Bruno ne m’avait caché, au fond, que des intentions, des rencontres qui n’étaient pas des rendez-vous et son inquiétude de ne pas voir avancer ses affaires. Je ne lui demandais pas de précisions. Comme pour les vieux chevaux une tape m’est nécessaire pour sauter l’obstacle et, celui-ci franchi, je me ressens de l’effort. Un bougon ergotait en moi : « Bon, acceptons, pour ne pas braquer Bruno. Ce qui n’est plus défendu a moins de sel. Une tentation chasse l’autre : la Fac en est pleine. Ne fixons pas ce petit en l’approuvant trop fort, alors qu’il peut, sait-on jamais, se désapprouver bientôt. Suivons doucement, très doucement. »
Bruno, lui-même, durant une quinzaine, ne reparla guère d’Odile. Encore s’en abstint-il devant sa tante et sa sœur, dont il ne prévoyait sans doute pas l’adhésion, pour me faire l’honneur de ses allusions, brèves, piquées de loin en loin, dans la conversation :
« À propos, c’est fini, la fameuse rougeole. »
« À propos, elle a repris ses cours. »
L’à propos, hérité de moi, n’était qu’un discret rappel. Jamais Bruno ne s’était montré plus prévenant, plus aimable. S’il y entrait une part de calcul, elle n’était vraiment pas sensible (moins sensible que la mienne, certainement). Et l’espérant longuette, j’aurais été tout près de trouver la situation miraculeuse si depuis la remise sur pied de la fille Lebleye (la fille Lebleye : style du bougon), Bruno ne m’était revenu, le jeudi et le samedi, d’une humeur inégale et parfois massacrante, aussitôt interprétée par mes deux voix, l’une soufflant : « Elle a du bon sens, elle ! » et l’autre : « Mais qu’est-ce qu’il lui faut donc, à cette pimbêche ? »
Je ne le vis revenir vraiment joyeux qu’une seule fois. « Ça y est, dit le bougon, atterré. On a scellé du bec son petit contrat dans l’ombre d’un couloir. » Mais Bruno annonça :
« Ouin, j’ai les résultats du concours. Je suis deux cent huitième ! Heureusement que nous concourions pour trois cents places ! »
Il se moquait assez de lui-même pour m’épargner la cruauté de lui répondre qu’être reçu deux cent huitième à un concours inférieur au niveau de ses études ne constituait pas un haut fait. Mais il n’était pas créé pour réussir à ma place, selon mes vues et ambitions, les plus communes assurément.
« Bien, fis-je. Bonne nouvelle pour Odile.
— Je ne pense pas que ça l’impressionne, dit lentement Bruno. Pas plus que toi. »
Je me reprochai d’avoir éteint sa joie. Point trop content, en effet, de jauger mon emballement, il fit trois pas, s’arrêta. Je vis sa tête virer. Vieille habitude familiale que ma mère m’a donnée, que j’ai passée à Bruno et que j’appelle la retraite arabe. On fuit, on file, on se retourne soudain pour décocher :
« Pour Odile aussi l’enthousiasme est modéré. Tu trouves que c’est trop tôt, hein ?
— C’est en effet bien tôt, Bruno.
— Tu n’es plus contre, mais tu n’es pas encore pour, reprit Bruno dont la voix traînait de plus en plus.
— Que ferais-tu à ma place ?
