Où prospère le noyer le châtaignier s’étiole : il y a des affections inconciliables. C’était fini. Nous restions six. J’avais, bien entendu, cédé, une dernière fois, au démon de l’hésitation, écrit à Marie :
Restons ainsi, jusqu’au départ des enfants. Ils seront alors trop occupés de leur propre vie pour s’intéresser à la mienne ; ils me laisseront la finir avec toi.
Mais c’était là un faux-fuyant ; j’essayais moins de ménager l’avenir que de sauver la face, de masquer ma retraite. Marie, dans sa réponse, me l’avait dit clairement :
Finir notre vie ensemble, plus tard, toujours plus tard, si nous sommes encore vivants, non, Daniel. Nous pouvions commencer, mais tu as obéi à ta mère. Nous pouvions recommencer, mais tu as obéi à ta belle-mère. Avoue plutôt que, sachant mes conditions, tu cherches à les subir, à m’abandonner le soin de rompre. Je ne t’en veux pas : tu t’en voudras suffisamment. Je ne te méprise pas : tu n’es pas méprisable. Je te plains. Tu as été aimé par trois femmes — ce qui n’est pas si fréquent — et tu n’auras su en garder aucune. Pour te laisser tes responsabilités, je te rappelle que le délai convenu expire à la fin des vacances. Je te laisse cette chance, que tu ne prendras pas.
Je n’allais pas la prendre, en effet. Les scrupuleux sont souvent les plus inélégants, quand leurs scrupules se divisent et les empêchent de se justifier. Or mon attitude, courageuse pour les miens (s’il est vrai, d’après Napoléon, qu’en amour le courage, c’est la fuite), devenait pour Marie, injustifiable. Incapable de l’affronter, à Villemomble, durant les huit jours qui nous séparaient des vacances, je me fis porter malade. Puis comme je l’avais annoncé, à tout hasard, j’emmenai les enfants à Pornic, où nous passâmes tout le mois de juillet, sans Laure restée auprès de sa mère. Au mois d’août, Michel — qui avait choisi lui-même cette forme de récompense — partit pour Nottingham dans une certaine famille Crownd recommandée par un de mes collègues, afin d’y perfectionner son anglais, et Louise dut entrer dans une boîte à bachot. Avec Bruno, je rejoignis ma belle-mère et ma belle-sœur, à L’Émeronce, en annonçant mon intention de ne pas en bouger jusqu’à la rentrée.
Nul n’y fit la moindre objection. Tout le monde avait très bien compris et, changeant de forme, la complicité du clan faisait son possible pour distraire le monsieur triste, chasser ses mouches noires, l’enrober de coton. J’avais apprécié l’absence de Laure, à Pornic (absence qui signifiait : tu la fuis, ce n’est pas pour me trouver). J’appréciai moins, de sa part, une soumission accentuée, une reconnaissance muette, éparpillée dans les petits gestes quotidiens, mais qui la penchait sur mes chemises avec une dévotion de nonne repassant un corporal. Mamette se tenait mieux, lorgnait de loin, d’un œil utilement presbyte, les adresses des rares cartes postales que j’envoyais à mes collègues : à tort, du reste, car je n’avais pas écrit à Marie, je ne voulais pas lui écrire, me laisser tenter. Mais Mme Hombourg gaffait aussi, par excès de satisfaction : la gratitude des vainqueurs pour leurs vaincus lui démangeait la langue. Elle avalait je ne sais plus quel affreux médicament, fignolait sa grimace et, trouvant son héroïsme délicieux, resuçait la cuiller en disant :
« Il y a des choses qui coûtent dans la vie. Mais après l’amer, tout est sucre. »
Une fois même, profitant de ce que nous étions seuls, elle pointa sa pièce tout droit :
« Vous avez méchante mine, Daniel. À chacun sa jaunisse, évidemment, la vôtre ne laisse pas le teint frais. Je suis discrète là-dessus, je ne vous en reparlerai pas. Mais si ça peut vous soigner l’âme, je vous dis, moi, comme je le pense, que finalement vous êtes un honnête homme. »
Honnête aux yeux de l’un, malhonnête aux yeux de l’autre et pour les mêmes raisons : la consolation restait maigre. Et le coup restait dur. J’avais aimé Marie, très mal, mais très longtemps. L’abandon lui assurait la présence déchirante des morts, le vain droit des victimes. Je l’imaginais solitaire, s’enfonçant sur sa jambe trop courte, ne se pardonnant pas d’avoir été bonne et de s’être laissé tardivement séduire par un grison. Je me méprisais, comme elle l’avait prévu, sans songer que je me fusse méprisé plus encore si j’avais osé sacrifier mes enfants. Je ruminais mes regrets, sans m’avouer que ces regrets — il semble que j’en fasse vœu comme d’autres le font de pauvreté — avaient leur contrepartie. Car enfin, je m’étais promis, des années durant, d’épouser Marie quand Bruno me serait gagné, quand il pourrait supporter cette épreuve. Il ne l’avait pas supportée. Mais parce que je n’avais pas voulu passer outre, parce que je n’avais pas épousé Marie, Bruno, justement, m’était gagné. Tout à fait gagné. Il était le dernier cadeau de Marie.
