Le genou sec et flanqué de Madame, qui picote le gravillon du bout d’un parapluie, voilà l’autre père qui m’arrive, le lendemain, en l’absence de Laure, partie faire son marché. Il a pour me serrer la main la même expression qu’au cimetière et s’assied.
« Nous sommes bouleversés », dit-il, en mettant ses gants dans son chapeau et son chapeau sur ses genoux.
Mme Lebleye soupire sous son collier, tourne de la prunelle, qu’elle a terne, couleur de bois, exactement faite comme le bout non taillé d’un crayon. M. Lebleye reprend :
« Quand je songe à nos situations… »
Il se croit tenu, bien sûr, à un honorable exorde. La crise passée, je m’amuse presque. Le père du fils est toujours dans une situation plus confortable que le père de la fille, puisque la fille seule, on se demande pourquoi, est réputée déshonorée. Se voir livré aux clabaudages, gémit-on, malgré vingt ans de réputation sur la place, de vie stricte, sans compter l’aide apportée aux œuvres locales et l’aimable notoriété acquise dans ces travaux sur le premier âge, dit chelléen, de la pierre taillée ! J’approuve du menton, lorgnant la raie aubergine du revers, que vingt ans de professorat ne m’ont pas encore value. On en vient à la stupéfaction qu’un père peut éprouver quand sa fille, bien connue de tout Chelles comme une enfant sérieuse, se laisse séduire par celui-là même dont on aurait le moins attendu cette vilenie. Ceci juge la fille, selon moi, autant que le garçon. Mais évidemment, pour le bonhomme qui traiterait sans doute de salope la fille coupable de sa voisine, sa propre fille ne peut être qu’une victime et lui-même un justicier auprès du suborneur et des siens. D’où l’œil, sur moi dardé. Mme Lebleye renifle : sincère d’ailleurs à n’en pas douter. Je me demande : « Pourquoi la douleur d’autrui, dès qu’elle est revendicative, semble-t-elle si ridicule ? » M. Lebleye continue. Il n’excuse pas Bruno, il ne veut pas l’accabler ; il n’accable que l’exemple, donné par ceux-ci ou celles-là qui, dans chaque famille…
« Il ne sert plus à rien de récriminer », dit Mme Lebleye.
M. Lebleye baisse d’un ton, réclame un mariage rapide, qui pourrait être suivi, en temps utile, d’un séjour en province où Odile accoucherait, discrètement, dans une retraite assez longue pour brouiller les dates.
« Vous avez, je crois, une petite maison près d’Ancenis ?
— Elle est même à mon fils, dis-je, pour faire valoir Bruno, propriétaire.
— Pour un tiers, oui, je sais », dit M. Lebleye.
L’envoi d’Odile à L’Émeronce me paraît superflu : on a le courage de ses actes et les précautions de ce genre ne font qu’exciter les rieurs, sans jamais troubler l’état civil dont les bulletins de naissance proclameront toute la vie que vous êtes né six mois après le mariage de vos parents. Mais nous entrons évidemment dans le vif du sujet : questions de logement, de situation, de ressources. In the end all passions turn to money.
« Ils n’ont pensé à rien, nous devons y penser pour eux, dit M. Lebleye. Je ne vous le cache pas, quarante mille francs par mois, pour un jeune ménage qui aura tout de suite un bébé, cela me paraît plus que juste. Et je ne vous le cache pas non plus, actuellement je ne saurais pas faire grand-chose.
— Ne vous inquiétez pas, je donnerai le complément, dit M. Astin.
— Quant à moi, reprit M. Lebleye, j’aurais volontiers logé le couple, si Odile n’avait deux petites sœurs et si nous n’étions assez à l’étroit. Mais peut-être Mlle Laure qui est si seule maintenant dans cette grande maison pourrait-elle donner l’étage aux enfants.
— Laure est pauvre. Elle n’a pour ainsi dire rien en dehors de sa maison. Les enfants seraient obligés de lui payer un loyer.
— C’est bien ainsi que je l’entends.
— Ici, ils n’en paieront pas. Et ils n’auront pas de meubles à acheter. »
M. Lebleye hésite, déplace son chapeau, puis se lance :
« Vous allez m’excuser, monsieur Astin, si je me montre aussi rond, aussi franc qu’en affaires. Il ne s’agit pas d’une solution provisoire, mais d’un long avenir. Si respectueux, si aimant qu’il soit, un jeune ménage a besoin d’indépendance. D’autre part, en cas d’accident, de succession, il faut tout prévoir, les enfants seraient considérés comme occupants sans titre.