— Je ne sais pas, dit Bruno. Je ne suis pas à ta place, je suis à la mienne, traité en gosse par tout le monde parce que j’aime une fille, trop tôt, comme tu dis, comme elle le pense elle-même, si ça se trouve. Je suis à ma place, tout seul, craignant au contraire qu’il soit déjà trop tard. Ce n’est pas drôle. »
Il s’en allait sans doute pour de bon. Non, il se retournait encore :
« Tout seul, répéta-t-il, parce que tu crains de l’être. »
J’en restai court. Servie par trop d’intuition, cette franchise exprimait une force, en disait l’origine. L’horreur des accents, des tremblements de voix me dessécha une fois de plus la gorge. Comme il passait la porte, je ne sus que dire :
« Nous reparlerons de tout ça, si tu veux, à tête reposée. »
Il avait besoin d’en reparler heureusement. Il s’enhardit peu à peu, moins pour me persuader, sans doute, que pour s’entendre. Je lui prêtais une oreille, aiguillant parfois le monologue d’une brève question, d’une remarque. Il ne se faisait pas d’illusions, il y voyait très clair :
« Tu me trouves pressé ! Mais à dix-huit ans une fille est prête. Voilà bien le dilemme : ou je ne me presse pas et quelqu’un peut me la rafler, ou je me presse et je risque de ne pas faire le poids. »
Il ne me laissait pas le temps de calculer combien d’adolescentes pouvait lui offrir la seule ville de Chelles :
« Tu me diras qu’il y en a d’autres. Quand on est mordu, il n’y en a pas d’autres. Est-ce assez bête, hein ! Ça fait très chansonnette. »
J’avais pensé la même chose.
« Mais après tout, reprenait Bruno, c’est aussi le rêve des moralistes et si c’est moins fréquent qu’on ne le chante, c’est moins rare qu’on ne le croit. Je vois les copains. Il n’y en a pas plus d’un tiers pour attendre. Un autre tiers s’amuse, un autre est déjà fixé. Tu as vu les statistiques ? Jamais on ne s’est marié si jeune. Nous allons plus vite, comme tout va plus vite. Mais j’imagine que les trois races ont toujours existé et que les proportions ne changent guère. Pourquoi ne parle-t-on que de la plus bruyante ? »
J’avais un enfant dans chaque race. Je regardais avec complaisance celui-là qui était de la troisième.
« Ce n’est pas le maire ou le curé, reprenait-il, c’est le notaire qui a perdu de l’importance. »
La spéculation, toutefois, ne faisait pas son ordinaire, cédait plus souvent la place aux bilans. Il se décourageait :
« C’est encore plus coton d’intéresser une fille que de passer un examen. »
Il s’encourageait :
« Il est vrai que je suis toujours passé de justesse. »
Il se moquait de son insistance :
« Je fais le caniche. »
Il l’approuvait :
« Pour l’instant il faut d’abord qu’elle s’habitue. »
Il ajoutait :
« Comme toi. »
Il semblait craindre un peuple de concurrents. Mais si je venais à prononcer un nom, il l’éliminait vivement, d’un sourire plein de dents. Je finis pas Lâcher celui de Michel :
« L’a-t-elle revu ?
— Une ou deux fois, je crois. Rassure-toi : elle a été un peu aimantée par sa rapière, comme d’autres, mais elle est la première à en rire. Elle sait à quoi s’en tenir sur son compte. Comme elle dit, il ira loin, c’est un trop bel égoaste.
— Et si les choses étaient allées plus loin, Bruno, qu’aurais-tu fait ?
— Je me le demande, avoua-t-il. En tout cas, tu peux être certain que Michel l’aurait laissée tomber, Odile, même avec un gosse. »
L’œil noir, il se tut, mais une idée me traversa la tête : il eût été capable, mon fils, de faire encore mieux que son père et ce père d’accepter la folie, en se disant que c’était pour lui la seule manière d’avoir de Bruno un authentique petit-fils.
Les jours passaient. Un jeudi soir, plus sombre que d’habitude, Bruno me demanda :
« Enfin, toi, qu’est-ce que tu ferais à ma place ? Je ne dis rien, je ne veux pas risquer un non, j’essaie de l’habituer à moi. Mais si je l’habitue encore longtemps comme ça, il ne me restera pas une chance : la camaraderie, ça blinde. »
Je me gardai de lui rappeler qu’il avait refusé de se mettre à ma place. Je n’étais pas très féru sur la question. Mais je commençais à me piquer au jeu, à mal supporter son désenchantement. Je proposai :
« Manque-lui un peu, Bruno. On s’aperçoit de l’absence.
— Ou on en profite, répliqua-t-il, aussitôt. Tu peux parler ! Du temps de Marie, tu étais sans arrêt fourré chez elle. »
Il rougit, se tortilla.
