XXXII

En vue de la longère de Gilles, les trois voitures banalisées ralentirent pour réduire le bruit des moteurs et stoppèrent à trente mètres de la grille d’entrée, derrière la haie. À deux heures moins le quart, Retancourt descendit, en chemisette bleu clair de fonctionnaire et papiers sous le bras, et entra dans la propriété.

À travers les trous de la haie, les hommes la virent traverser le pré avec la tranquillité lasse d’une employée de mairie qui vient faire son boulot, prenant même le temps de s’arrêter sous le grand pommier pour y observer un couple de mésanges. Elle voyait l’homme la surveiller à travers un des carreaux de la porte.

Il ouvrit avant même qu’elle ait sonné. Il était en effet grand, bien charpenté, laid, les cheveux ras, le nez cassé et des dents manquantes. On n’aurait pu imaginer mieux pour une tête de malfrat.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il sans saluer.

— Bonjour monsieur, dit Retancourt de sa voix la plus innocente, et désolée de vous déranger. C’est pour le recensement, dit-elle en montrant ses formulaires à en-tête de la mairie de Combourg.

— Recensement pour quoi ?

— Pour compter le nombre des habitants de la communauté de communes, monsieur. Cela ne vous prendra qu’une minute ou deux, pas plus, je vous le promets.

— Ça va. Déballez vos questions, mais vite.

En se penchant sur ses papiers, Retancourt vit l’arme coincée dans la ceinture de l’homme.

— Cela vous ennuie si j’entre pour caler mes feuilles ?

— Ça va, répéta l’homme, asseyez-vous et débitez vos questions. Quels emmerdeurs, à la mairie.

— Je n’y suis pour rien, monsieur. C’est obligatoire.

— Ça va, j’ai dit. Débitez.

— Combien de personnes vivent dans cette maison ?

— Moi.

— Pas de domestiques ? Pas de famille ?

— Non.

— Donc, une personne, dit Retancourt en remplissant sa fiche. Vous voyez, c’est déjà fini.

Matthieu et Adamsberg firent irruption à cet instant, se postant chacun de part et d’autre de l’homme. Mais en une seconde, Gilles avait sorti son pistolet et en appuyait le canon contre le front de Retancourt, le chien levé.

— Vous bougez d’un millimètre et je la bute. Vu ? Des cognes ! J’aurais dû m’en douter !

Les deux commissaires se figèrent, évaluant leurs possibilités, qui étaient nulles.

— Lève-toi, la grosse, dit Gilles en lui entourant le cou de son bras droit, serrant jusqu’à l’étrangler. Jetez vos armes tous les deux, vite. C’est bien des ruses de flics à la con, ça.

Les armes tombèrent au sol tandis que l’homme resserrait sa prise sur le lieutenant. Matthieu et Adamsberg, impuissants, voyaient rougir son visage. Retancourt abattit sa main sur le poignet gauche de l’homme et le tordit avec une violence telle qu’il en lâcha son pistolet. Il avait un peu desserré sa prise sous l’effet de la douleur et Retancourt referma aussitôt ses doigts comme des pinces sur son avant-bras. D’un puissant mouvement de reins, en repliant sa tête, elle le souleva et le fit passer par-dessus elle, le lâchant avant qu’il tombe lourdement sur les dalles de pierre. Adamsberg lui passa les menottes pendant que Matthieu le tenait en joue.

— Bon sang, lieutenant, dit Matthieu stupéfait, comment avez-vous fait cela ?

— Mais comme vous avez vu. Je l’ai fait passer au-dessus de moi, il suffit de tirer un bon coup et de faire basculer, c’est tout.

— Mais le gabarit du gars ?

— Poids moyen, dit Retancourt avec une moue. Ce n’est pas trop difficile à manipuler.

— Ça va, dit Adamsberg en se relevant, vous ne l’avez pas trop amoché. Juste une très grosse bosse à l’arrière du crâne.

— Dites, je n’allais pas le déposer doucement sur son canapé, tout de même ? Un peu plus et on y passait tous.

— J’ai bien fait de vous envoyer en ambassade, dit Adamsberg, mais je vous ai mise en danger. On ne pensait pas qu’il aurait son arme sur lui.

— Avec un type comme ça, je n’ai jamais couru un danger quelconque. Croyez-moi et ne vous en faites pas, commissaire.

