IX

Deux heures, j’attends dans le vivoir désert, en corrigeant les dernières copies de l’année. Laure apparaît, couronnée de bigoudis de plastique. Elle demande :

« Vous avez les résultats ?

— Non, Michel n’a pas téléphoné. »

Elle disparaît. Une couronne d’or sur la tête, elle ne serait pas moins effrayée d’être la cause de mes ennuis. Il faut le reconnaître : si quelqu’un se tient bien, c’est Laure. Depuis trois mois elle s’excuserait presque d’exister, elle fuit les messes basses où se complote sa défense, elle se terre dans l’une ou l’autre cuisine. Elle exaspère Louise qui puise dans les hebdos féminins des idées définitives sur la condition de son sexe et, le soutien-gorge en avant, crie à sa tante en train d’astiquer le fourneau :

« Tu me fais mal ! Cendrillon, ça ne paie plus. »

Pense-t-elle, Laure, qu’à ma grisaille sa cendre finira un jour par convenir ? On peut très bien, par calcul, s’offrir en holocauste, quand on sait que vos protecteurs interdiront le sacrifice. Il n’empêche que, trois minutes après une réflexion de Mamette sur l’insistance des laissées pour compte (Rodolphe, tardivement, vient d’en épouser une), Laure m’a bel et bien dit, très vite, entre deux portes :

« Ne faites pas cette tête-là, Daniel. Je tiens à ce que vous sachiez que je n’approuve pas Maman. Chacun est libre de ses sentiments. »

Je suis libre, certes, et il m’arrive de penser que j’essaie un peu trop de me le prouver, que si je tiens encore c’est en partie pour cette raison. Car l’avance est nulle, les dégâts importants. Revenue trois fois, Marie s’est lassée de faire le vide ; et c’est moi qui, chaque semaine, vais désormais passer mon jeudi à Villemomble où m’attendent l’attendrissement et l’aigreur, alternés, au bord d’un lit que Marie ne me refuse pas, mais qui devient chaque jour un peu plus extraconjugal. Elle en souffre plus que moi, qui ne suis pas éloigné de trouver la résignation commode. Elle me rappelle chaque fois le délai accordé : « Six mois, Daniel, six mois. Je ne serai pas ton habitude. » Et renversant les rôles, perdant celui de la vieille et sûre confidente pour jouer les esseulées, prise de cette rage de la réhabilitation par l’anneau qui est encore plus vive chez les femmes d’un certain âge que chez les jeunes filles (après tout pourvues d’autres chances), elle y revient, elle me harcèle doucement, mais sans répit, sans habileté, sans soupçonner qu’elle m’use au lieu de me conforter. À chaud, l’eau trempe le fer ; à froid, elle le rouille. Sur nos déterminations la salive a le même effet.

À Chelles, c’est pire. Une Mamette hargneusement muette ou déchaînée dans l’allusion, lorgnant les boutons que me vaut souvent une barbe difficile pour me lancer : « Cette nouvelle éruption, ça s’apaise ? » Une Laure désarmante comme le poulet qu’on n’ose tuer. Un Michel de plus en plus juché sur l’opinion qu’il a de moi. Une Louise qui ne demande qu’à profiter de l’exemple, qui s’affiche de plus belle avec le petit Rouy et que je crois neutraliser en fermant les yeux, en réputant sa coquetterie innocente. Un Bruno consterné, dont il est déjà miraculeux qu’il ne se soit pas rejeté en arrière, mais sur qui je ne gagne rien et qui gagne sur moi, au contraire, dans la mesure même où son intérêt s’aiguise, où il surveille ce père qui s’était si fort rapproché de lui et qu’il soupçonne de s’éloigner, d’abandonner la partie dont il semble, du même coup, comprendre qu’il fut l’enjeu. Je ne dis rien des conciliabules. Je n’écoute pas aux portes, mais les portes sont minces. Le pronom détesté revient : « Il y est encore allé, hein ? » J’ai même entendu mieux, dimanche, au mair. Michel disait : « Laure devrait partir pour un mois. Il verrait alors comme c’est facile de la remplacer ! » Mamette a répondu, hésitante : « Oui, oui… Mais qui va à la chasse perd sa place. » Puis Laure s’est soutiré avec effort, comme du fond d’un puits, quelques mots qui m’ont paru de l’eau fraîche : « Non, il est libre et ce serait du chantage. » J’ai dû deviner le reste qui se perdait dans un cotonneux chuchotement : « Votre tante… trop bonne fille… Il faut en finir… »