« Quand j’y réfléchis, je me dis maintenant que nous n’avons pas été très chic. Tu as dû en baver. »
Ce fut ce soir-là que, pour lui donner de l’importance sur quatre roues, je lui offris (en me promettant, si possible, d’en acheter une plus forte) de prendre ma voiture, le jeudi et le samedi.
Trois semaines plus tard, Bruno passa par la maison, avec Odile, avant de la reconduire chez elle. L’absence de cette complicité qui tend un fil entre deux regards, la sonorité du tutoiement me plurent. Bien coiffée, campée sur du nylon, Odile avait perdu de sa grâce adolescente, inondée de cheveux et tournant du talon. L’œil était attentif, la poitrine en bouclier ; le bout de nez, seul, palpitait. Tout montrait qu’elle évitait avec soin d’avoir l’air engagée, comme Bruno évitait l’air avantageux. Ils ne restèrent pas trois minutes, ne dirent pas trois phrases et je ne ressentis un léger pincement qu’au moment du départ, quand je les vis s’asseoir, Bruno à ma place, Odile à la place de Bruno, avec une aisance de couple qui n’en est pas à sa première sortie et qui retrouve ses façons, ses mouvements familiers.
« Il se dessale un peu, tout de même ! dit Louise, par hasard présente.
— Le terme me paraît impropre, répliquai-je.
— Tu ne veux pas dire que ça sent la fleur d’oranger, que tu laisserais faire une bêtise pareille ? » reprit Louise, presque sévère.
Près de nous Laure passa, portant le seau à charbon.
« Tu pourrais aider ta tante, fis-je sèchement.
— Laissez-la, dit Laure. Dans son métier il faut défendre ses mains. »
Mais le lendemain, quand elle put me trouver seul et après avoir longtemps rôdé autour de moi, elle osa me réclamer mon avis :
« Vous n’avez pas répondu à la question de Louise, Daniel.
— Elle est prématurée. »
Laure parut offensée et je lui donnai aussitôt raison. La brièveté de ma réponse la repoussait hors d’un débat où quinze années d’adoption lui donnaient au moins voix consultative. Je lui devais de moins hypocrites égards. Je conseillais à ma fille de lui prendre des mains le seau à charbon, mais je ne le prenais jamais moi-même ; je traitais Laure avec la considération qu’on peut avoir pour une excellente machine à laver. Lors de la découverte de la fiche de donneur, son attitude pourtant m’avait touché. Elle était un instant comme sortie du mur où, pour moi, depuis si longtemps, s’aplatissait son ombre. Je voulus me rattraper :
« Et quel est votre avis, Laure ?
— Leur jeunesse ne m’effraie pas, Daniel. Tout dépend de la petite. Bruno, c’est du lierre et on ne plante pas du lierre sur une roulotte. Je ne voudrais pas… »
Elle se reprit, le verbe « vouloir » lui écorchant la langue, même au conditionnel :
« Enfin, vous le savez mieux que tout autre, vous l’avez montré d’une façon admirable que cet enfant a un droit spécial au bonheur. »
Au mot près, toujours le même et encore plus sucré dans la bouche d’une femme, elle avait trouvé la formule, elle y avait mis de l’autorité. Son corsage en remuait. On côtoie indéfiniment un être, on ne le devine pas, on vit dans l’indifférence de ses sentiments. Ainsi chez Laure, ce n’était pas au benjamin, mais à l’abandonné qu’allait sa préférence, peu marquée, mais profonde. Je n’aurais pas su dire si j’étais satisfait que cette préférence s’accordât à la mienne ou contrarié qu’elle empiétât sur elle. Laure ajoutait :
« Je dis oui, tout de suite, si Odile peut le lui assurer. »
C’était à moi de dire oui. Mais Laure, au moins, ne pensait pas à elle.
