III

Le lendemain à neuf heures, Adamsberg prenait la route pour Paris, la tête encore encombrée des histoires du Boiteux, des piétineurs d’ombres et du raffiné Josselin de Chateaubriand.


Et un mois plus tard, Danglard le retrouvait dans son bureau au matin, à lire et relire cet article sur le meurtre de Louviec, qui l’absorbait sans nulle raison valable. Gaël Leven avait été un homme agressif, Adamsberg se souvenait de sa passe d’armes avec Chateaubriand à l’auberge. Il manqua téléphoner à Matthieu pour avoir des détails mais Danglard avait raison, cela ne le regardait en rien. Ce que savait Matthieu qui, à des centaines de kilomètres de là, songeait pourtant à Adamsberg, tenté d’entendre son avis. Après une heure d’hésitation, il ferma la porte de son bureau et l’appela.

— Adamsberg ? Matthieu. Ça va mal chez nous, tu es au courant ?

— Oui, Gaël Leven. Où ?

— Tout simplement dans la ruelle sombre qui le ramenait chez lui. Il revenait de l’auberge, bien bourré, assez au moins pour y avoir emmerdé pas mal de monde. Dont Josselin. En s’asseyant, il a renversé, soi-disant par accident mais nul ne s’y est trompé, une partie de son vin sur son gilet gris. Il faut que tu saches – et Gaël ne se privait pas de le dire – que tout l’énervait chez Josselin : son nom d’aristo, sa tenue « efféminée », ses boucles un peu longues. Dans l’ensemble, il faisait gaffe, car peu de gens le suivaient sur ce terrain. Et tous savent – je te l’ai dit – que c’est le maire qui attend de Chateaubriand qu’il cultive cette apparence assez élégante et désuète. Mais quand Gaël a trop bu, ça dégénère. Le patron l’a saisi par le col et éjecté de la salle.

— Comment a réagi Josselin ? Pour le verre de vin ?

— Il s’est simplement servi d’une serviette pour éponger son gilet. Très calmement.

— Et puis ?

— Et puis le médecin, ce type avec une belle chevelure blanche, tu te souviens ?

— Oui, il avait tenté de calmer le jeu.

— Il a quitté l’auberge dix minutes plus tard en empruntant le même chemin que Gaël. Et il l’a trouvé là, gisant dans son sang. Deux coups de couteau dans le thorax. L’un a perforé le poumon, l’autre a fracturé une côte et blessé le cœur. Le doc a appelé une ambulance de Combourg et il est resté aux côtés du blessé. Qui a parlé.

Au timbre de voix de Matthieu, Adamsberg sentit que quelque chose n’allait pas.

— Je t’écoute.

— Avant cela, ou tu n’y comprendras rien, je te raconte en deux mots la scène qui s’est passée la veille du meurtre lors d’une réception à la mairie, à l’occasion du vernissage d’un peintre local. Il y avait une soixantaine de personnes, dont un journaliste aigri, détestable et teigneux, qui tient la rubrique des faits divers dans La Feuille de Combourg et Sept jours à Louviec. Sans le savoir présent, Josselin évoquait l’irrespect ou la dérision des journalistes en général, dont il avait tant souffert, au prétexte, expliquait-il avec objectivité, qu’on attendait de lui mille fois plus que d’un homme ordinaire, ce qu’il était. Et ce journaleux local, ce Joumot, s’est approché de lui et l’a secoué durement par l’épaule. Bien que Josselin soit en effet un type comme toi et moi, jamais personne n’a porté violemment la main sur le « vicomte de Chateaubriand ». On n’a d’ailleurs aucune raison de le faire. Joumot était en fureur – lui aussi avait pas mal éclusé, il était rouge comme un bœuf – et a pris la défense de ses collègues journalistes. Il a traité Josselin d’incapable, de raté, de pitoyable professeur, et a conclu qu’avoir sa gueule et son nom ne l’empêchait pas d’être un véritable zéro. Que la vérité sur sa nullité, il la publierait dans le journal de Louviec, afin que nul n’en ignore. Toute l’assistance est restée stupéfaite et choquée, et le maire tout autant.

— Qu’a fait Josselin ?

