XI

La salle de l’Auberge des Deux Écus avait été réservée pour la seule équipe policière de vingt heures à vingt et une heures trente. Matthieu y retrouva ses deux hommes. Adamsberg avait fini par mémoriser les noms des adjoints de Matthieu en lisant et relisant ses notes : celui tout en rondeur se nommait opportunément Antoine Berrond, et le blond au grand sourire timide, Loïc Verdun.

— Asseyez-vous, je vous offre un cidre sec, déclara Johan.

— Quand je suis passé devant le magasin des cousines, dit Verdun, il y avait là une bonne soixantaine de personnes qui attendaient pour présenter leurs condoléances. C’est vrai qu’Anaëlle était aimée. Lorsqu’on leur a annoncé que le magasin ne rouvrait pas, ils sont tous restés là à piétiner, comme incapables de s’arracher.

— Et rien n’empêche le tueur de se mêler au rassemblement pour déplorer le sort d’Anaëlle, cela fait toujours une bonne couverture, dit Berrond. On a donc relevé tous les noms et commencé par les hommes. Les interrogatoires, si l’on peut dire, ont été menés hors protocole, sur le vieux banc de pierre qui longe la boutique. Personne n’essayait de quitter les lieux. Indélogeables, tous attendaient patiemment leur tour. À défaut de pouvoir parler à Gwenaëlle, ils tenaient à dire leurs sentiments aux flics. Des louanges, des regrets, des souvenirs, c’était touchant mais terriblement répétitif.

— Parmi ces hommes, dit Adamsberg, vous n’en avez pas vu un qui se grattait ?

— Qui se grattait ? Quoi ? La tête ? demanda Verdun.

— Non, le bras, la cuisse, l’épaule, n’importe où.

— Je dois dire qu’on n’a pas fait attention à cela, commissaire.

— Si, intervint vivement Berrond. Il y avait un type devant moi, qui se grattait sans cesse.

— Vous avez son nom ?

Berrond feuilleta avec application son carnet, tenu avec grand soin.

— Yvon Briand, dit-il. Un gars de leur famille peut-être, encore que des Briand, il en pleut en Bretagne.

— Merci, dit Adamsberg en ouvrant son calepin à son tour pour y noter le nom, calepin où, tout au contraire de celui de Berrond, se mêlaient des noms, des croquis, des fragments de phrases, des dates, le tout sans alignement ni rubrique.

— Mais c’est moi, cela ! s’exclama Berrond en arrêtant la main d’Adamsberg sur une page.

— C’est vous, lieutenant.

— Mais pourquoi m’avez-vous dessiné ? Je suis suspect ou quoi ?

— Mais non, dit Matthieu. Il a fait mon portrait, à moi aussi.

— Ça sert à quoi ? À vous souvenir de nos têtes ?

— Non, dit Adamsberg, ça sert à dessiner.

— Je peux le voir ? demanda Berrond, aussi excité que s’il avait reçu une récompense.

Le commissaire lui tendit son calepin et les visages se tendirent vers la page. Adamsberg avait estompé quelques rondeurs et Berrond demeura fasciné devant son image.

— C’est la première fois de ma vie que quelqu’un a l’idée de me dessiner, dit-il, presque ému. Des caricatures, oui, il y en a eu au commissariat, mais un beau et véritable portrait, jamais. Vous me l’offririez ?

Adamsberg détacha la page du calepin, la data et signa, et la lui tendit.

— Merci commissaire, je suis touché, dit Berrond en rangeant soigneusement la feuille.

Matthieu, souriant, regardait ses lieutenants se débrouiller avec les sinuosités d’Adamsberg. Les quatre agents du commissaire les rejoignirent un peu plus tard et une seconde tournée de cidre suivit. Mercadet était parfaitement réveillé et actif, ayant fait une sieste de plus de trois heures, mais un peu honteux de n’avoir pas rassemblé autant de témoignages que ses collègues.

— Fin de l’excursion sacs à puces pour aujourd’hui, dit Noël qui paraissait exténué par cette masse d’interrogatoires qu’il jugeait au fond de lui hors de propos. Sa lassitude tranchait avec l’allure de Retancourt à qui sa conversion forcée en amabilité et douceur avait redonné toute sa fraîcheur.

— À table, dit Adamsberg en lançant le mouvement. On n’a plus qu’une heure pour…

Le commissaire fronça les sourcils durant quelques secondes.

— … pour synthétiser, finit-il. Désolé, mais il arrive que des mots m’échappent.

— Il faut dire que « synthétiser », ce n’est pas simple, murmura le gros Berrond à ses côtés, et Adamsberg trouva en lui un ami, un frère.

— Le patron, Johan, dit Adamsberg en s’asseyant à côté de Matthieu, il est sûr ?

— Une tombe, dit Matthieu. Par nature d’abord, et ensuite parce que quand tu tiens une auberge, tu n’as pas intérêt à répéter les conversations des clients. Secret professionnel, en quelque sorte.

— C’est ce que j’espérais. Cette première journée puces, qu’est-ce que ça a donné ?

— À tous les six, dit Mercadet en sortant son ordinateur, on s’est appuyé deux cent trente-huit visites.

— Un peu plus de la moitié, dit Adamsberg. Vous avez fait vite.

— Non, dit Mercadet. Car bien souvent, il n’y a personne, les gens sont au travail, faut repasser plus tard ou tirer l’information d’un voisin. Et c’est pas souvent facile d’écourter car, une fois lancés sur le sujet, des tas de personnes ne savent plus s’arrêter de parler de leur animal. Mais je pense que ça ira plus vite demain et qu’on aura fini en fin de matinée. C’est samedi, il y aura beaucoup plus de gens chez eux. J’ai tout encodé là-dedans pendant votre cidre, ce sera plus clair.