Matthieu rassembla ses cinq hommes et le perceur de coffres, et lança la perquisition. Les pièces n’étaient pas grandes et la fouille commença rapidement. Le coffre fut découvert tout au fond du grenier, enseveli sous de vieux tissus couverts de toiles d’araignées et camouflé par une caisse en osier et tout un fatras de vieux meubles cassés. Le spécialiste examina le double cadran de la fermeture et siffla.

— Assez sophistiqué, dit-il. J’en aurai sans doute pour une heure.

Gilles gueulait et injuriait si fort, le visage empourpré, les dents prêtes à mordre, que Retancourt finit par le bâillonner pour avoir la paix. Il était non seulement fou de rage d’avoir été arrêté, mais malade de honte de l’avoir été par une femme.

Muni des clefs de la voiture, Adamsberg emmena Veyrenc, Noël et Verdun au garage. Matthieu était resté auprès de son spécialiste et Retancourt gardait Gilles avec Berrond. Quant à Mercadet, il dormait sur la table, la tête appuyée sur ses bras.

Une fois les portes ouvertes, la lumière entrait à plein dans le hangar, qui ne révéla rien d’autre que la voiture.

— Rien, dit Noël.

— Mais si, dit Adamsberg en allumant le plafonnier. Et une pièce de choix : la voiture.

— Pas la moindre trace de sang, le type a tout récuré.

— Trop, dit Adamsberg en s’agenouillant devant un des pneus. Avez-vous déjà vu des bandes de roulement sales et empoussiérées mais avec des sculptures creuses parfaitement propres ? Le type a poussé le soin jusqu’à nettoyer toutes les rainures. Seulement, ça se voit. Qu’est-ce qu’il cherchait ? Eh bien du liège.

— Oui, dit Veyrenc. Les débris qu’on a trouvés sur la chaussée. Robic a dû le prévenir que son entreprise en avait livré récemment. À vérifier auprès d’Estelle Braz.

— Je m’en charge, dit Admsberg, et l’on cherche derrière lui, au cas où il en aurait négligé des fragments. Il a effectué ce boulot en pleine nuit à la lumière électrique, pas facile d’y voir dans le noir des crénelures.

Chaque homme s’adjugea un pneu et débuta son examen. On reculait la voiture de trente centimètres par trente centimètres pour pouvoir explorer la totalité des sculptures. Au total, Veyrenc fit glisser vingt-deux particules de liège dans un sachet.

— Très petites, mais probantes, dit-il. Le gars n’aura pas pu les voir en travaillant de nuit, elles sont trop fines.

— Preuve que sa voiture s’est bien engagée dans la chaussée longeant la maison du docteur, dit Adamsberg. Il n’y a plus qu’à envoyer cela au laboratoire de Rennes. On va voir où en est le coffre.

Le spécialiste achevait son travail sous les yeux attentifs de Matthieu, fit tourner un dernier bouton et ouvrit l’épaisse porte métallique. Du fric, beaucoup de fric, des bijoux, des armes de différents calibres, et des papiers. Le photographe prit un cliché du coffre ouvert.

— Matthieu, on sort tout le contenu qu’on photographie pièce par pièce et on examine cela de plus près.

Sur une vieille malle, ils étalèrent d’épaisses liasses de billets, deux bracelets et un pendentif étincelant, quatre armes, trois passeports, cinq pièces d’identité et cinq permis de conduire.

— La plus ancienne carte sera la bonne, dit Adamsberg en les passant en revue. Voilà, il y a cinquante-quatre ans, on a un Hervé Pouliquen, né à Combourg. La photo est celle d’un enfant de deux à trois ans. Nouvelle carte à dix-neuf ans, au même nom, domicilié à Rennes. C’est bien ce que nous a dit Josselin. C’est donc au collège de Combourg et au lycée de Rennes qu’il s’est lié avec Pierre Robic et Pierre Le Guillou. Quoi d’autre, Matthieu ?

— Des lettres d’amour de sa jeunesse et des photos de famille apparemment.

— On laisse les lettres d’amour et les souvenirs de famille, et on embarque le reste à Rennes, avec notre gars, pour interrogatoire. On emmène Retancourt, elle est témoin de l’attaque. Il faut qu’on ait compté le fric avant de l’interroger.

Les deux commissaires rejoignirent Berrond et Retancourt qui bavardaient paisiblement comme si de rien n’était tandis qu’Hervé Pouliquen continuait à brailler au sol sous son bâillon en se démenant en tous sens. La prouesse sportive de Retancourt, telle qu’Adamsberg la conta à Berrond, accrut l’admiration qu’il vouait au lieutenant. Il était désolé d’avoir manqué cela.

