Il était temps. Après m’être longtemps répété : il est trop tard, j’allais souvent me redire cette phrase. Sans trop de satisfaction. Sans motif précis. Il était temps, en effet : mais de quoi ? J’ai beau me méfier des dates, je découpe tout de même des tranches dans mon passé. Pour moi septième et sixième (car je compte en prof, d’après les classes de Bruno) ont été notre plus mauvaise période. Sixième redoublée, cinquième et quatrième, c’est la reconquête. Nous approchons de ce qui deviendra « ma belle époque ». Mais la troisième sera encore une période de transition : confuse et fluide.
Fluide, surtout. Elle l’eût été, de toute façon, pour des raisons banales, communes à la plupart des familles. Il est un temps, même pour les meilleures, où les uns ne suivent plus quand les autres s’égarent. Les ascendants semblent décliner, tandis que (et en partie parce que) les descendants montent, font la poussée brusque et fragile de l’asperge. En face de ceux-ci, assaillis par l’adolescence, les adultes franchissaient tous un cap : Mme Hombourg celui des soixante-dix, Laure celui de la trentaine, Marie et moi celui de la quarantaine.
C’est une situation dans laquelle on a du mal à voir clair sur l’instant et plus encore après coup. Je regrette parfois de n’avoir jamais tenu de journal : les choses y prennent leur véritable aspect, progressif, dans l’émiettement du quotidien. Mais je ne m’en suis jamais cru digne (et j’en ai aussi été détourné par la découverte d’un agenda de mon père où l’on pouvait lire, à la date de ma naissance : Payé 850 francs à Levasseur pour le toit. Dîner chez Rodolphe. Pâté de prunes sensationnel, Louise en a mal au ventre. Puis en post-scriptum, hâtivement crayonné : Minuit. Erreur. C’était Daniel). À défaut de carnet, du reste, j’ai une autre manie, contractée pendant mes cours d’étudiant respectueux et dont je devais abuser dans les silences pénibles de la maison. Réfugié, sous mes cils, j’observe — et je m’observe — à la petite semaine ; je prends, mentalement, des notes, je me griffonne la mémoire. C’est une de mes faiblesses que de relire ensuite, de commenter des nuits entières, cette espèce de journal de tête, en faisant défiler, une par une, les sept personnes qui — moi inclus — ont composé mon univers.
Pour faire vraiment le point — comme j’appelais la chose — la ressource était mince. Contentons-nous-en et dans le même ordre, mes sept, retrouvons-les encore.
Mamette. (Honneur à l’âge, si vous voulez. On expédie d’abord ce qui compte le moins.)
Les vacances, l’air de la Loire, selon elle, ne lui avaient rien valu. Elle se ratatinait. Elle n’offrait plus, sous la masse de ses cheveux blanc-jaune, qu’une réduction amazonienne, une petite tête aux yeux cousus de sommeil.
Se méfier de ce sommeil demeurait sage, néanmoins : Mme Hombourg n’avait pas renoncé. Laure, notre perle, le refrain tournait au radotage ; et de temps en temps, sous la lèvre pendante, le chicot s’animait, une langue de lézard se mettait à frétiller. On m’associait à la décrépitude. On parlait de mon âge, pour souligner l’urgence de faire une fin :
« Quadragénaire, Daniel ! Nous voilà du même bord. Avez-vous remarqué ? C’est à quarante ans qu’on devient génaire. Et qui dit génaire dit gêneur. Vous l’êtes quatre fois, moi sept. Pour nous débarrasser de l’étiquette, il faut maintenant passer le nona, filer jusqu’à cent, mériter une considération exceptionnelle pour un beau cas de résistance de l’espèce… »
La méninge devenue un peu chiche, Mme Hombourg resuçait sa trouvaille :
« Et vous êtes toujours célibataire ! Un célibagénaire, oui, mon pauvre Daniel. »
Laure. Des trente ans de celle-ci, pas un mot dans la bouche de sa mère. C’était pourtant sans importance pour la petite belle-sœur installée d’avance dans la trentaine. Elle ne changeait guère, elle ne changerait plus avant longtemps. Il y a de fragiles vieilles filles, à utiliser avant le, comme les médicaments. Il y en a d’autres du genre conserve, plus résistantes, mais qui s’aigrissent. Laure était décidément du genre confiture : défendue par cette patience, cette douceur, ce sucre qui va s’épaississant à la surface du pot.
Silencieuse, toujours. Invisible dans l’ubiquité. Continuant à s’occuper de tout ce que nous, les hommes, nous appelons les petites choses et s’y démenant, se faisant décidément une fête de ces accablants fétus. La fourmi ténue, la fourmi tenace, qui fait rêver aux cigales. Délicate pourtant : mais avec cette indécrottable déférence qui lui interdisait de sembler délicieuse.
Seule nouveauté, avouée par les cordes de chanvre où séchait la lessive : Laure ne portait plus de combinaisons de toile ourlées au point cocotte, de culottes de jersey. Depuis que Louise l’avait raillée devant moi, elle faisait, comme elle, sécher du nylon blanc, de tendres riens, sur quoi fleurissaient des coquines et multicolores épingles de plastique.
Pour le reste, résolument conservatrice.
Louise. Celle-là ne le serait pas du tout. Au physique et bien qu’elle me ressemblât (les filles ont de ces tours pour enjoliver les ressemblances), elle devenait plus qu’agréable. Il lui restait encore un teint de celluloïd, mais elle poudrait ce baigneur, avec application, d’une oreille à l’autre.
Au moral, j’en étais moins content. Elle tanguait de la hanche, se retournait sur son sillage, ravie d’y découvrir un garçon furtif, travaillait mal, sabotait sa rhéto. À la maison elle commençait à flûter haut, cherchait à prendre le pas sur Laure, à qui toutefois elle laissait très volontiers l’ouvrage, y compris le soin de laver son linge. Qu’elle fût moins chatte et s’écartât un peu de son père pour rechercher les complicités féminines nécessaires à ses dix-sept ans, j’y souscrivais. Mais sa grand-mère et sa tante n’en bénéficiaient pas. Louise leur préférait la petite Lebleye et d’autres bécasses, étroitement empantalonnées, qui l’accompagnaient parfois jusqu’à la grille :
« Ton vieux te fait habiter au diable ! criait l’une.
— Z’yeutez la crèche ! » criait l’autre perchée sur un vélo d’homme et pédalant, les genoux écartés, pour emmener plus loin une troisième copine assise sur le cadre.
Et Louise rentrait, suivie par des cheveux rebelles, pour nous piquer vaguement du bec et se précipiter sur le tourne-disques.
Michel. Lui aussi faisait l’apprentissage de l’insolence. Mais négligente chez Louise, entrecoupée de sursauts, de frétillements qui la rendaient candide, l’insolence chez Michel s’entourait de garanties, devenait le mordant du raisonnable.
« La licence de maths, non alors, pour quoi faire ? Le professorat ? Je n’ai pas envie de m’encroûter. Je ferai l’X. »
Il avait tout à fait fini de jouer. Au labo, il ne faisait plus que des « expériences ». À Charlemagne, il caracolait de plus belle, cavalier seul, en tête du cours. Le cortège de Louise l’entourait volontiers, au retour du lycée. Satisfait d’être trouvé beau, musclé, intelligent, il se laissait admirer par ces demoiselles, mais ne cachait pas que, lui, il les trouvait idiotes. Point d’amis. À peine tolérait-il un ou deux camarades, humbles malins qui venaient quêter son infaillible solution du dernier problème ; et un correspondant londonien dont il épouillait l’anglais, avant de lui répondre, en pur Oxford, quatre pages de sa petite écriture ferme, aux t barrés très haut.
Bruno. Restait Bruno. Un garçon qui avait trois ans de moins que son aîné, qui paraissait petit auprès de lui. Pour l’imiter, il faisait son grave, voire son bravache, creusait un peu sa voix, brusquait sa sœur et, quelquefois, sa tante. D’aventure, il osait même braver son auguste frère.
Jamais son père. Non que je l’eusse apprivoisé : peur, respect, affection, j’étais au milieu du triangle. Bruno ne cherchait pas un accueil spécial auprès de moi. Il n’y comptait, il n’y pensait en aucune façon. Encore isolé, moins isolant, il laissait seulement passer le courant. Cela se sentait sans doute. L’r de Bruno s’était si bien adouci dans ma bouche qu’on me parlait de lui sur le ton que j’employais moi-même. « Votre benjamin », disait Mamette. Et Marie, qui l’appelait naguère « le petit bougre », disait plus brièvement « le petit » ou « ton dernier » et même, sur la pointe d’une dent, « ton précieux Bruno ».
À noter : cet enfant n’essayait jamais d’intéresser mon orgueil. On connaît les classements de lycée : Félicitations, encouragement, inscrit, non inscrit, refus, avertissement, blâme. De fondation, Michel était félicité ; Louise, d’ordinaire non inscrite. Après avoir frisé les trois blâmes de l’exclusion, collectionné les avertissements, Bruno remontait, sans éclat. Il fut encouragement, d’un air découragé. Il fut troisième et je l’appris par Laure, car il n’était même pas venu offrir son relevé à mon paraphe. Je lui en fis doucement la remarque, à table, devant tout le monde.
« Pour une fois, il aurait pu le chanter ! s’écria Michel.
— Ces notes-là, ça chante faux », dit Bruno, modeste, en triant la macédoine sur le bord de son assiette.
M. Astin. Triait aussi. Comme il commençait à avoir des ennuis avec sa ceinture, il ressuscitait un aphorisme cher à sa mère : quand vient l’heure de s’habiller plus large, il nous reste à penser moins étroit. Comme sa mère aussi, il admettait qu’il sentait le renfermé, qu’il se devait d’aérer les siens. Mais il est délicat pour un père de changer de régime, sans laisser entendre qu’il s’est trompé, qu’il peut encore le faire, surtout quand ses enfants, enhardis par les centimètres, évoluent au rythme accéléré, deviennent des interlocuteurs qui discutent à plaisir parce que leur existence, pour s’affirmer, a besoin de bousculer la vôtre. À peine adoptées, pas encore adaptées, les concessions deviennent insuffisantes, caduques. On aménage de plus en plus vite ; on aménage comme on déménage. Les violons sont sans cesse à réaccorder ; la part d’importance dévolue à chacun, le volume d’air, la proportion de vin dans le verre, sans cesse à reviser. Oui, tu peux aller voir ce film. Oui, tu peux rentrer à neuf heures. À dix. À onze. Oui, oui, oui. Le non s’amenuise, se déguise, prend l’aspect d’une objection, dont il faut à force de courtoisie balancer la fermeté. Méthode pédagogique, pour division des grands. M. Astin butait devant trois tempéraments ; et Mamette avait raison, qui grognait :
« Prenez-les donc comme ils sont. On peut raisonner Michel. On doit commander Louise. Et amadouer Bruno… »
Pour compliquer les choses, j’étais une fois de plus la proie de mes scrupules. Le grand aiguillage approchait, le temps des choix, décisif pour de futures carrières. Qui n’a pas réussi sa vie n’a que peu de conseils et pas d’exemple à donner. Trop heureux de s’être reproduit, ne doit-il pas avoir la pudeur de ne pas chercher à se reproduire encore, en rendant ses enfants semblables à lui ? Ne doit-il par leur refuser la tentation — même pieuse — du proverbe : tel père, tel fils ? Mais comment leur servir de repoussoir, sans y perdre l’autorité ?