Il faut en finir, c’est vrai. Je ne songe guère qu’à cela, cette vie n’est plus vivable. Il est quatre heures, maintenant, j’attends toujours. Ni Louise ni Michel n’ont téléphoné. Ni Louise ni Michel ne se sont précipités dans le vivoir. Ils sont pourtant arrivés : je les ai vus par la fenêtre qui entraient chez leur grand-mère. Cela doit faire partie de la conjuration : l’attention marquée à Mamette, c’est à moi qu’on la retire. Mais la grille s’ouvre. Coiffée cette fois (elle se coiffe à des heures impossibles ; elle y pense quand elle n’a plus rien d’autre à faire et c’est le plus souvent l’après-midi), Laure retraverse la rue, sans précipitation. Le gravier ne crisse pas sous ses pantoufles, la porte ne grince pas sous sa main.

« Michel, mention bien, dit-elle. Voulez-vous venir ? »

Économie de l’information. Traduisez : Louise a échoué, et Mme Hombourg convoque M. Astin, pour ne pas l’en féliciter. Remorqué par Laure, j’ai à peine traversé le jardin que les éclats de voix jaillissent de la fenêtre-observatoire, ricochent dans tout le quartier.

« Ce n’est vraiment pas la peine d’avoir un père professeur ! crie Mamette — qui m’a tant reproché de l’être. Si on s’était sérieusement occupé d’elle, Louise les aurait, les cinq points qui lui manquent. Mais dans cette maison, la fille, le père, ça sort, ça file, c’est à qui courra le plus loin… »

Le ton baisse tout de même quand j’arrive.

« Beau résultat ! grogne Mme Hombourg. S’il n’y avait pas Michel… »

Long hommage du regard à la mention bien. Michel renifle cet encens, à quoi je n’ajouterai qu’un petit grain :

« Oh ! Michel, j’étais tranquille. »

Cela suffit. Il m’agace, Michel, à la droite de Madame sa grand-mère : on dirait qu’il assure mon intérim. Louise, à trois pas, se mordille un ongle. Elle arbore une petite robe qui la rend femme comme jamais, qui fait de ses dix-sept ans une telle réussite que, de toute évidence, elle se fiche éperdument de son petit échec, étranger à l’avenir qu’elle pressent et où elle fera métier d’être fille. Mamette y va d’une semonce, Mamette brasse une petite salade : à chacun selon ses mérites, c’est bien fait, les jeunes filles d’aujourd’hui, n’est-ce pas, leur fichu cinéma et leurs pantalons, voyons, sans compter ces godelureaux sur les talons, on fume, on braille, on n’en fiche pas une ramée et je ne dis rien de ces parents qui ne disent rien. Mais c’est comme ça, mon cher, que votre fille est recalée.

Louise écoute, l’ironie à fleur de lèvre. Mais elle commence à en avoir assez, son cou vire, elle cherche du coin de l’œil un allié, un libérateur. Imprudence de l’ennemi, superbe occasion : profitons-en. Tandis que Mamette renverse la vapeur et entonne le los de Michel, j’effleure le coude de Louise, je murmure :

« Va, mon petit. »

Et nous dérivons, complices, père et fille comme jadis. Nous nous retrouvons dans le vestibule.

« Tu m’en veux ? dit Louise, faisant la sucrée. Vois-tu, c’est l’anglais qui m’a fichue dedans.