Et il le savait bien. Il se gardait, lui, de prendre une tête d’obligé, de manier son père avec des précautions d’infirmier. Nu, dans l’ombre courte des ormes accablés de chaleur, dans l’eau blonde peignée par les épis, il me récompensait de son plaisir. Il était là, tout le jour, avec moi.
Quand il fallut rentrer, je n’étais pas guéri, mais calmé. Mon retour au lycée m’inquiétait bien un peu. Ma première visite fut pour le proviseur qui commença par s’écrier, bonhomme et malveillant :
« Alors, votre amie nous abandonne ? »
Mon silence le renseigna :
« Vous ne le saviez pas ? Elle a demandé son changement ; elle est nommée à Perpignan. »
Je sortis, chagrin et soulagé. Marie et moi avions brisé : la fracture resterait sensible, signée par son cal. J’étais moins délivré d’elle que de moi, du souci d’être un homme quand l’avenir devenait celui d’un père.
Et l’année, tout entière, s’écoula, dominée par ce sentiment dont j’aurais pu faire un meilleur usage, dont je me demande même si, en fin de compte, je ne l’ai pas trahi. Un père, je l’étais, je le serai bien sûr et le plus pélican qui soit : mais de combien d’enfants ?
Nous n’étions plus que six, ai-je dit. Simple formule. Nous restions six, déjà effrités. Nous tendions à devenir, en réalité, un (Michel) plus une (Louise) plus deux (Mamette et Laure) plus deux (Bruno et moi).
Revenu d’Angleterre avec une assurance accrue et une tête en brosse (l’archange en avait assez de ses trop beaux cheveux), Michel, entré en Math. Élém. allait se montrer, en effet, chaque jour davantage décidé à faire cavalier seul. Réglant ses horaires, organisant ses dimanches, il s’emparait définitivement de lui-même, ne nous laissant que l’honneur d’assister à la naissance d’une réussite, le soin de la financer et la joie de penser que son indépendance l’assurerait mieux que nos conseils.
Quant à Louise, profitant des libertés accordées à son jumeau (son refrain : « Mais j’ai le même âge, Papa ! ») et de ce raccourcissement de l’autorité familiale qui rend, vers dix-huit ans, les jeunes gens majeurs à leurs propres yeux, elle ne s’était pas un instant alarmée d’un nouvel échec à la session d’automne. Elle avait proposé, tranquillement, d’interrompre ses études « qui ne lui serviraient jamais à rien, étant donné ce qu’elle voulait faire » et de « gagner sa vie, le plus tôt possible ». Mais le moyen choisi — une carrière de mannequin — fit froncer les sourcils des deux côtés de la rue et finalement Louise, sans alliés, accepta de redoubler. Comme Michel, toutefois, elle voyait certainement dans l’éviction de Marie une épreuve de force où je n’avais pas eu le dessus et qui l’autorisait à s’enhardir. Elle prit du champ, à sa manière, câline et têtue, de jeune chatte qui trotte sur du velours. Elle aussi eut bientôt sa vie à elle, moins franchement séparée, mais pleine de trous, d’heures perdues, de distraction et d’amitiés externes.
Du coup, sa grand-mère et sa tante furent un peu reléguées, en tête-à-tête, parmi les bonnes vieilles choses. Mme Hombourg faiblissait du reste, réclamait des soins assidus. Sans cesser de tenir notre ménage, Laure dut l’expédier plus vite, réserver plus de présence au mair.
Dans une maison où nous nous retrouvions souvent seuls, tout favorisait ainsi la réunion du dernier sous-groupe. Brusquement distancé par ses aînés, Bruno, à quinze ans, ne pouvait prétendre à jouer des coudes. Il n’en exprimait pas l’envie. Il ne flânait pas, en rentrant du lycée. Il n’avait pour ainsi dire plus de camarades, hormis un petit boulot, un copain presque forcé, partant de la même rue, vers le même lycée, la même classe et qu’il appelait négligemment « Xavier, du 65 ». Le jeudi, comme le dimanche, Bruno ne s’éloignait guère du vivoir ; donc de son père, qui, lui non plus, ne s’en éloignait pas. Cette année, dont je n’ai rien à dire, Mme Hombourg la crut peut-être vouée à une sorte de demi-deuil. Je m’étonnais moi-même qu’il n’en fût pas ainsi. Je vivais plutôt une demi-joie, discrète, retenue. Du feu, qui avait couvé si longtemps, pointait enfin la flamme.