Mes idées mêmes, que valaient-elles, à l’usage des miens ? J’estime exorbitant le droit des parents à la transmission de ces vérités qui, de l’autre côté du mur, pour le foyer voisin, sont d’horribles erreurs. Incroyant — comme tous les Astin, adeptes, toutefois, d’une fort raide « morale de concurrence » — je me serais cru ridicule de prêcher chez moi l’incroyance. Je ne voyais pas d’obstacles à ce que Laure, catholique de routine, se souvînt une fois par semaine de convictions héritées et se fît, d’occasion, accompagner par Louise à la messe. Je n’avais jamais demandé, mais je n’interdisais pas aux garçons de les suivre. Pour moi, la religion, c’est d’abord une certaine alimentation de l’esprit. On est ce qu’on naît, on mange un certain pain, on s’y habitue, on n’en veut plus d’autre ; la piété filiale s’en mêle, avec le goût des pompes, des explications simples, des assurances-survie ; l’apologétique est censée faire le reste. Je n’étais pas fâché, au fond, que l’abstention de mes fils leur économisât une formation que je tenais pour une déformation ; et pourtant j’hésitais, je n’étais pas sûr d’avoir raison. La main du pianiste se travaille dès six ans. L’enseignement, lui aussi, n’est qu’une longue forcerie, où il faut bien se passer du consentement de l’élève. Pour ne pas disposer de l’esprit de mes enfants, n’allais-je pas les priver d’une connaissance, leur engourdir un sens et par omission leur imposer mes propres conceptions ?
Attitude générale que j’étendais à bien d’autres domaines. Aux questions de toute nature, dont je ne manquais pas d’être accablé, je répondais de préférence par des citations : un tel dit ceci, un tel dit cela. J’ai mes idées, certes, je n’en ai pas honte, je m’y accroche même fort bien, mais c’est un hameçon où j’entends mordre seul. Je n’aime pas opiner : réserve qui m’est naturelle et que du haut de ses chaires l’Université recommande en faisant distribuer la compo : Ne vous aventurez pas, Mesdemoiselles et Messieurs. Pas de gloses personnelles. Songez que la question a été fouillée avant vous par les plus grands. Prière de vous en tenir à la méthode des auteurs comparés. Je continuais, à Villemomble. Mais à domicile, les enfants me réclamaient des raisons, non des comparaisons. Ils finissaient toujours par dire, agacés : « Et toi, qu’en penses-tu ? » J’opinais alors, faiblement. Puis je bousculais, soudain, M. Astin : « Et vous, qu’en pensez-vous ? » Ils restaient cois, étonnés, comme d’un honneur insolite. Même Michel. Et je songeais affolé : « C’est là qu’avant tout il faut changer de style. Tête bourrée n’est pas tête formée. »
Grande décision, petits effets. En fait de style, je m’en pris d’abord aux meubles. Le vivoir fut refait, puis les chambres — sauf la mienne. Louise obtint du be-bop, les garçons du chêne clair. Enfin, j’achetai une 4 CV, que Michel considéra d’un œil critique, en regrettant que je n’eusse pas choisi au moins une Simca, pour éviter de nous y tasser.
Marie, enfin. Je termine par elle, comme s’il s’agissait d’un hors-texte. Elle était cela dans ma vie, après tout : une chaleur extérieure pour tous, pour moi seul intérieure. Elle m’attendait toujours, discrète, agacée, accueillante. Elle m’écoutait, se laissant dire que tout allait mieux, que bientôt, dans six mois, dans trois mois ou peut-être après les examens, pour ne troubler personne, je pourrais imposer ma décision. Elle murmurait : « Tu crois ? » si elle était de bonne humeur, ou « Vraiment ! » si elle ne l’était pas. Je ne m’étais, en fait, pas plus avancé. Une seule fois, au cours d’une de ces promenades-entretiens que j’essayais d’avoir avec mes enfants et où je n’entraînais guère que Bruno, j’avais, longeant la Marne, fait allusion à un remariage éventuel :
« Ta grand-mère désirait que j’épouse Laure. Ta tante a toutes les qualités, elle s’occupe déjà de la maison. Mais je ne te cache pas que j’ai longtemps pensé à Mlle Germin, que j’y pense encore.
— Je sais », avait répondu Bruno, retenant son souffle.
Pour ajouter négligemment :
« Si tu y penses depuis si longtemps, tu ne dois pas y penser très fort. »
J’en étais resté là.
« Ton précieux Bruno n’a peut-être pas tort », avait dit Marie, à qui j’avais rapporté, un peu légèrement, le propos. Seules, en effet, mes visites se rapprochaient. Cela semblait suffire et, chaque fois, je m’en félicitais, en feignant d’ignorer que les très vieux espoirs sont le décor de la résignation et les attentes interminables l’excuse de ceux qui — sauf miracle — n’attendront jamais qu’eux-mêmes.