. Et tu penses à autre chose.

— Oui. À l’appel que je dois passer demain au secrétaire du ministre. Ministre sur la tête duquel je ne peux pas poser ma main, Louis, quoi que tu en dises. Pas plus que fixer ses yeux globuleux en lui tendant la main.

— Encore que quand on y pense, dit Johan, songeur, il ait les yeux un peu globuleux.

— Vrai, dit Adamsberg, mais sans l’expression de ceux de Corneille.

— Depuis quand les bovins ont une expression ? demanda Verdun.

— Depuis la nuit des temps. Faible, et très fine, mais il faut la guetter. Expression dans leurs mouvements aussi. Toujours est-il que je vais me faire arroser, et pas par un coup de langue. Cinq jours d’enquête, deux meurtres à ajouter au tableau, et toujours pas d’arrestation.

— Comment comptes-tu t’en sortir ? demanda Veyrenc. Si le ministre n’a pas la finesse de Corneille ?

— Le laisser évacuer sa colère puis parler sans le laisser souffler, sautant d’un argument à l’autre sans lui laisser le temps de me couper. Selon ta méthode des zigzags, si tu préfères. L’étourdir. Et obtenir soixante hommes. Ce qui, comme tu le dis, est considérable et sans doute impossible. Avec une puissante persuasion et beaucoup de veine, on pourrait avoir nos effectifs demain en toute fin d’après-midi. Et démarrer le quadrillage demain soir.

— Vous n’y arriverez pas, dit Verdun. Trop gros, trop lourd. Ces types là-haut sont des pisse-froid bouchés à l’émeri. Pour l’essentiel.

— Le commissaire a déjà fait mollir des pisse-glacé bouchés au ciment, dit Retancourt, rejoignant en cela l’avis de Veyrenc, sous une forme moins raffinée.

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