Odile revint quatre ou cinq fois, flanquée de Bruno, qui la rencontrait plus fréquemment dehors. Nous les traitions comme des inséparables, en aucune façon comme des fiancés. J’avais dit à Laure : « Il vaut mieux que ce soit long, pour juger » et à Louise : « Il n’y a rien, je ne veux pas qu’on en parle. » Michel, qui fit deux apparitions durant le troisième trimestre, ne paraissait pas au courant ou s’en moquait totalement. Je continuai à décocher à mon voisin, le père de Marie, un coup de chapeau occasionnel. Une réunion d’anciens combattants m’avait permis de rencontrer son frère, le père d’Odile, agent immobilier qui passait pour un petit requin en affaires, mais cultivait, disait-on, une passion « chelléenne » pour la pierre taillée.
« Vous êtes le père de Bruno ? » dit-il en m’abordant.
Et fort civil, il me fit de mon fils les plus grands compliments. À entendre cet homme, dont la prunelle oscillait dans le blanc de l’œil comme la bulle dans le niveau d’eau et semblait chercher à établir la droiture de vos principes. Bruno était de la catégorie des bons petits jeunes, rares aujourd’hui, n’est-ce pas, cher Monsieur, avec qui on peut permettre à sa fille d’aller danser, canoter ou voir un film convenable approuvé par la C. C. C. À la saine camaraderie de « nos enfants » il n’attachait visiblement aucune importance. Je bus du lait, un quart d’heure durant, jusqu’à ce qu’y tombât cette mouche :
« Et Mlle Louise ? Toujours aussi pétulante ? »
Politesse inquiète : pour la famille Lebleye, Louise était évidemment l’aventureuse qui, pour les Astin, se nommait Marie. On me rappelait que j’en avais trop aisément pris mon parti et je ne le savais que trop. N’avais-je pas accepté que Louise cherchât un studio, qu’elle trouvât cette chose introuvable, grâce aux bons offices de M. Varange, dont la discrétion tutélaire commençait aussi à lui prêter sa voiture et même, m’assurait-on, s’offrait à dénicher parmi ses relations, puissamment industrielles, un débouché pour mon polytechnicien, sans rien demander en échange, pas même, notamment, la main de ma fille ? Mais qu’y pouvais-je ? Louise était majeure, décidée. Un éclat eût créé un scandale, gênant Bruno, gênant Michel, rendant plus difficile pour Louise le coup de harpon qu’elle finirait par jeter sans aucun doute sur quelque belle proie.
Wait and see, refrain de ma vie. Pour Bruno, l’attente ne serait jamais assez longue. Nous glissions vers de rassurants, d’interminables préliminaires. Craignant pour son prestige, Bruno bûcha fermement son droit dans les deux derniers mois, ce qui lui valut d’être reçu, à un point près. En prévision de son affectation prochaine à un bureau des P. T. T., je lui avais fait opter pour Paris et la banlieue est ; mais l’ordre d’admission réglant celui des nominations, il avait peu de chances d’être pourvu avant un semestre. Un problème se posa pour les vacances. Laure, retenue par sa mère, ne pouvait quitter Chelles. Louise partait en tournée à travers l’Italie. Michel nous abandonnait pour la Provence. Sans la présence d’une amie ou au moins d’une autre femme, il devenait trop voyant d’emmener Odile à L’Émeronce et difficile, au surplus, de lui confier nos casseroles. Son oncle l’invitait, de nouveau, en Auvergne. Bruno, peu soucieux de l’y laisser seule, se démena, intrigua, je ne sais trop comment, tant et si bien que les Lebleye, nous rendant la monnaie de notre pièce, lui proposèrent de les suivre : on lui prêta la tente d’Odile, à partager avec un acolyte de la tribu. Je lui donnai, bien entendu, la voiture.
Et je restai seul, gai comme un hibou, traversant matin et soir pour aller manger chez ma belle-mère, attendant des lettres, d’Italie, de Provence et d’Auvergne. L’Auvergne m’en expédia d’abord une tous les trois jours, puis une par semaine. Je n’eus ensuite droit qu’à des cartes. La dernière disait : Nous rentrons lundi.
Pour illustrer ce pluriel, elle était du reste signée : Odile et Bruno.