— Déjà ? demanda Adamsberg que la vitesse d’exécution de Mercadet stupéfiait, compensant largement ses déficiences sur le terrain.

— Sur ces deux cent trente-huit maisons visitées, cent deux abritent, ou ont abrité, un animal. Mais certains maîtres n’ont pas voulu en reprendre après, trop de chagrin à leur perte ou trop de tracas. Si je ne compte que ceux qui en possèdent ou en ont possédé récemment, il nous en reste quatre-vingt-quatre. Et sur ces quatre-vingt-quatre, plus d’une moitié des propriétaires se rend chez le véto, surtout les femmes. Restent trente-deux animaux qui ne sont pas protégés des puces. Ou ne l’étaient pas. Car vous nous avez bien demandé de nous renseigner sur les disparitions ou les décès. Eh bien, il y en a eu pas mal.

— Parlez-moi de ceux des derniers mois. Les puces ne vivent pas longtemps si elles n’ont que du sang humain à se mettre sous la dent.

Mercadet effectua quelques manœuvres sur son ordinateur.

— Si je prends deux mois, c’est bon ?

— Allez-y.

— Sur les trente-deux, en deux mois, onze chats et trois chiens ont disparu, perdus, accidentés, on ne sait pas, et quatre sont morts à domicile. Bref dix-huit bêtes. C’est beaucoup quand même.

— Surtout pour les chats, dit Noël.

Adamsberg adressa un regard à Matthieu. Matthieu hocha la tête. Il comprenait les questions de son collègue sur les tueurs de chats. Il avait pris les devants.

— Vous n’avez pas su si les trois chiens disparus étaient grands ou petits ?

— C’était pas dans le questionnaire, dit Retancourt. Mais les trois femmes m’ont montré des photos de leur chien. Encadrées. C’étaient des petits.

— Ils y ont été fort, non ? glissa Adamsberg à Matthieu.

— Plutôt, oui. J’ai eu l’autorisation de perquisition à l’internat cet après-midi, pas facile pour des mineurs. Je m’y colle demain avec deux agents. Cinquante sacs, ce sera vite fait.

— Au total, résuma Adamsberg, on a déjà dix-huit foyers infestés. Combien de femmes seules dans cet échantillon, Mercadet ?

Le lieutenant replongea dans ses tableaux.

— Onze, dit-il.

— A priori, excluons les femmes pour l’instant. Ce qui nous laisse déjà sept foyers suspects. Combien d’hommes en tout dans ces maisons ?

— Dix. Mais dont six hommes âgés, vivant seuls ou chez leur fils, à mon avis trop vieux pour pouvoir tuer et courir les rues au soir.

— Droitiers ? Gauchers ?

— Tous droitiers, pour ce qu’on en a vu. Car deux des pères, quatre-vingt-deux et quatre-vingt-neuf ans, faisaient la sieste.

— Restent quatre hommes valides, infestés et droitiers.

Satisfait, Mercadet frotta sa moustache, et tendit au commissaire la liasse des résultats, non encore imprimés mais classés maison par maison, et le plan dont il venait de colorer en rouge les sites infestés, avec les noms des occupants. Berrond pointa son doigt sur la maison numéro 44.

— Je connais le couple qui habite le 44, dit-il. Les Vernon. Possible qu’ils soient partis à la retraite ou en vacances et aient loué leur maison, car ce n’est pas le nom noté par Mercadet : Longevin. Ceux-là, je ne connais pas. On devrait aller voir le maire demain et lui demander de viser cette liste. Il y a peut-être d’autres inconnus venus résider à Louviec. Quand, pour combien de temps et surtout pour quoi faire ?

— Oui, car c’est curieux de venir s’installer à Louviec si on n’est pas natif, dit Noël.

— C’est ce que je pense, dit Berrond. Il nous faut une liste de ces « étrangers ». Regardez la 62, c’est la maison du Bossu. Pardon, de Maël. En rouge.

— Il avait un chien, acquiesça Noël, il est passé sous une voiture.

— Quand ? demanda Matthieu.

— Disons presque un mois avant le meurtre de Gaël.

— Et quand il est rentré de l’hôpital, les puces affamées ont dû lui sauter dessus, conclut Adamsberg. Et en grand nombre. Sans nourriture, elles se multiplient plus encore pour assurer la survie du maximum d’entre elles.

— Pas bête, une puce, murmura Berrond d’un air songeur.

— C’est toi qui as dit que le tueur devait être un droitier, intervint Matthieu, ou plus exactement un faux gaucher. Maël ne peut pas frapper du gauche, tu as vu l’état de son bras.

— J’ai vu, Matthieu. Retancourt, vous m’avez dit que trois personnes vous avaient montré une photo de leur chien. Pour les voir, vous ne vous êtes pas approchée d’elles ?

— Non, mais elles me les ont tendues à bout de bras, il a bien fallu que je les prenne.

— Ce soir en rentrant, par mesure de précaution, vous vous douchez tous avant toute autre chose, sans oublier le shampoing, et vous passez tous vos vêtements, je dis bien tous, à la machine. Température minimale soixante degrés. Même chose après la seconde tournée de visites demain.

— Soixante degrés, dit Veyrenc. Bonne idée d’avoir changé de tenue ou ma veste aurait été foutue.

Il était vingt et une heures trente et Johan déverrouilla sa porte. Des clients attendaient déjà et se dispersèrent dans la vieille auberge.

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