— Mais, insista Berrond en interrogeant Retancourt, comment peut-on mettre un type à terre alors qu’il pointe son canon ?

— Mais je vous ai dit, lieutenant, je jouais sur du velours. Sa main était contre mon épaule, je n’avais qu’à lui tordre le poignet. Je crois que je lui en ai foutu un sacré coup d’ailleurs. Ensuite il n’y a plus qu’à faire basculer le type en avant en s’accrochant à son bras comme à une poignée de bagage. Franchement ça n’a pas été sorcier.

— Quand même, murmura Berrond, quand même.

— Toi, dit Retancourt en secouant Hervé Pouliquen par le bras, arrête de gueuler, tu nous casses la tête. Si je ne me retenais pas, tu prendrais un bon coup de crosse sur le crâne, ça te ferait dormir un moment.

L’équipe se répartit entre les trois voitures, une seule allant au commissariat de Rennes avec le prisonnier et les deux commissaires qui se préparaient pour l’interrogatoire.


— Je crains, dit Adamsberg, qu’un homme de Robic ne lâche rien d’intéressant. Le patron est capable de le faire tuer, même en cellule. Et tous le savent.

Avant de faire entrer Hervé Pouliquen, Adamsberg avait pris soin de ranger dans l’armoire toutes les pièces à conviction, hors de vue. L’homme s’assit donc devant une table nette, face aux deux commissaires. Il espéra un moment que les flics n’avaient pas mis la main sur le coffre.

— Hervé Pouliquen, ou Gilles Lambert selon votre dernière carte d’identité, commença Matthieu, vous faites l’objet d’un interrogatoire à titre de suspect dans l’assassinat du docteur Loig Jaffré, perpétré dans la soirée du vendredi 5 mai, de coupable de nombreux cambriolages, recel d’argent, bijoux volés, détention de faux papiers et divers délits que l’on examinera plus tard.

— Connais pas ce Jaffré, dit Lambert de sa voix rocailleuse, en haussant les épaules.

— C’est exact, vous ne le connaissiez pas. Mais vous avez agi sur ordre et muni de toutes les instructions.

Adamsberg écoutait pour la première fois Matthieu s’exprimer en langage officiel, ce qui n’était pas son fort, et le laissait donc commencer l’interrogatoire en bonne et due forme.

— Ouais ? Et depuis quand on tue un inconnu sur demande ?

— Depuis que cela rapporte de l’argent.

— J’en ai pas, d’argent. Vous pouvez vérifier sur mon compte en banque.

— C’est déjà fait. Vous avez agi sur les ordres de votre patron, Pierre Robic, domicilié à Combourg.

— Connais pas.

— Vous le connaissez si bien que vous étiez ensemble au collège de Combourg et au lycée de Rennes. Les témoignages des chefs d’établissement en font foi, sur la base de leurs registres et des photos de classe.

— Vous passez sept ans dans les mêmes classes que Pierre Robic et son nom ne vous dit rien ? intervint Adamsberg. Alors que vous ne le quittiez pas, lui et sa bande de fripouilles ? Ça ne s’appelle même plus un trou de mémoire, mais un cratère.

— S’ils ont un Gilles Lambert sur leurs registres, je veux bien être pendu.

— Je vous l’accorde, puisque Gilles Lambert n’est pas votre nom véritable. N’est-ce pas ? Mais on reviendra là-dessus plus tard. Pour le moment, il s’agit de l’assassinat du docteur Jaffré.

Gilles s’agitait sur sa chaise, frottant son poignet douloureux que le médecin avait bandé. Il n’aimait pas qu’Adamsberg l’interroge, quelque chose chez ce flic perturbait ses défenses naturelles.

— Vous avez garé votre véhicule au fond d’une chaussée pavée bordant la propriété du docteur, dit Matthieu. On suit les traces de sang depuis le lieu du meurtre jusqu’à la chaussée, et on en retrouve à l’emplacement où vous aviez parqué le véhicule. Sang qui – nous venons de recevoir les analyses du laboratoire – correspond bien à celui du docteur.

— Ma voiture n’a pas bougé de son garage, cria Lambert.

— Bien sûr que si.

Adamsberg se leva, ouvrit l’armoire et déposa délicatement un sac en plastique sur la table.

— Vous reconnaissez ceci ? demanda-t-il. Prenez-le, regardez le contenu attentivement.

— Pas besoin. Jamais vu.