— Je peux leur faire un bail. »
M. Lebleye regarde Mme Lebleye. Ai-je lâché une bêtise ? M. Lebleye, dont s’entortillent les paupières, glisse une nouvelle objection :
« Mais vos autres enfants…
— Ils sont pratiquement casés. Quant au partage futur — il faut en effet tout prévoir — eh bien, disons que cette maison sera pour Bruno, celle d’en face et L’Émeronce, pour Michel ou Louise, au choix. »
Je viens de disposer bravement du bien de Laure, compris dans le lot. M. Lebleye n’en marque aucun étonnement. Il murmure tout de même :
« Mais Mlle Laure…
— Laure et moi, vous savez !… » dit M. Astin.
M. Lebleye de nouveau regarde Mme Lebleye d’un air entendu.
« Oui, je sais, dit-il, vous vivez depuis quinze ans dans une entente étroite. »
Le mot entente a sonné curieusement.
« En somme, si j’ai bien compris, c’est vous qui passeriez en face avec Mlle Laure ? »
J’en reste cloué. Croient-ils que… Je n’y avais jamais pensé : pour beaucoup le dévouement inhumain de Laure a pu s’interpréter, trouver de sales raisons dans la tête des gens. Mais n’est-ce pas moi qui suis en train d’interpréter ? M. Lebleye veut peut-être dire que, me réservant l’étage du mair, je songe à lâcher tout à fait le pair. S’il m’en croit capable cet homme — qui, lui, ne fait aucun sacrifice, qui abuse de sa situation d’offensé — il a de l’estime pour moi. Il en a trop. J’ânonne :
« Je crains de m’être mal expliqué… »
Ma confusion m’enferre, qui peut encore donner à penser. M. Lebleye se lève :
« Je vous en prie, monsieur Astin, ceci ne nous regarde pas. Vous faites ce que vous entendez. Résumons-nous. Nous marions d’urgence ces enfants, ils s’installent ici, nous les aidons jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de se suffire. Dieu merci, s’ils ont fait une bêtise, ils ont la chance d’être nés dans deux honnêtes familles. Je le disais à ma femme, en arrivant chez vous : « Tout ça est fâcheux, bien fâcheux, mais avec « M. Astin, nous ne craignons rien, il aura vite « fait de remettre les choses en ordre. »
Il parle, il parle, il me déborde. Quand perdrai-je à la fin cet embarras de la glotte, ce goût d’être coupable et de payer mon dû à qui je ne le dois pas ? Les gémissements du père Lebleye, dont je m’amusais, n’étaient qu’une bonne préparation, destinée à me mettre mal à l’aise pour obtenir le maximum. Elle est ravie, l’agence. Lorsque « les choses » se seront tassées, notre alliance ne pourra qu’augmenter son crédit sur « la place ». Une maison pour la fille, toute meublée, avec le téléphone, deux mille mètres carrés de jardin, l’affaire est excellente. De l’œil, ce professionnel sonde les murs et les toits.
« Il faudra que nous passions à la mairie pour les bans, dit-il encore. Après-demain, trois heures, voulez-vous ? Non, c’est vrai, à trois, j’ai un client. Disons quatre. Je vous attendrai en bas, sous le drapeau, avec ma fille.
— Non, dit M. Astin, j’ai cours. »
Nous irons finalement après-demain, onze heures, si Bachelard m’y autorise. À la grille, M. Lebleye, Mme Lebleye ont, cette fois, la poignée de main nerveuse. M. Lebleye murmure :
« Je ne pense pas qu’un contrat… »
Geste évasif de ma part, auquel répond le même geste, généreusement indifférent. Nul besoin de notaire. Communauté légale. Les enfants n’ont rien et les seules espérances, fort minces, sont de mon côté.
Ils sont partis. J’arpente le vivoir. Je tente de faire le point. Plus j’y repense, plus je me sens l’oreille cuisante, moins j’arrive à croire que M. Lebleye ait pu se méprendre. C’est vous qui passeriez en face… Fortunat, mon vieux maître, appelait cela : le conditionnel de suggestion. Qu’une insinuation l’accompagne », il se peut. Mal venus, les Lebleye, dira-t-on, d’y songer ! Voire. Sur les apparences les roués sont les plus stricts et c’est encore montrer leur horreur du scandale que d’en aller gratter un autre, serait-il inventé. Cette sorte de gens n’a aucune peine à prendre l’avantage sur moi. Ils flairent immanquablement vos gênes comme vos fiertés et, se servant des unes pour exciter les autres, ils ont le génie de provoquer des réactions qu’ils se garderaient bien d’avoir eux-mêmes, mais dont ils tirent aussitôt profit. C’est vous qui passeriez en face… Tout serait si bien en ordre, les ragots étouffés, le petit ménage au large, la maison nettoyée d’un père envahissant…
Il va fort, le bonhomme, mais pour se le permettre il a bien ses raisons. On peut là-dessus lui faire confiance, il aura tout pesé, calculé. Il est, pour moi, grand temps de le faire. Résumons-nous, comme dit M. Lebleye. Nous avons à caser, harmonieusement, de telle façon que chacun puisse vivre sans gêner l’autre, sans manquer de ressources, de logement et d’amour, nous avons à caser de l’un ou de l’autre côté de la rue M. Astin, Laure et le couple. Le problème ressemble étrangement à celui du passage du pont par le loup, la chèvre et le chou. Voyons toutes les solutions.
Première solution, déjà écartée, mais à noter pour le principe : le couple va s’installer où il veut. Il n’a ni logement, ni meubles, ni ressources suffisantes. M. Astin reste chez lui, sans fils, sans ménagère. Laure reste chez elle, affamée. Tout le monde est perdant.
Deuxième solution. Le couple va s’installer au premier étage du mair. Même s’il paie un loyer, Laure n’en reste guère moins désargentée. M. Astin reste chez lui, demi-abandonné, Laure, qui pouvait honorablement élever ses neveux, ne pouvant plus — comme dans le cas précédent — servir de bonne à son beau-frère, émarger à son budget sans être soupçonnée. Pour la même raison il ne saurait s’en aller chaque jour, hôte payant, manger sa petite côtelette chez Mlle Hombourg. Il a l’air d’un égoïste qui a gardé son bien, qui a laissé sa très pauvre belle-sœur sacrifier le sien à sa place. S’il peut à la rigueur prendre pension chez son fils, on ne voit plus très bien pourquoi ce fils aurait traversé.
Troisième solution. Le couple s’installe au mair. Laure se dépouille complètement et vient s’installer chez moi. Tous commentaires inutiles.
Quatrième solution. Le couple s’installe au pair, avec moi. Nous savons bien, monsieur Astin, que cette solution-là vous allèche. Elle a un côté miraculeux : le long avenir, dont parlait le beau-père, semble, à notre profit, récupéré. Mais Laure, éliminée, n’a plus qu’à mourir d’inanition ; la jeune maîtresse de maison n’aura plus aucun besoin de ses services, si même elle n’en prend pas ombrage. D’autre part, la maison ne se divise pas : nous devrons vivre en commun. La répartition des chambres devient épineuse, puisqu’il n’y en a que trois : celle des garçons, celle de Louise, celle du père. Il faut pour coucher le couple priver quelqu’un de la sienne. Coucherons-nous les mariés dans le vivoir ? Solution peu pratique. À la rigueur, je peux me dévouer, coucher dans la chambre des garçons, que je partagerai avec Michel, lors de ses rares visites. Mais, on vient de me le dire, c’est ma présence même qui sera vite mise en cause. Les jeunes mariés — les vieux, aussi, du reste — supportent mal les témoins. Nul ne tient la chandelle dans une intimité. Dans leurs sorties, leurs menus, leurs aménagements, les invitations, leurs propos, leurs horaires, ils seront obligés de se contraindre, ou de me négliger. Dans les deux cas nous n’aurons qu’un faux paradis, en abîmant le leur.
Cinquième solution. Le couple s’installe au pair, seul. Il y a de la place. Il peut réserver leur chambre à Louise et à Michel. Moi, je vais en face, comme en a si fort envie M. Lebleye. Passons sur le sacrifice de mes habitudes, de mes souvenirs, de ma maison : il n’est pas fait, certes, mais il ne blesserait que moi. Envisageons les deux variantes : A) Laure divise et me loue l’étage. B) Nous vivons en commun. Dans le premier cas nous revenons à la solution deux, inversée, aggravée par le qu’en dira-t-on. Dans le second, c’est un vrai mariage blanc, qui sera réputé noir.
Il n’y a pas de solution.
Non, je dis bien, il n’y a pas de solution. Toutes sont boiteuses. Mais qui ricane ? C’est vous, Mamette, qui répétez : « Si vous aviez épousé Laure… » Évidemment. Un mariage blanc, célébré, reste blanc. Un vrai mariage aurait d’ailleurs les mêmes effets. Voilà donc pourquoi — je n’y avais sur l’instant pas prêté attention — on m’a dit : C’est vous qui passeriez en face avec Madame Laure. Une indication. Une femme sans ressources avec maison, un homme avec ressources sans maison : il avait tout de même vu la solution, le père Lebleye.
Riez, monsieur Astin. Pensez : « Pour une fois que le loup avait envie du chou, on lui offre la chèvre. » Riez encore. Pensez : « Épouser Laure après m’en être si longtemps défendu ! Mais quand je serai mort, au caveau descendu, entre mes deux femmes, l’une et l’autre belle-sœur de leur sœur comme de leur époux, Mamette, riant plus fort que moi, d’un cubitus pointu me donnerait des coups de coude. »
Mais Laure rentre, traînant son cabas d’où émergent des fanes de carottes. Pensez à la rigueur : « Le pélican dégorge ma provende. Tant que je serai là, pélican associé, on ne secouera pas du bec, sur un goitre trop sec. Mais ce sont les petits, les petits affamés, qui pourraient nous manquer. »
La porte tourne sur des gonds bien huilés. Laure apparaît plus mince, plus nette dans la robe qu’elle a fait teindre en noir à la mort de Mamette. Une ride bouge sur son visage lisse. Elle tend une petite enveloppe à carte de visite.
« Bruno m’a laissé ça, pour vous, ce matin. »
Dans l’enveloppe, plié en quatre, il y une sorte de billet griffonné au bic. Lisez, monsieur Astin, brûlez-vous l’œil :
Je ne suis pas très bavard, Papa, et sur la corde sensible le coup d’archet n’est pas mon fort. Je préfère t’écrire un petit mot pour te dire que, franchement, ce que nous avons fait, Odile et moi, je ne peux pas le regretter. Ne penses-tu pas comme moi ? Si je le regrettais, même pour la forme, ce serait mauvais signe.
Je voulais te dire ensuite que, si je parais moche, c’est sans le vouloir et que vraiment toi, hier soir, tu t’es montré trop chic pour qu’on puisse l’oublier.
« Il m’a laissé la même », dit Laure.
Une suffisait. Et même aucune. Nous détruirons ceci, qui ne doit pas se garder, qui pourrait nous gêner, qui nous gêne. D’un petit mot, pour d’immenses efforts, le fils nous rétribue. Nous rétribue et nous relance. Comme il est facile d’être fils, comme il est somptueusement malaisé d’être père ! Voilà une petite heure que je tourne, que je tourne, que je dispute et discute avec moi-même sur les décisions à prendre, sur une nouvelle procédure de vie. Les vraies conditions d’un bonheur ne sont jamais celles sur quoi, sottement raisonnables, nous nous appesantissons. Le vieil oracle aussi m’a laissé un message : suivez Bruno à la distance qu’il faut… Ni de trop près, ni de trop loin, ni avec moi, ni sans moi, la bonne distance est de trente mètres. Et la bonne façon est de ne pas faire tant de manières. Est-ce qu’elle pense à elle, est-ce qu’elle se préoccupe de ce qu’elle va devenir, celle-ci, qui est devant vous ? Et à qui est-ce de s’en préoccuper, sinon à vous, qui depuis bientôt quinze ans essoufflez son courage ? Elle n’a jamais rien eu. Vous qui aimez régler vos dettes, jusqu’au dernier centime, réglez celle-là ou vous êtes un salaud.
Laure retourne à la cuisine, son temple. Pour vous honorer, pensez : « Je me suis engagé à donner le pair, en somme, avec les Lebleye. » Pour vous exalter, pensez : « C’est moi qui paie », et soyez-en faraud. Pour vous ravigoter, pensez : « Le mair n’est pas si loin. Mamette voyait tout de son observatoire. »
Puis montez dans votre chambre. Regardez le portrait de votre mère, si haute dame en votre souvenir, si fortement et même abusivement protectrice de votre jeunesse, mais qui, sur la fin, sut si bien s’effacer et mourir. Pensez : « C’est à mon tour. » Et pour que ce soit mieux, pour que ce soit parfait, pour qu’au moins une seconde vous ayez eu cette illusion, pensez : « Qui parle de sacrifice ? Ceux-là qui peuvent se sacrifier, pardi, c’est qu’ils ont mis ailleurs leurs complaisances ; c’est qu’au fond du cœur ils y trouvent leur compte. »