— Il a secoué la tête, haussé les épaules, s’est saisi d’un verre de champagne au passage du serveur. Mais il était clair que ce torrent d’insultes publiques – qui ne sont pas toutes infondées – l’avait ébranlé. Il ne nie pas lui-même ses déboires professionnels, mais imagine que ce salaud de Joumot publie un tel article dans le journal local, traitant Josselin de Chateaubriand de « zéro », cela ferait le tour du pays en un rien de temps et foutrait un sale coup au nom tant révéré de Chateaubriand. Et soudain, Josselin a perdu son calme habituel. Alors que le maire tentait discrètement d’évacuer Joumot, Josselin l’a cueilli d’un crochet au menton qui l’a mis au sol, dans une approbation générale. Rien de grave, mais humiliant.

— Excellent. J’aurais sans doute fait de même.

— Et moi donc.

— Si bien que ce Joumot va d’autant plus publier ses infamies.

— Il n’en aura pas le temps car les directeurs de La Feuille de Combourg et de Sept jours à Louviec, scandalisés, l’ont viré aussi sec. Mais le soir du meurtre, on ne le savait pas encore. Néanmoins, les paroles de ce salaud de Joumot se sont depuis répandues dans tout Louviec. La plupart des habitants en sont désolés mais quelques autres, qui jalousent le prestige local de cet « aristo », de cet « imposteur », s’en félicitent en douce. Mais rien ne se passe en douce à Louviec. Tu pisses contre un arbre à un bout du village, tout le monde le sait à l’autre bout dans la minute qui suit.

— Et quel rapport avec le meurtre ?

— Tu vas comprendre à présent. Mais garde cela au secret.

— Cela va de soi.

— Tu as un papier pour noter ?

— Sous la main.

— Les dernières paroles du blessé, celles qu’a recueillies le médecin, tu y es ?

— Je t’écoute.

— Je te les dicte, avec les pauses. Gaël ne parlait plus de manière fluide, ses mots étaient hachés. Note bien, ton avis m’intéresse : « vic… oss… ta… pé… jou… mo… est… mor… » Il a fait une pause et ajouté « laissons… gar ». Et puis fini. C’est accablant pour Chateaubriand, Adamsberg, désastreux. Je suis consterné.

— J’étudie ça comme je peux et je te rappelle. Ne va pas trop vite, souviens-toi que le gars était bourré et mourant. Ça ne facilite pas – attends, je cherche un mot –, ah voilà, ça ne facilite pas l’élocution, ni la pensée.

Adamsberg avait saisi sur-le-champ ce qui désolait tant son collègue. Il reprit la note et l’analysa comme l’aurait fait Matthieu. « vic… oss… » signifiait « Vicomte Josselin ». Et le nom du meurtrier, c’est la première chose qu’on essaie de communiquer. Est-ce que Gaël Leuven appelait Josselin « vicomte » ? Oui, il se souvenait qu’il l’avait interpellé ainsi, par dérision. La suite des paroles était claire : « tapé Joumot », puis il était question de mort, et la fin restait inexplicable. Adamsberg réétudia les mots de Gaël sans a priori, et rappela le commissaire de Combourg.

— Eh bien ? demanda Matthieu, un peu à vif. Il ne peut pas s’en tirer, n’est-ce pas ? Je fais traîner en attendant le rapport d’autopsie mais je n’ai pas le choix. Interrogatoire et détention provisoire.

— L’accusation semble écrasante, je ne dis pas le contraire. Mais il y a des trucs qui ne collent pas, trop de trucs. Gaël était-il présent quand ce Joumot a insulté Josselin à la mairie ?

— Oui, et il s’est franchement marré, bien sûr. C’était clair que cela lui faisait plaisir.

— Mais pourquoi Gaël aurait-il raconté cette scène ?

— Pour expliquer la fureur de Josselin contre lui.

— Mais la première chose qu’aurait faite Josselin, ç’aurait été de tuer Joumot, pas Gaël, puisqu’on ne savait pas encore que le journaliste serait viré. Gaël s’était marré, c’est entendu, mais cela ne constitue pas un mobile. Cela fait un bail que Gaël le provoque à l’auberge et cela n’a jamais eu de suite. C’est la première fois que Gaël l’asperge de vin ?

— Au moins la cinquième fois. À ce que j’en sais. Je ne suis pas tous les jours à Louviec.

— Tu vois, et Gaël n’en a pas été tué pour autant. Josselin n’a pas de mobile.

— D’accord, mais que veux-tu, les mots sont là.

— Et parmi eux, il y en a un qui ne tient pas la route. « Tapé Joumot ». Tapé, Matthieu ? Mais c’est un mot d’enfant, cela. Tu imagines Gaël dire : « Il a tapé Joumot », comme dans une cour de récréation ? Cogné, frappé, déglingué, tout ce que tu veux mais pas ça. Non, ça ne marche pas. Ou il aurait fallu que Gaël soit retombé en enfance.