— Mais si, reprit Matthieu. Il y a une semaine, le docteur Jaffré s’est fait livrer des plaques de liège isolantes par l’entreprise « Votre logis de A à Z », située à Combourg. Confirmé par la secrétaire Estelle Braz. Elles ne devaient pas être de très bonne qualité car les coins s’effritaient et avec les sursauts du camion sur les pavés, il en est tombé des fragments au sol. Vous en étiez informé et en rentrant la voiture chez vous, vous avez patiemment nettoyé les sculptures de vos pneus, sans doute avec des bâtonnets de coton humides. J’avoue que je n’ai jamais vu un tueur plus consciencieux que vous.

— J’ai jamais nettoyé mes pneus ! Vous me prenez pour un taré ou quoi ?

— Pour un type très prudent, continua Matthieu. Et nous savons que vous avez bel et bien nettoyé ces pneus. Car malheureusement pour vous, du fait de ce nettoyage, les bandes de roulement étaient grises de poussière mais pas les sculptures, restées bien noires. On est donc passés derrière vous et on a recommencé la recherche. Résultat : ces quelques petits morceaux de liège.

Gilles se mordit l’intérieur de la lèvre.

— Ne vous en veuillez pas, nous travaillions en plein jour et vous la nuit sous le plafonnier du garage. Il est normal qu’il vous en ait échappé.

— Les pneus ont pu attraper cela sur n’importe quelle route.

— Mais ce n’est pas tout le monde qui s’amuse à en nettoyer les sculptures. Vous avez roulé sur cette chaussée et vous ne pouvez pas le nier. La comparaison des échantillons prélevés sur la chaussée et sur vos pneus l’établira.

Matthieu laissa passer un long silence. Gilles cherchait vainement une sortie.

— Ça n’a pas de sens, dit-il, rageur. Et j’ai été au lavage auto lundi dernier.

— Votre voiture s’est empoussiérée drôlement vite, dites-moi. Que faites-vous pour gagner votre vie, monsieur Lambert ?

— Je suis chauffeur en free-lance. Quiconque a besoin d’une voiture peut m’appeler de jour ou de nuit. C’est mon grand avantage par rapport aux taxis. La nuit, tarif double.

— Et c’est avec cela que vous avez fait refaire votre longère ?

— Je me débrouille bien en bricolage. J’ai presque tout retapé moi-même, petit à petit, ça m’a pris des années.

— Vous avez quitté Combourg jeune. Où étiez-vous ? À Sète ?

— Ça vous regarde pas.

— Jamais vu les États-Unis ?

— Sûrement pas. Je déteste ce pays.

— Comment pouvez-vous le détester si vous n’y avez jamais mis les pieds ?

— Pas besoin. Des miséreux et des hommes d’affaires pleins de fric, c’est tout ce qu’ils connaissent. Et y a la télé. Que des films américains.

On y est, se dit Adamsberg, qui enfila des gants et retourna à l’armoire y piocher deux passeports.

— C’est très curieux, dit-il en feuilletant l’un d’eux, j’ai là un passage vers Los Angeles, il y a vingt-six ans environ.

— Impossible, gronda Gilles. Jamais foutu les pieds.

— Mais si, dit Matthieu en lui montrant le passeport. Ce n’est pas le même nom, je vous l’accorde, René Genêt, mais c’est bien votre photo, pas de doute là-dessus.

— Vous avez fabriqué ça ! cria Gilles. Les flics, c’est les mieux placés pour bricoler tous les papiers qu’ils veulent. Une vraie bande de truands qui se serrent les coudes.

— Les vrais truands aussi, remarqua Adamsberg.

— Et on a également un retour vers la France, continua Matthieu, il y a quelque quatorze ans, sous un autre nom aussi, Paul Merlin, mais c’est bien ta gueule et ton nez tordu. Et si on comparait les signatures, même chaque fois déguisées, on tomberait sur qui ? Toi. Il n’y a que deux passeports authentiques, ce sont ceux d’Hervé Pouliquen.

— Ton vrai nom, dit Adamsberg. Il te dit bien quelque chose tout de même ? Et tu sais ce qu’il y a de plus curieux ? C’est que tu sois rentré des États-Unis dix-sept jours après Pierre Robic. Marrant, non ? À croire que le pays ne vous a plu ni à l’un ni à l’autre.

— Tout fabriqué, vous avez tout fabriqué ! cria Gilles en se levant et envoyant valser sa chaise.

— Et ça, et ça, et ça, et ça ? dit Matthieu en jetant au fur et à mesure sur la table les fausses pièces d’identité et permis de conduire. Certains sont vieillis, tu ne trouves pas ? Tu crois qu’on se serait amusés à fabriquer des passeports avec des vieux papiers ?