— Anglais ? Tu dois te tromper. Il est bien français. »

Louise rougit, autant que moi. Ce n’est pas joli, joli. Une fois déjà je m’y suis refusé, mais tant pis, je n’ai pas le choix : nous échangerons de l’indulgence. Louise en a grand besoin.

« Je ne t’en veux pas, ma chérie… »

Sourire, soupir, contrition conquérante : on relève une tête basse, dont le regard est vif comme une ablette et se fraie un passage dans un ruisseau de cheveux. Je peux ferrer :

« C’est plutôt toi qui sembles m’en vouloir, ces temps-ci. Pourtant il s’agit de choses autrement sérieuses… »

L’ironie reparaît sur les lèvres de Louise. C’est son premier réflexe dès qu’il est question d’affaires de cœur entre personnes de plus de vingt-cinq ans, ces vétustes, dont les affreux mamours déshonorent la carte du tendre, réservée aux explorateurs de sa génération. Puis l’ironie s’efface, fait place à la contrariété qui rapproche deux sourcils épilés. Avec une désinvolture, une inconscience toute féminine, elle rétorque :

« Justement, Papa, c’est sérieux ! »

Elle se reprend d’ailleurs aussitôt :

« Je veux dire : c’est grave, ça bouscule tout, pour nous tous. »

Il n’est plus question de Louise, qui s’est très bien rendue compte du raccrochage et se rembrunit de plus en plus. J’aurai du mal à la relancer :

« Mais enfin qu’avez-vous tous contre Marie ? Que lui reprochez-vous ?

— Rien, bougonne Louise. Tu comprends bien. Nous avons Laure, nous n’avons pas envie d’une belle-mère. »

Et soudain, plus bas, plus vite, d’un air excédé :

« Que tu la voies, je ne dis pas, c’est normal après tout, tu es seul. Mais pourquoi l’épouser ? »

Dois-je en croire mes oreilles ? Ma fille, ma petite fille, qui respire frais dans un chemisier blanc, me laisse entendre que j’ai une maîtresse, qu’elle n’en est point choquée, mais qu’elle le serait fort si je n’étais pas assez raisonnable pour m’en tenir là. Monsieur Astin, vous n’avez pas une fille sur mesures, mais telle que les taille en série sa génération. « Impure, non ! disait le proviseur, qui aime conférencer. Logique. Notre morale de concurrence lui semble une autre hypocrisie. Le mal, pour elle, c’est le nuisible. » De mon indulgence, Louise n’a pas gros besoin et, surtout, elle n’en fera pas troc. L’indulgence, aussi, comme l’amour, doit lui sembler un apanage de la jeunesse, à qui nous rabâchons au nom de l’inexcusable nôtre qu’elle n’a pas d’expérience.

« Ne t’inquiète pas. Je t’aime bien quand même… »

Louise m’a vivement picoré la tempe et la voilà qui s’envole, qui se défile. Elle est déjà chez Mamette qui saura la récupérer.


Il faut pourtant en finir, la phrase me lancine. Un pas en arrière, trois pas en avant : non, laissons Michel. Comme j’ai essayé de profiter de l’échec de Louise, je pourrais utiliser le succès de son jumeau qui doit être, aujourd’hui, plus accessible. Mais on ne le prend jamais sans vert, il est diablement difficile à émouvoir et la seule fois où j’ai réussi à l’amorcer, il s’est montré catégorique :

« Moi, Papa, je te le dis franchement, je suis contre. Un remariage, dans ton cas, c’est d’abord un arrangement et celui-ci n’arrange personne, sauf toi. »

Il a même ajouté :

« Et encore je crois que tu le regretterais. »

Le pire, c’est qu’il a raison. Marie elle-même n’a-t-elle pas dit l’autre jour : « On ne peut pas épargner tout le monde » ? Elle aussi a raison : c’est le plus sûr moyen de n’épargner personne.

Je suis sorti, je marche droit devant moi, terriblement seul. Résumons-nous. