XXXV

Le jour annoncé pour l’assassinat d’Adamsberg au soir s’écoula dans une alternance de tension extrême et de travail censé la dissiper. Tous les médias, régionaux comme locaux, se faisaient l’écho des deux attentats contre le commissaire et, hormis quelques-uns, tous s’étonnaient du peu de gravité de ces premières blessures et posaient l’hypothèse d’une éventuelle pression pour obtenir la libération des détenus. Et donc de la mort d’Adamsberg si le ministère n’obtempérait pas. Un possible cas de figure que la majorité des journalistes dénonçait avec fermeté.

Adamsberg surveillait son portable depuis son lit et non seulement le gouvernement ne pliait pas, mais il n’avait pas même reçu un message d’encouragement. « Là-haut », ils se terraient comme des pleutres, ce qui ne l’étonnait en rien. Toute l’équipe de Matthieu était à Rennes, occupée à mettre en bon ordre les interrogatoires et à ranger les pièces à conviction saisies dans des boîtes, elles-mêmes placées dans le coffre du commissariat. Seul Adamsberg paraissait d’une humeur égale et Matthieu relisait souvent son message matinal : Entaille profonde à la cuisse recousue, coup de fièvre cette nuit, douloureux, sous calmants, abruti, béquille, ce soir dix-neuf heures chez Johan. Matthieu souriait un instant en pensant qu’Adamsberg devait préférer user du terme « calmants » plutôt que de celui d’« analgésiques », dont il ne devait pas être tout à fait sûr.

Les gardes du corps, armés de leurs nouveaux boucliers, partirent pour Rennes chercher Adamsberg à l’hôpital en fin d’après-midi pour le conduire à l’auberge, qui leur semblait un endroit sûr. Les deux équipes de Matthieu et d’Adamsberg attendaient déjà dans la rue, tâchant de bavarder pour apaiser l’angoisse montante. Retancourt ne tentait pas même de parler. Elle émettait ce même grondement guttural tel un lion se préparant à l’attaque. Avant de faire entrer le commissaire chez Johan, on avait procédé à une fouille longue et approfondie des lieux pour s’assurer que nul n’y était resté camouflé après le déjeuner. Johan avait fermé ses lourds volets de chêne, bouclé la porte arrière du cellier, porte qu’il avait fait blinder pour protéger ses précieuses bouteilles, et qui satisfaisait pleinement les gardes du corps. Une fois l’espace déclaré « hors risques », on gara l’ambulance devant la porte et les gardes formèrent avec leurs boucliers une sorte de court et étroit tunnel par où devait passer le commissaire pour entrer dans l’établissement.

Johan, qui avait pris le temps d’aller prier son invisible hirondelle, lui avait préparé une chaise confortable et placé sous la table un tabouret muni d’un coussin pour qu’il puisse y poser sa jambe.

— Si je comprends bien, dit Adamsberg avant de quitter la voiture, on change de technique ?

— Oui, dit Matthieu, et crois-moi si tu veux, j’ai eu du mal à obtenir ces boucliers balistiques. Larges, longs, heureusement que les gars sont costauds cars ils pèsent dans les dix kilos. Avec eux, on va pouvoir travailler à l’ancienne, à la romaine.

— Explique, dit Adamsberg.

— Les Gaulois avaient inventé une intelligente parade défensive pour faire progresser leurs hommes en dépit des pluies de flèches de l’ennemi. Regroupés et serrés en carrés, les guerriers tenaient chacun au-dessus de leur tête un large bouclier, tout en maintenant les autres boucliers sur les flancs, à l’avant et à l’arrière. Cette technique fut abondamment reprise par les Romains et prit le nom de formation en carapace ou plus généralement de « formation en tortue ».

— J’entrerai donc dans l’auberge directement sous le couvert des boucliers en tortue ? Assez extragavant, tu ne trouves pas ?

— Extravagant, Adamsberg, extravagant. Pas « extragavant ».

— Si tu veux. On n’est plus à cela près.

— La technique a deux mille ans mais le passage est inviolable. Même couloir à la sortie. Et cette fois, j’ai pu obtenir deux véhicules à vitres pare-balles. Quatre gardes seront avec toi dans la première voiture, les quatre autres dans le second. Même principe pour le débarquement à l’ancien asile.

— C’est presque parfait mais il y a une faille dans le système, Matthieu, dit Adamsberg en s’engageant avec sa béquille dans le tunnel formé par les boucliers.

La sérénité naturelle d’Adamsberg, inchangée, calma en partie l’anxiété du groupe et la tournée de chouchen fut le premier instant de détente des équipes. Johan n’oublia pas les huit défenseurs postés autour de l’auberge et sortit leur porter des demi-verres de chouchen et de l’eau, ainsi qu’à Retancourt qui, assise sur les marches, examinait attentivement le hêtre. Adamsberg salua mentalement la délicatesse de Johan, car les gardes, sous l’épaisse cuirasse noire qui les couvrait, évoquaient plus des robots que des gars aptes à boire un coup de chouchen. Leur dîner était déjà pris, afin que le repas ne les détourne pas de leur mission.

— Quelle faille dans le système ? demanda Matthieu, une fois Adamsberg installé à sa place, la jambe sur la chaise.

— Sur le chemin vers le centre d’accueil. Les gardes qui m’entoureront pourront protéger les portières avec leurs boucliers. Mais pas celle du garde-chauffeur. À présent qu’ils me savent protégé, ils peuvent utiliser une artillerie plus lourde. Le tueur ne pouvant m’atteindre sous la tortue, il alertera son coéquipier qui nous suivra sur la route du centre. À la première occasion, leur chauffeur double, le tueur envoie une volée de projectiles dans les pneus, blesse ou abat notre conducteur et c’est l’accident. Il y aura du dégât. Il est alors facile de me tuer parmi la mêlée.

Matthieu eut une grimace.

— J’y ai pensé, dit-il. D’autant que l’ancien centre ne me satisfait en rien au plan de la sécurité. De larges balcons à tous les étages, de longues fenêtres sans volets, des baies vitrées et des vérandas sur tout le rez-de-chaussée, cet endroit est une véritable passoire. Il faut dire qu’il avait été conçu dans un but thérapeutique, afin que les pensionnaires n’éprouvent jamais de sensation d’enfermement et profitent à plein de la vue et de la lumière. Tout le contraire de ce qu’il nous faut.

— Ou, ajouta Adamsberg, si on s’en sort ce soir, ils réitéreront l’assaut sous une autre forme le lendemain, et cela peut durer des jours et des jours et ce jusqu’à ce qu’ils m’aient. Robic est fier, il n’abandonnera jamais avant que son projet ne soit accompli. On ne peut pas se terrer à Louviec pour la nuit des temps sous nos boucliers.

— Voilà où nous en sommes par la faute du ministère, dit Matthieu, la voix rageuse et frappant du poing. S’ils avaient accepté, là-haut, de libérer les trois gars, on ne se retrouverait pas dans ce bourbier. Et ces gars, on a leurs photos et leurs empreintes. Avec un appel à témoins, ils auraient été repris dans les trois jours. Mais non, l’État fanfaronne : « L’État ne cède pas à la menace » et, résultat, nous sommes faits comme des rats.

— À moins qu’on ne lance un raid sur la maison de Robic, proposa Noël.

— Impossible car illégal, Noël, on n’a pas un élément de preuve contre lui.

Johan, très préoccupé, avait mis la table et apportait de quoi restaurer un tant soit peu le moral des dîneurs.

— Prenons le temps de dîner, dit Retancourt. Inutile de sortir avant la tombée de la nuit.

— Et pourquoi ? demanda Veyrenc.