— Vous êtes des faussaires, dit rageusement Gilles, dont le regard ne parvenait pas à se détacher du tas de faux papiers étalés sur la table.

— Et combien tu dis qu’il y a sur ton compte ? demanda Matthieu.

— Huit mille sept cent vingt-deux.

— Sur ton compte au nom de Gilles Lambert. Mais sur les autres ? Peu importe après tout, ces comptes ne sont qu’une misère. Car tu as quand même une petite réserve : ça, dit-il en plaquant quatre grands sachets scellés emplis de coupures de billets de deux cents euros. Un million trois cent mille euros. On les a fabriqués aussi ces billets, pour te faire plaisir ? J’ajoute ces broutilles, dit-il en déposant sur le tas le pendentif étincelant et les bracelets.

— C’est pas à moi, dit Gilles aux abois, parlant très vite. Quelqu’un a bourré mon coffre pour me faire tomber.

— Bien sûr. Un cadeau. Avec quatre pistolets en prime, sans compter celui que tu portais sur toi. T’en as tant besoin que ça ? Et qui aurait intérêt à « te faire tomber » ? Pourquoi faire tomber un chauffeur de taxi ? Tu m’expliques cela ?

Pouliquen s’était rassis lourdement.

— Je peux fumer ? dit-il.

Le premier signe de la fêlure, le besoin d’un soutien dans le désarroi. Adamsberg sortit son paquet et donna à chacun une cigarette et du feu, dégageant un cendrier du paquet d’objets amoncelés sur la table.

— Dégueulasse, ce clope.

— Oui, confirma Adamsberg.

— Je vais te dire ce que je pense, dit Matthieu en soufflant la fumée. À dix-neuf ou vingt ans, toi, Pierre Le Guillou et Pierre Robic, d’autres peut-être qu’on ne connaît pas encore, vous quittez ce « bled de nuls », comme disait Robic, et vous voilà à Sète où, de braquages de bijoux en vols et trafic de dope par mer, vous amassez assez de fric pour monter votre petit « cercle de jeux ». Qui rapporte, tout en vous fournissant une façade. De casses en agressions, vous vous aguerrissez, vous infiltrez le milieu, et vous faites venir quelques anciens gars du lycée de Rennes. Probablement pêchés parmi les futurs criminels qui ont ignoblement dépecé le chien de la gardienne sous ses yeux. Sous la gouverne de Robic, qui est déjà votre chef et que vous admirez, lui, le racketteur, le sadique, le sanguinaire déjà. Mais les flics de Sète commencent à sentir l’embrouille : un train de vie trop aisé pour les gains d’une boîte assez modeste. Robic – qui se fait appeler Bordeaux – vend le cercle, vous arrosez les gars de la pègre pour obtenir vos faux papiers et passeports et, après ces neuf années fructueuses à Sète, la troupe part pour Los Angeles. Où vous allez voir grand, beaucoup plus grand. C’est toujours là que ça pèche : plus ça rapporte, plus on en veut, jusqu’à ce qu’on se casse la gueule.

— Vous finissez votre carrière américaine sur un coup d’éclat, le détournement d’héritage d’un riche Américain que vous assassinez après que son faux testament est posté, avec toutes les allures d’une banale agression de rue. Armez, sûrement parce qu’il a tué, exige une part plus importante, que Robic lui refuse. Robic n’attendra que quelques jours après son retour à Louviec avant d’abattre cet ancien associé menaçant. À des détails près, elle te plaît cette histoire ?

— Avec des bouts de liège, vous avez construit une montagne.

— Et tout cela, dit Matthieu en pointant son doigt au-dessus du tas de faux papiers, argent, bijoux, armes, ce n’est pas une montagne ?

— C’est un piège ignoble. Je réfute tout. Et allez vous faire foutre.

Matthieu fit un signe aux deux gendarmes immobiles qui gardaient la pièce.

— Emmenez-le en cellule, dit-il.

— Vous en faites pas pour moi, dit Pouliquen en regardant les deux commissaires. Je ne vais pas y rester longtemps. Je peux en fumer une dernière avant d’y aller ?

Adamsberg lui tendit une cigarette et du feu.

— Ils sont décidément dégueulasses, ces clopes.

— Oui, répéta Adamsberg.

— Alors pourquoi vous les fumez ?

— C’est sentimental. Un truc que tu ne peux pas comprendre.

— M’en fous. Bientôt je retrouverai les miens, soyez-en sûrs.

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