— Je te suis mais le sens est bien là, on n’y peut rien.

— Il est là pour « vicomte Josselin », mais ensuite, toute la phrase va de travers et elle ne rime à rien. Sans te parler de la fin qui est incompréhensible : « est mort ». Mais qui est mort, Matthieu ? Et « laissons… gar… », tu y comprends quoi ?

— Rien de plus que toi.

— À part le nom de Josselin, tu vois que rien ne tient debout. Tout ce qu’on peut comprendre des mots de Gaël, c’est « Le vicomte Josselin a tapé Joumot ». Je n’appelle pas cela une accusation de meurtre.

— Non. Mais le divisionnaire ne voit que ce nom : Chateaubriand. Et il me presse. Une arrestation aussi spectaculaire ne serait pas pour lui déplaire. Comment tu vois les choses ?

— Tu ne m’as pas dit si, à force de picoler et de gueuler, Gaël ne s’était pas attiré des ennuis pendant cette soirée à l’auberge ?

— Pas vraiment. Les gens sont habitués aux débordements d’ivrogne du garde-chasse, qui sont rares d’ailleurs. Ils l’entendent d’une oreille, ça glisse sur eux comme la pluie sur un toit d’ardoises, et ils poursuivent leurs conversations, jusqu’à ce que le patron foute Gaël dehors pour avoir la paix. Ah si, tout de même, un truc. Une femme est entrée, pas pour dîner mais pour menacer Gaël du poing en lui disant : « Tu veux ma mort ou quoi, Gaël Leuven ? Si tu me laisses pas tranquille, je te garantis que tu l’emporteras pas au paradis. » Et elle est sortie aussi sec. Cette femme, la mercière, elle croit dur comme fer aux histoires des ombres. Et comme Gaël est le chef des « piétineurs d’ombres », elle le craint et elle le hait. Ne crois pas que je n’ai pas fait mon boulot : elle a été interrogée à la première heure.

— Avant Josselin ?

— Le docteur Jaffré a dû partir accoucher une femme en urgence, juste avant l’arrivée de l’ambulance dans la ruelle. Par malchance, dans sa précipitation, il a laissé son téléphone sur place, puis enchaîné ses consultations tout le jour. On n’a donc appris les dernières paroles de Gaël qu’hier nuit, quand Jaffré nous a enfin joints depuis son domicile. Mais ce matin, Josselin est parti faire sa balade dans les bois et des courses à Combourg. Il fait beau, il peut s’attarder un bout de temps. Je ne vais pas lancer mes hommes à travers la forêt comme pour une chasse à courre.

— Je reviens à cette femme. Gabarit ?

— Une costaude. Taillée dans la masse, des bras comme des jambons. Dans l’après-midi, Gaël lui avait sauté sur la tête, enfin, sur l’ombre de sa tête, au moins cinq fois de suite. Selon elle, quand elle l’a vu en passant devant l’auberge, elle n’a pas résisté à venir lui dire « ses quatre vérités ». Puis elle serait rentrée directement chez elle, pas de témoins.

— Elle a très bien pu l’attendre dans la ruelle, un couteau à la main.

— Mais le menacer devant tout le monde avant de le tuer, c’est vraiment se mettre la corde autour du cou.

— Elle est peut-être un peu gourde, elle a agi sans réfléchir.

— Elle est un peu gourde, pas de doute là-dessus. Mais surtout, elle est à la tête du groupe des commères. Médire de tous, même des gosses, on dirait que ça la passionne. Elle s’appelle Marie Serpentin, mais on la surnomme surtout « Le Serpent », ou « La Vipère ».

— Ils s’amusent bien, à Louviec.

— Que veux-tu, ils s’ennuient pas mal.

— La Vipère ? répéta Adamsberg. Mais il y a « vi » là-dedans, comme dans « vic ».

— Mais il n’y a pas « oss ». Je pense simplement qu’elle est un peu cintrée. Elle rêvait d’une famille idéale de sept enfants sans être assez belle ni maline pour attirer le moindre gars. Elle est restée seule dans sa mercerie, et tu sais que dire du mal, c’est souvent quand on en a, du mal. Et se jeter dans des histoires d’ombres jusqu’au fanatisme, ça vient souvent de là aussi. Ça donne un but. Mais de là à sortir un couteau, il y a un sacré pas.

