XL

À huit heures du matin, le commissaire se présenta à l’hôpital de Rennes, muni des deux poupées préférées de l’enfant que lui avait confiées Johan. Il croisa un médecin pressé qui l’autorisa à voir Rose.

— Elle a pris un petit-déjeuner léger, dit-il, elle pourra sortir demain. Ne la bousculez pas néanmoins, elle est encore faible, nous l’avons sauvée de justesse.

Adamsberg entra doucement dans la chambre où la fillette reposait, les yeux mi-clos.

— Vous êtes un médecin ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Non, je suis un policier.

— Un vrai policier ? demanda-t-elle avec intérêt, incrédule.

— Un vrai.

— C’est vous qui m’avez libérée ?

— Avec mes camarades, oui. Tiens, dit-il en déposant les poupées sur son lit. Ton papa pensait que cela te ferait plaisir.

Rose attrapa une des poupées avec un sourire et la berça contre elle.

— Pourquoi il n’est pas là, papa ? Et maman ?

— Ils attendent que j’aie fini de te parler pour entrer.

— Me parler de quoi ?

— Des méchants qui t’ont emmenée dans cette maison. J’ai besoin que tu m’aides, Rose.

— Ils iront en prison ?

— Oui, mais tu dois m’aider. Sur le chemin de la cantine, que s’est-il passé ?

— Il y a une voiture qui s’est arrêtée.

— Et puis ?

— Et puis le monsieur qui était dedans est sorti en me disant que papa était tombé très malade et qu’il voulait me voir. Il avait l’air gentil et il mangeait des bonbons. J’ai eu peur pour papa, je suis vite montée avec lui. Il m’a donné des bonbons. Celui qui avait un gros ventre. L’autre, il conduisait.

— Tu les as bien vus tous les deux ?

— Surtout le monsieur qui est sorti. Et après, je leur ai dit que ce n’était pas le chemin pour aller chez papa, et le monsieur qui conduisait s’est arrêté à un feu rouge et m’a dit qu’on soignait papa à Combourg. Il va mieux, papa ?

— Il va très bien. Regarde, dit Adamsberg, en lui montrant les six photos de Robic, Le Guillou et des quatre autres hommes, tirées du film de Mercadet. Les deux messieurs qui t’ont enlevée, tu peux me les montrer ?

— Lui, dit-elle sans hésiter en montrant la photo du Lanceur, Germain Cléach. Il avait les cheveux tout droits sur la tête, et des trous plein les joues.

— C’était celui qui conduisait ?

— Oui.

— Et l’autre, le monsieur avec les bonbons, tu le reconnais ?

Rose repassa les photos en revue, comme une élève appliquée à laquelle on demande de faire un devoir.

— C’est lui, dit-elle en montrant la photo du Ventru. Il avait un trou entre les dents.

Félix Hénaff, dit le Ventru, certainement choisi pour son air débonnaire.

— Tu es formidable, lui dit Adamsberg, tu dois être une bonne élève, non ?

— Pas beaucoup en calcul mais, sinon, j’ai la note B.

— Ça t’embête si je te fais travailler encore un peu ?

— Non, vous êtes gentil, et puis je m’ennuie ici, moi.

— Tu vas très vite sortir. Où la voiture qui t’emmenait est-elle arrivée ?

— Dans une maison jolie avec des fleurs, et j’ai pensé que c’était là qu’on soignait papa. Mais en fait, le monsieur m’a amenée jusqu’à la porte et m’a fait entrer dans la pièce, puis il est ressorti. Et là… – et l’enfant se mit à pleurer.

— C’est normal que tu pleures, dit Adamsberg en lui caressant les cheveux. Moi aussi je pleurerais. Tu as eu très peur, et nous aussi tu sais. Il y avait des gens dans la pièce ?

— Deux. Et ceux-là, c’étaient des méchants.

— À quoi tu l’as vu ?

— Ils avaient des yeux et des bouches de méchants, comme dans les films, dit la petite en reniflant.

— Tu peux essayer de me les montrer ?

Sans hésiter, Rose désigna les photos de Robic et de Le Guillou.

— Ils m’ont attrapée par les bras et les jambes, continua-t-elle en essuyant ses larmes, et on a descendu un escalier. Au bout, il y avait une cave, et ils m’ont mise par terre. Ils m’ont dit de me tenir tranquille, que je reverrais papa et maman et ils ont fermé la porte en fer. Mais moi, j’y arrivais pas, à me tenir tranquille, je pleurais, je criais, je réclamais papa et maman. Alors après, celui qui était blond, avec des yeux bleus méchants – celui-là ajouta-t-elle en montrant la photo de Pierre Le Guillou –, il est revenu et il m’a donné deux tapes très fortes sur les joues. Et il a dit que j’aurais des tapes tant que je continuerais à pleurer. Et que ça servait à rien parce que personne m’entendait. Après, il a apporté une poupée, un matelas et un gros pull, et je pleurais dans les habits de la poupée pour pas qu’on m’entende. Et bien plus tard, l’autre méchant – celui-là dit-elle en montrant Robic – est entré avec un plateau, du pain et du fromage mais avant, il a voulu que j’avale deux bonbons avec de l’eau. Moi je sais que les bonbons qu’on avale avec de l’eau, c’est pas des bonbons. C’est des médicaments, et je voulais pas les prendre. Alors il m’a secouée très fort et il a dit de prendre les bonbons, que c’était pour dormir et que demain papa serait là.

— Tu n’as vu personne d’autre entrer dans la cave ?

— Non. Et alors après, je me souviens plus.

Adamsberg caressa sa joue mouillée et ôta les photos du lit.

— Tu es épatante, Rose, tu viens d’aider beaucoup la police.

— C’est vrai ? dit-elle en retrouvant un sourire.

— Beaucoup, beaucoup. Grâce à toi, tous ces méchants vont aller en prison et tu ne les reverras plus jamais.

Adamsberg ouvrit la porte et fit entrer Johan. La fillette se précipita dans ses bras.

— Le monsieur m’a dit que je l’avais beaucoup aidé.

Adamsberg les laissa discrètement et appela Matthieu dès sa sortie de l’hôpital.

— Le conducteur, c’est le Lanceur, Germain Cléach, et le type qui est sorti de voiture pour embarquer la petite en douceur, c’est le Ventru. Une fois bouclée à la cave, elle n’en a vu entrer que deux. Devine lesquels.

— Le Guillou et Robic.

— Gagné. Le Guillou lui a collé des tartes pour qu’elle arrête de pleurer et crier, et c’est Robic, bien plus tard, qui est venu avec du pain, du fromage et deux cachets qu’il l’a forcée à avaler.

— Elle n’a vu ni le Muet, ni le Poète ?

— Non. Et on peut être sûrs de son témoignage. On ne peut donc pas encore se prononcer sur la complicité de ces deux-là. Mais tout de même, quand on a demandé où était la petite, ils n’ont pas paru étonnés, ils n’ont pas réagi d’un pouce. Pour moi, ils étaient tous dans le coup. Mais seul Robic avait l’intention de tuer l’enfant.

— Et pourquoi, selon toi ?

— Parce qu’il ne réussissait pas à m’abattre. Il m’a donc tendu un foutu piège, en choisissant d’enlever une personne proche de moi : la fille de Johan. Car il était certain que je me rendrais à sa place, ce que j’allais faire en effet. Mais vous avez eu raison, il nous aurait tout bonnement assassinés tous les deux.

— Pour le moment, Adamsberg, et dès l’instant où Robic sera libre ce soir, on conserve les gardes du corps et les renforts de gendarmes. Et on protège la petite. Plus d’école jusqu’à nouvel ordre.

— C’est d’accord. Mais je crois qu’à présent qu’il est isolé, et ayant trahi ses complices, Robic préfère organiser sa fuite plutôt que de me flinguer.

— Comme il peut organiser ta mort, même depuis sa cellule. Tu ne peux être sûr de rien avec lui. Tu imaginais qu’il enlèverait Rose ?

— Pas forcément Rose, mais quelqu’un de mon équipe à ma place, oui.

— Je vais lancer les interrogatoires du Ventru et du Lanceur à mesure de l’avancée des perquisitions. À présent qu’il y a un témoin du rapt, que leur chef est en prison et quand on aura ouvert leurs coffres, il est bien possible qu’ils balancent les autres. On n’aime pas être seul à trinquer. Puis on attaquera les fouilles chez Robic, Le Guillou, Le Poète et Le Muet. Il est neuf heures ? Je vous rejoins chez le Ventru d’ici peu. Mais pour Robic, avec notre faux message, son cas est délicat. Quel motif pour une perquisition ?

Adamsberg parut méditer un moment.

— Suspicion de complicité pour délits, dit-il à voix lente. Rien ne nous en empêche au fond dans le « message du ministère », quelles que soient les « circonstances atténuantes ». L’expression est vague et on peut jouer là-dessus. Oui, c’est peut-être même prioritaire. Ensuite, son interrogatoire sera de pure forme puisqu’il se sent protégé par ces « circonstances ». Donc, perquisition et saisie du contenu du coffre, contenu si accablant qu’il justifierait la « suspicion pour délit ». Et prévoir sa libération sitôt après.


Trois quarts d’heure plus tard, les équipes d’Adamsberg et de Matthieu faisaient jonction dans le pavillon vieilli du Ventru, accompagnés par les vingt gendarmes de Combourg et d’Adamsberg, toujours abrité par ses gardes du corps. Ils se séparèrent en deux équipes et quatorze hommes partirent vers le domicile du Lanceur.

À midi, les deux maisons avaient livré leurs secrets, c’est-à-dire le contenu des coffres-forts, auquel ils étaient à présent habitués, armes, portables, faux papiers, bijoux, liasses de billets. Le tout avait déjà été photographié et placé sous scellés. Le Ventru comme le Lanceur avaient été moins bien servis que d’autres. Leurs faux papiers attestant qu’ils n’avaient pas suivi l’équipe à Los Angeles, ils n’avaient donc pas touché leur part de l’héritage.

Adamsberg et Matthieu informèrent les adjoints du commissaire à Rennes des résultats des deux perquisitions afin de leur permettre de mener leurs interrogatoires. Les deux hommes commençèrent par nier leur participation aux affaires criminelles de Robic et à l’enlèvement de Rose, mais l’énumération et les photos du contenu de leurs coffres ajoutées au témoignage précis de la fillette les désarçonna. Leur ahurissement lorsqu’ils apprirent que Robic, lorsqu’il était descendu à la cave, avait donné à l’enfant une dose létale de barbiturique – du phénobarbital, avaient révélé les analyses – était authentique. Choqués, intimement révoltés, prenant enfin conscience de la cruauté sans borne du chef tant estimé, ils dénoncèrent ses vingt-deux hauts faits les plus graves et meurtriers, commis à Sète comme dans la région de Combourg – attaques de banques à main armée, braquages de bijouteries, de camions de fonds, cambriolages –, minimisant leur participation. Tous deux juraient n’avoir jamais tué.

— Alors qui tuait quand nécessaire ? demanda le policier en charge, Lenôtre.

Le Ventru et le Lanceur, réunis pour la fin de l’interrogatoire, baissaient la tête, hésitant à donner leurs complices.

— Je vais vous dire ce que j’en pense, moi, dit Matthieu à son adjoint. Les trois véritables tueurs de l’équipe sont à coup sûr Le Guillou, le bras droit glacial de Robic, Hervé Pouliquen, l’assassin du docteur, dénué d’état d’âme, et Yvon Le Bras, dit le Prestidigitateur, dont le Joueur a dit qu’il maniait le pistolet comme un as. Quant à Robic, toujours soucieux de préserver sa personne en exposant les autres, il ne tuait pas, lui. Il préférait de loin faire tuer les autres. Sauf dans le cas de la fillette et du Bourlingueur. Ce qui donne à penser que Le Guillou n’était peut-être pas au courant de l’élimination de la petite.


C’est sur le pré devant la maison de Robic que tous s’assirent, entourés par les gardes du corps, Adamsberg, la jambe allongée, ouvrait les multiples paniers de pique-nique que Johan lui avait confiés à son départ, pique-nique évidemment de haute qualité accompagné d’un vin choisi pour sa légèreté. Les gardes à boucliers, qui dévoraient les sandwichs très élaborés de l’aubergiste, formaient un groupe moins à part et moins silencieux qu’auparavant. Ils commençaient à se mêler aux autres et à sortir de leur mutisme. Mercadet avala sa part avant d’aller dormir quelques heures.