— Parce que le tueur est déjà en place, abrité dans sa cache. Il doit s’y être posté depuis un bon moment, en plein jour, à mon avis quand les gardes sont partis chercher le commissaire à l’hôpital. Il n’y avait plus aucun surveillant devant l’auberge. Il a attendu un moment propice – portion de rue vide – et a rejoint sa planque. Il a dû assister à l’entrée d’Adamsberg sous la formation en tortue et comprendre qu’il n’aurait aucune chance de l’atteindre. Face à cette impasse, notre tueur attend donc qu’il fasse nuit noire pour s’enfuir. Au lieu que nous, on attend le moment de lui mettre la main dessus.

— On a échoué hier, dit Veyrenc, on ne sait pas où il se terre.

— Mais il ne se terre pas, affirma Retancourt avec un léger sourire. Il est au-dessus de nous.

— Les toits ont été vérifiés, dit Matthieu, il n’y a personne.

— Parce qu’il n’est pas sur un toit. Il est en haut du hêtre. Et hier, pendant tout le temps qu’on s’évertuait à le débusquer dans la rue, il attendait tranquillement dans son arbre que la recherche s’achève.

— Mais la première branche est au moins à douze mètres, et le tronc n’offre aucune prise, dit Veyrenc.

— À y regarder de très près, on remarque de fines striures sur l’écorce, sur l’arrière du tronc. Ce sont des marques de crampons. Les premières se situent à un mètre cinquante du sol. Ce type est capable de bondir sans élan jusqu’à cette hauteur – presque un record – puis de se hisser rapidement jusqu’aux branches. Il doit être aussi léger qu’athlétique.

Adamsberg hocha la tête, approbateur.

— Très bon, lieutenant, je ne sais pas si j’y aurais pensé.

— Et qu’est-ce qu’on attend pour aller le pincer ? demanda Berrond.

— Qu’il fasse presque nuit. Cela évitera qu’il nous tire dessus comme sur des pigeons. Vers vingt-deux heures quinze, on encercle l’arbre avec les projecteurs. On en a bien cinq, Matthieu ?

— Oui. Deux dans nos voitures, trois dans le camion des gardes. Johan, on peut les mettre en charge dans ta cuisine ?

— Évidemment, oui.

— Va les chercher seul, Matthieu. Pour bénéficier de la tortue, dit Adamsberg.

— Une fois le hêtre sous le feu des projecteurs, on repérera facilement notre gars, conclut Retancourt. Nous ne sommes qu’en mai, le feuillage n’est pas trop dense.

— Mais qu’il soit perché à quinze mètres, à vingt, ou plus, dans les tous les cas, on ne pourra pas mettre la main dessus, dit Berrond.

— Un camion de pompiers dispose d’une échelle télescopique, proposa Verdun.

— Sur laquelle un seul homme peut monter, objecta Adamsberg. Qui sera abattu dès qu’il aura approché le type.

— Comme il peut repousser l’échelle avec ses pieds sitôt qu’elle sera dressée.

— Une échelle de pompiers ne peut pas être repoussée.

— Alors le pompier sera tué, comme le suivant et tous ceux qui tenteront l’aventure, dit Veyrenc.

— L’idée, résuma Adamsberg, est donc d’attendre que l’homme, encerclé de toutes parts, abandonne la lutte et descende de lui-même.

— Il n’y a pas d’autre option, approuva Matthieu, qui débarquait le cinquième projecteur. Les gardes à bouclier installeront les projecteurs puis se posteront autour de l’arbre.

— Et nos équipes, plus vulnérables, se tiendront plus en arrière, à l’abri du porche et des colonnes, précisa Adamsberg.

— Pas toi, dit Matthieu. Tu ne mets pas le nez dehors.

— Quant aux déplacements du commissaire, justement, intervint Johan d’une voix gênée, vous avez dit qu’ils n’étaient pas sans risque, pas plus que sa protection au centre d’accueil. Alors, je sais bien que cela ne me regarde pas, mais il y aurait bien une solution certaine pour le garder en vie.

— Laquelle ? demanda Veyrenc.

— Qu’il ne sorte pas, dit Johan.

— Comment cela ?

— J’ai une chambre en bas, c’est la plus sûre. La fenêtre donne sur la rue, mais elle est munie de barreaux et les volets métalliques sont solides. Et l’auberge est protégée par les gardes.

— Malin, dit Retancourt.

— Oui, approuva Adamsberg. Mais bon sang, Johan, combien de nuits et de jours devrai-je rester claustré ?

— Quand ils comprendront qu’ils ne peuvent plus t’abattre, dit Veyrenc, ils modifieront leur plan. C’est une certitude. Robic n’attendra pas, il va virer de bord, et vite, très vite, c’est sa manière.

— Merci Johan, dit Adamsberg. J’espère ne pas trop t’encombrer.

— Toi ? M’encombrer ? T’es léger comme une plume. Je file préparer ta chambre. Puis m’occuper de votre repas.

— Prenez tout votre temps, Johan, dit Retancourt. Dînons tranquillement, il n’est même pas vingt heures.

— Il y a un endroit d’où l’on pourrait voir ce qui se passe au-dehors ce soir ? demanda Adamsberg.

— On pourrait ouvrir un peu le volet, dit Johan, de trois centimètres, dès que les projecteurs seront allumés. Le tueur aura autre chose à penser que d’envoyer une balle par une fente aussi mince.

— D’autant qu’il sera dans les hauteurs.

— Mais dès qu’il sera plus bas, commissaire, on referme.


À vingt-deux heures quinze, les sept policiers de l’équipe, abrités pas les boucliers des gardes, installaient les projecteurs sur trépieds. Avant même qu’ils aient été posés, le Joueur comprit que ces projecteurs n’étaient pas faits pour éclairer la rue. Ils avaient donc saisi qu’il était dans l’arbre. Et nul n’avait prévu le recours à la tortue sous des boucliers balistiques. Assassiner le commissaire était dès lors devenu chose impossible et, confronté à ce barrage, il ressentit un vif soulagement. Cependant, il était hors de question que ces flics mettent la main sur lui et il réfléchit rapidement à la meilleure manière de se sortir de ce guêpier, examinant la disposition des branches. Le lourd équipement des gardes spéciaux les empêcherait de se mouvoir, et les gilets pare-balles des autres les ralentiraient. De toute façon, pas un de ces types, même en chemise, ne pouvait courir aussi vite que lui. Il se déplaça furtivement de branche en branche – il était environ à vingt-cinq mètres – pour choisir sa voie de descente et son point de chute. Les projecteurs étaient en place, lampes dressées vers le ciel, envoyant une aveuglante lumière sur toute la hauteur du hêtre. Les gardes avaient fait cercle, laissant un espace d’environ un mètre entre eux et le tronc pour être au plus près de lui quand il toucherait terre.

— Il est tout là-haut, dit Adamsberg, regarde.

Johan glissa un œil par la fente du volet.

— À quelque vingt-cinq mètres, dit-il. Il n’a peur de rien, ce type.

Le Joueur examina de nouveau la position des huit gardes aux boucliers serrés les uns contre les autres, et celle des autres policiers répartis en bon ordre le long du mur de l’auberge. Ceux-là ne tireraient pas. Ils avaient des ordres, comme pour le Prestidigitateur et Domino : ne pas l’abattre et le rattraper quand il atteindrait la voiture. Le rattraper, tu parles.

— Ça va, ça va, dit-il de sa voix légère. Ne tirez pas, je descends.

— Il s’est rendu tout de suite et plus tôt que je ne croyais, dit Adamsberg, sourcils froncés. Ça ne présage rien de bon, Johan.

— Vous croyiez quoi ?

— Qu’il attendrait qu’on dresse une échelle. Qu’il pensait à faire un tir aux pigeons, comme a dit Retancourt. Mais non, il descend bel et bien.


Feignant une certaine crainte et de la maladresse, le Joueur progressa jusqu’à la branche qu’il avait repérée, à environ douze mètres du sol, non pas face à l’auberge où se tenaient les policiers, mais obliquant vers la gauche. Son extrémité était fine et donc la branche assez souple, ce qui lui permettrait de l’utiliser comme tremplin. Une fois debout sur cette branche, les gardes le virent y avancer sans comprendre.

— Il s’éloigne du tronc, il marche sans appui vers le bout de sa branche, alors qu’il est encore à douze mètres, dit Matthieu. Bon sang, il ne va pas faire ça ! Douze mètres, c’est à peu près la hauteur de quatre étages, c’est insensé.

— Faire quoi ? demanda Berrond.

— Sauter.

— Sauter ? Il veut se suicider ?

Adamsberg, stupéfait, vit le Joueur s’accroupir au bout de sa longue branche, la faire rebondir doucement sous ses pieds, sous les regards déconcertés des policiers. L’homme prit une grande inspiration et s’élança d’un bond, passant largement par-dessus la haie des gardes aux boucliers et atterrissant en souplesse et jambes fléchies derrière leurs dos. Puis il prit sa course et Retancourt, aussi sidérée que les autres par cette manœuvre ahurissante, ôta son gilet pare-balles et bondit derrière l’homme, suivie de Matthieu et Veyrenc, à plus de quinze mètres derrière elle.

De rue en ruelle, ils débouchèrent sur un pré au bout duquel attendait une voiture. L’homme courait si vite que Retancourt ne parvenait pas à réduire l’écart. Le voyant s’approcher du véhicule, elle prit son souffle et passa à la vitesse maximale, une allure qu’elle savait ne pas pouvoir tenir plus de quinze mètres. Mais cela suffit et elle s’écrasa de toute sa masse sur le coureur, haletante, le cœur battant à toute allure, ayant encore la force de dégainer son arme. À cette heure, un réverbère éclairait la route et elle distinguait bien la voiture, dont le chauffeur avait abaissé la vitre. Comme l’avant-veille, elle visa les pneus d’une main qui tremblait encore sous l’effet de l’effort. Elle braqua sa torche et tira une nouvelle fois, peut-être une seconde avant que le chauffeur n’ait eu le temps de le faire. Son pistolet tomba au sol et il s’accroupit pour sortir et le récupérer. Retancourt repéra l’arme, elle aussi à manche de nacre – ce devait être une mode orgueilleuse dans la bande –, et la repoussa d’une balle un mètre plus loin. Sous elle, elle sentait l’homme mince se contorsionner pour échapper à sa pesanteur et elle dut croiser les pieds pour immobiliser ses jambes. Contorsionniste, grimpeur, sauteur, équilibriste, coureur, ce type avait dû commencer à exercer ses talents remarquables dans un cirque. Le chauffeur rampait vers son pistolet et elle tira une seconde fois dans la crosse pour l’en éloigner plus encore. Mais qu’est-ce que foutaient les autres, bon Dieu ? Elle se retourna et vit la lumière des torches se rapprocher rapidement. Il était temps.

— Le chauffeur d’abord, cria-t-elle, son flingue est à deux mètres de lui.

Elle envoya une dernière balle dans la crosse pour donner du temps à ses collègues, et souffla enfin quand elle les vit s’emparer du gars. Elle se mit à genoux sur le dos du contorsionniste et lui menotta les mains dans le dos, puis s’installa sur ses jambes pour attacher ses chevilles avec sa propre ceinture. Enfin, elle se laissa rouler dans l’herbe, fermant les yeux, délassant son corps. Veyrenc arrivait vers elle en courant.

— Vous n’êtes pas blessée, lieutenant ?

— Non, souffla Retancourt. Jamais vu un homme courir aussi vite. Deux minutes de repos.

Ce furent Matthieu et Veyrenc qui ramenèrent les deux prisonniers et les déposèrent devant l’auberge.

— Dites, vous allez m’en faire tout un tas comme cela ? demanda Johan, rayonnant.

— Johan, dit Retancourt, vous pouvez me donner du cognac ? Je n’en ai jamais bu mais je crois que ce soir, c’est ce qu’il me faut. Ce type courait comme un zèbre, j’ai cru qu’il allait me crever.

Matthieu fit le récit de leur cavalcade – ravissant l’aubergiste et Berrond – tandis que Johan servait un cognac à Retancourt, et une tournée de chouchen. Adamsberg appelait Josselin.

— Je crois qu’on peut offrir un verre aux gardes à présent, dit Adamsberg. Le danger est passé pour ce soir.

Chateaubriand arriva très vite, s’informa des derniers événements, avala le verre de chouchen et sortit, suivi du commissaire, examiner les deux prisonniers, assis sur les marches. Mercadet avait déjà mis sa machine en route.

— Lui, dit Josselin en pointant son doigt sur le contorsionniste, je crois déjà le savoir. Il s’est déplumé de quelques cheveux blonds mais il n’a pas beaucoup changé. Lui en revanche, dit-il en passant au chauffeur, il ne me dit rien du tout. Interrogez-le que je l’entende.

— C’est raté pour ce soir, dit Adamsberg au chauffeur, se tenant debout avec sa béquille. Il ne va pas être content, Robic, et le fric va te filer sous le nez.

— Sais pas qui c’est, répondit l’homme d’une voix bien modulée.

— Même son nom ? Tu n’as jamais entendu son nom ?

— Jamais.

— Non, bien sûr. Tu bosses pour la plus grande bande criminelle de la région, tout le monde en a entendu parler, sauf toi.

— Et alors ? Pourquoi ça m’intéresserait ?

— Attendez une minute, dit Josselin tandis qu’Adamsberg, découragé, remontait gauchement les marches. Vous pourriez m’éclairer sa main gauche ?

Josselin y observa trois cicatrices blanches importantes et irrégulières.

— Ça ressemble à une morsure de chien, dit Adamsberg.

— Et c’en est une. Il s’est fait attraper la main par un dogue qu’il tourmentait sans raison, sauf celle de nous épater. Je me souviens que ça s’est infecté et qu’il a failli y laisser deux doigts. À présent, vous pouvez m’éclairer son front côté droit ? Il devrait y avoir une cicatrice. C’est cela. Il se l’est faite pendant un match de foot, en se prenant de plein fouet un poteau de but. Je ne le remettais pas car je cherchais au sein de notre classe. Mais il y avait des rencontres sportives interclasses. Il faisait partie d’une autre terminale et c’était le meilleur gardien de but. Cheveux noirs très raides et abondants – aujourd’hui semi-gris –, yeux en amande, on l’appelait « l’Indien ». Il existe des photos des rencontres sportives. D’après sa voix, c’est celui qu’ils appellent « Jeff ».

Les deux hommes revinrent dans la salle pour étudier la photo de l’équipe sportive du lycée de Rennes, que Mercadet avait réussi à extraire des archives. Les noms des joueurs étaient inscrits à la main en bas de la photo.

— Le voilà, dit Josselin en tapotant sur le visage d’un des joueurs.

— Vrai nom : Karl Grossman, lut Adamsberg.

Mercadet enregistra la donnée et revint à la photo de la classe de terminale.

— Et votre sauteur, c’est lui, dit Josselin en désignant un long jeune homme mince et blond qui dépassait en taille tous ses condisciples. Nous, on l’appelait « l’Acrobate ». Dans la bande de Robic, ce doit être celui qu’ils surnomment « le Joueur ». En athlétisme, rien ne lui semblait impossible, la corde, les sauts périlleux sur poutre, les acrobaties, la course bien sûr. Et pourtant, il n’était pas baraqué, mais il avait le don de se servir de son corps comme d’un élastique. Je vois qu’il ne l’a pas perdu. C’était un type très sympathique d’ailleurs, on s’imaginait qu’il ferait du cirque plus tard. Je comprends mal comment il a pu se retrouver embringué dans une bande de criminels. Il s’appelle Laurent Verdurin.