— Je te suis. Mais ce qui m’intéresse, c’est que tu as une autre suspecte. Elle, et tous ceux que Gaël provoquait en piétinant leurs ombres. Tu as des empreintes ?

— Oui, des plus bizarres. On dirait que le tueur a glissé dans le sang. Disons que ce sont des empreintes lisses, avec des plis irréguliers.

— L’assassin a dû nouer des sacs plastique autour de ses chaussures. Vous avez fait toutes les poubelles du coin, je suppose. Pour trouver les sacs et les gants ?

— Dès l’aube. Pas trace de gants, ni de tes sacs.

— Et Josselin ? Quand a-t-il quitté les lieux ?

— Il est parti avant les autres. Avant Gaël. Vingt-quatre témoins. Mais lui aussi, il aurait pu attendre Gaël dans la ruelle. C’est mauvais, cela, très mauvais. Je te repose la question : comment vois-tu les choses ?

— Attends, laisse-moi réfléchir un instant. Un long instant s’il te plaît, je réfléchis aussi lentement que je marche et j’écris. Et pire, je ne réfléchis pas toujours dans l’ordre.

Matthieu savait cela, mais il tenait à l’avis d’Adamsberg, comme bien d’autres. Il alluma une cigarette et plus de cinq minutes s’écoulèrent avant que le commissaire ne reprenne la ligne.

— Je serais toi, mon camarade, je ne foncerais pas bille en tête.

— Parce que tu ne fonces jamais bille en tête.

— Ne crois pas cela, ça m’arrive. Pour toi, les derniers mots de Gaël sont accablants. Oui, il y a le nom de Josselin, et c’est grave, mais ce ne sont que des fragments. Et le reste ne coule pas de source. Si tu arrêtes Josselin, le visage du « vicomte de Chateaubriand » sera sur toutes les manchettes et passionnera l’opinion jusqu’au procès. Mais à ce procès, Matthieu, même le plus crétin des avocats démolira cette seule « preuve », cette fameuse phrase, en un tournemain : aucune accusation, pas de mobile, pas de preuve matérielle, des illogismes, des incohérences, l’ivresse de la victime, d’autres suspects, au vu de la nature belliqueuse de la victime, qu’on mettra bien en évidence pour l’opposer au tempérament tranquille et serviable de Josselin. Face à ce Joumot, c’est une autre histoire, il a cogné. Mais qui ne l’aurait pas fait à sa place ? Au bout du compte, Matthieu, et grâce à l’émerveillement pour l’ancêtre écrivain, qui continue de ruisseler sur les épaules de son étonnant descendant, tu peux être assuré qu’il sera acquitté. Après des mois passés en détention provisoire et dont tu seras responsable. Ce qui te placera dans une position bien délicate. Bévue ? Précipitation ? Tu risques d’en entendre de belles et de servir de bouc émissaire. Le terrain n’est pas assez solide. Et le plus grave, ce serait de risquer de coller un innocent en prison.

Ce fut au tour de Matthieu de rester silencieux et d’Adamsberg d’allumer une cigarette. Il avait repris cette habitude pendant le temps où son fils aîné avait habité chez lui, laissant traîner ses paquets. Il n’aimait pas ce tabac, mais il en fumait une de temps en temps, le soir, en compagnie de son fils. Habitude qu’il avait conservée après son départ. Il achetait la même marque, se disant qu’il ne fumait pas mais se contentait de voler des cigarettes à son fils, ce qui était tout différent.

Matthieu le reprit en ligne.

— Tu as raison, dit-il, la voix raffermie. J’ai eu un choc en lisant ce « vic… oss », j’ai perdu mon sang-froid. Je vais tenter de freiner mon divisionnaire, j’ai noté toutes tes objections. Car si Josselin est emprisonné puis acquitté, lui aussi sera dans le bain.

— Jusqu’au cou. Cela ne me regarde en rien, mais si tu fais traîner jusqu’à quatorze heures, m’autoriserais-tu à assister à ton interrogatoire de Josselin ? J’aimerais beaucoup le voir.

— Le voir ? À quoi cela t’avancera ?

— Le ton de sa voix, les expressions de son visage, ses gestes, ses réactions.

— Pourquoi pas ? Mais sois discret. À la gendarmerie de Combourg, entre par la porte de derrière, évite l’ascenseur, grimpe au troisième étage et prends la première porte à gauche. C’est là que j’ai installé mon bureau provisoire. Si quelqu’un te pose une question, dis que j’ai demandé à te voir.