— Au lieu de perdre du temps à rentrer à Louviec, dit Adamsberg, vous pourriez dormir ici dans le pré, l’herbe est moelleuse comme un tapis de luxe et il fait tiède.

— Comment te débrouilles-tu avec ton divisionnaire avec un gars comme Mercadet ? demanda Matthieu.

— Très simple : le divisionnaire n’est pas au courant.

Matthieu hocha la tête, méditatif.

— Cet après-midi, on se cogne les deux perquisitions les plus difficiles, dit-il. Robic et Le Guillou. Mêmes équipes, mais j’ai fait venir un perceur supplémentaire. Je crains que les coffres de ces deux-là ne soient particulièrement ardus. À trouver comme à forcer. On aura le temps ensuite d’effectuer les fouilles chez le Poète et le Muet et de les interroger.

Après deux heures de recherches, l’emplacement des coffres n’avait été découvert ni chez Robic ni chez Le Guillou. Pensif, debout sur sa béquille dans la cuisine de Robic et cerné par ses gardes, Adamsberg observait les deux volumineuses cuisinières blanches qui se faisaient face.

— Louis, tu sais si les Robic recevaient beaucoup ?

— Selon Johan, la femme de Robic donnait une fête somptueuse tous les dimanches au moins, ce qui exaspérait le mari.

— Évidemment, c’est possible en ce cas.

— Qu’est-ce qui est possible ?

— Qu’il y ait deux cuisinières. On les a ouvertes ?

— Oui, et ce sont bien des cuisinières.

— Et comment sont les fours ?

— Ce sont des fours, Jean-Baptiste. Normaux.

— Réellement ?

— Disons que le four de celle-ci est peu profond, concéda Veyrenc.

— Alors c’est là, dit Adamsberg. Appelle le perceur.

Veyrenc ouvrit les boutons de gaz.

— Regarde, elles fonctionnent très bien toutes les deux, dit-il.

— Les brûleurs, oui, mais sûrement pas le four de la plus grosse.

— D’accord, dit Veyrenc après un essai, il ne fonctionne pas.

Derrière le double fond de la cuisinière au four inutile, le perceur mit à jour le coffre, un épais et haut rectangle qui s’encastrait dans le mur arrière, et s’y attaqua dans la foulée. Adamsberg appela Matthieu qui dirigeait les fouilles chez Le Guillou.

— Robic avait trouvé une astuce inédite. Deux cuisinières dont le fond de l’une masquait son coffre. Très possible que les deux hommes aient partagé leur combine. Tu ne remarques rien dans la cuisine ?

— Un grand réfrigérateur et un congélateur assez colossal. On les a vidés tous les deux.

— Prends les mesures entre le fond intérieur du congélateur et son épaisseur totale.

— Trente-deux centimètres de différence, dit Matthieu.

— Il est là. Démonte les plaques arrière.


Chacun de leur côté, les perceurs travaillèrent une bonne heure pour débloquer les portes des coffres. Les contenus de l’un et de l’autre étaient impressionnants, les deux têtes du groupe s’arrogeant plusieurs dizaines de millions et quantité de bijoux, preuve de l’inégalité flagrante du mode de partage entre les divers associés. Robic possédait un passeport encore vierge, comme Yvon Le Bras, signal d’une précaution en cas de fuite en urgence. Il ne pouvait évidemment emporter cette immense fortune avec lui mais avait déjà sûrement imaginé d’en confier la gestion à un financier véreux de sa connaissance. Sans envisager sans doute qu’avant sa « libération », les flics embarqueraient sans délai le contenu de son coffre. Outre les armes, les téléphones, les millions, les papiers, les bijoux, un dossier contenait tous les documents concernant l’héritage « légal » de Robic. Une affaire à traiter avec les flics de Los Angeles dès son retour à Paris, en scrutant à la loupe les plus petites différences entre ce texte et la véritable écriture de Donald Jameson.

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