— C’est toi, Josselin ? appela le Joueur depuis le porche.

— Tu m’as reconnu aussi ? demanda Josselin en le rejoignant.

— Avec ta gueule, ce serait difficile de faire autrement. Je t’aimais bien aussi. T’as raison, j’ai fait du cirque pendant longtemps, acrobaties, contorsionnisme, trapèze, funambulisme, jonglage, saut, c’était ma voie. Je gardais un très mauvais souvenir du troupeau de brutes qui pourrissait la classe. Tu te souviens de ce qu’ils avaient fait au chien ?

— Tu penses que je m’en souviens.

— Abominable. Et je me suis retrouvé coincé avec eux. Parce qu’une fois que tu y es, tu es coincé. Tu t’en vas, t’es mort.

— Mais pourquoi, la première fois ?

— Pourquoi ? C’était un soir après une troisième représentation à Montpellier. Un type m’attendait à la sortie et m’a demandé si ça m’intéresserait de toucher un bon paquet. Et comment ? Simple pour moi, a-t-il dit, je n’avais qu’à escalader une façade sur trois étages, entrer dans une pièce, redescendre et venir leur ouvrir la porte du bas. C’est tout. Un cambriolage, évidemment. J’ai refusé net. Et lui a sorti une arme en me disant : « Tu le fais, t’as compris ? », et m’a conduit à sa voiture. À partir de là, j’étais foutu. Ils m’ont embarqué à Sète – à deux pas de Montpellier, c’est comme ça qu’ils m’avaient repéré – et m’ont fait bosser là-bas. Quand ils ont filé à Los Angeles, j’ai eu enfin l’espoir de ne jamais les revoir. Mais Robic a dû avoir des ennuis et il y a quatorze ans, ils sont tous revenus dans le coin. Robic m’a retrouvé en moins de deux. C’était facile, je n’ai jamais changé de nom. Je donnais des cours de cirque au Mans. Et là non plus, il ne m’a pas laissé le choix. J’ai dû reprendre le harnais.

— Tu as tué ? demanda Adamsberg qui avait suivi la conversation depuis l’auberge.

— Jamais. J’ai toujours réussi à éviter qu’on me colle ce genre de mission, sauf hier et ce soir. Je savais accomplir des tours de force dont les autres étaient incapables, et c’est pourquoi Robic avait besoin de moi. En ce qui vous concerne, commissaire, ils ont choisi le Prestidigitateur pour la première attaque, car c’est un des meilleurs aux armes. Et vous l’avez coffré. Ensuite, avec l’arrivée des gardes du corps, il n’y avait pas d’autre solution que d’escalader le hêtre pour vous atteindre. Et pour mon malheur, moi seul pouvais le faire. Quand j’ai vu ce soir que grâce à la tortue, l’attaque mortelle serait impossible, j’ai été soulagé d’un poids immense. La chance était avec moi. Jusqu’à ce que votre mémorable lieutenant réussisse je ne sais comment à me rattraper. Mais c’est une chance aussi. Parce que c’est fini pour moi. Et que je préfère être en taule que d’être l’otage de Robic.

— Sans meurtre, et avec une participation sous contrainte, tu t’en tireras avec pas grand-chose, lui dit Adamsberg. Je témoignerai en ta faveur. Pardonne mon indiscrétion, mais dès que j’ai compris de quoi vous parliez, je t’ai enregistré. Ce sera une lourde pièce au dossier pour ta défense. Aveux naturels et spontanés, libération conditionnelle.

Le Joueur lui jeta un regard d’espoir.

— Vrai, dit Adamsberg. On ne ment pas avec ces choses-là.

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