— Merci, Matthieu. Je file à la gare.


Adamsberg traversa la grande salle de la Brigade presque au pas de charge, allure qui stupéfia tous ses adjoints, et laissa ses consignes à Danglard pour la journée. Le commandant le rattrapa, se hâtant sur ses longues jambes molles.

— Mais où allez-vous, bon sang ? demanda Danglard.

— À Combourg, aller-retour. Je veux assister à l’interrogatoire de Chateaubriand, il est en danger.

— Non seulement cela ne nous regarde pas, mais c’est totalement illégal. Vous perdez l’esprit, commissaire.

— Cela restera officieux.

— Bon sang, vous avez oublié la réunion de onze heures ? La femme en fourrure et diamants assassinée et dépouillée dans sa voiture hier soir ? On n’a rien à se mettre sous la dent. Hormis ce témoin qui a vu brièvement la voiture à l’arrêt, un homme penché vers la portière, mendiant de l’essence avec son jerrican à la main. Cela ne vous dit plus rien peut-être ? Pas une piste, pas une empreinte, une femme aux relations longues comme mon bras, abattue sur place, et vous, vous foutez le camp ?

— Ça ne me dit tellement plus rien, Danglard, que ce matin à l’aube, j’étais sur le périmètre du crime, fouillant les buissons et les bois en contrebas de l’emplacement de la voiture.

— On les avait déjà ratissés la veille avec vingt-cinq hommes et dix-huit projecteurs. Un véritable dépôt d’ordures. Résultat : néant.

— Mais on l’a fouillé sans chien renifleur. Et un jerrican, ça pue. Ce jerrican, vert sombre, était très profondément enfoncé dans un if, on est passés à côté.

— Le meurtrier portait des gants.

— Pour faire son coup, évidemment. Mais c’est son jerrican, et il y a ses anciennes empreintes dessous. On ne la trouve pas toujours, mais c’est rare que ces types ne fassent pas une bourde. J’ai réveillé Lambert à sept heures et une heure après, j’avais la réponse : Simon Reboulier, dit Sim l’anguille, l’insaisissable. Deux ans de taule il y a vingt ans, puis une carrière dans le vol, l’attaque à main armée et l’assassinat si besoin, sans qu’on n’ait jamais réussi à le serrer. Le type est très fort, il change de nom, d’aspect et de lieu comme de chemise. L’anguille pouvait encore nous filer entre les doigts des années, mais pas entre les narines d’un chien. Le jerrican est dans mon bureau sous scellés, et le rapport de Lambert sur ma table. Reste à choper le gars. Ses années d’immunité et l’âge venant l’ont rendu plus imprudent, plus négligent. D’après les fichiers, il traîne souvent ces derniers temps dans la maison de jeux d’Angelo, Le Dé Chanceur. Sa planque doit être dans le coin. Prenez chacun une photo de lui, faites tous les cafés du coin, les petits hôtels, les meublés. Sinon, la routine, on fera les receleurs.

— Mais pourquoi vous ne me l’avez pas même dit ? s’indigna Danglard tandis qu’Adamsberg s’éloignait en vitesse vers la gare Montparnasse.

— J’étais en train de vous l’écrire en détail, dit Adamsberg en agitant son téléphone. Vous aurez tout ce qu’il vous faut pour la réunion de onze heures.

— Sauf vous, murmura Danglard, toujours déchiré vis-à-vis d’Adamsberg entre la réprobation et l’admiration.

D’un côté les manières de faire, de travailler et surtout de penser du commissaire exaspéraient le très rationnel Danglard, d’un autre il ne pouvait s’empêcher de suivre la direction imprévisible de son étrange boussole. Cette boussole, aussi déroutée et déroutante soit-elle, à croire qu’elle ne fonctionnait pas, il en avait besoin pour survivre à son anxiété. Elle était, en dépit de ses dérèglements, la lueur qu’il ne quittait jamais des yeux.

Adamsberg reçut un texto de Danglard alors qu’il sommeillait dans le train.

— Pourquoi le type s’est-il débarrassé de son jerrican ? Au lieu de le remporter ? On bute là-dessus.

— Pour que l’odeur ne risque pas d’imprégner les bijoux. C’est une odeur volatile et tenace. Un fourgue n’apprécie pas tellement que les bibelots sentent l’essence. Ça se suit à la trace, c’est difficile à revendre.

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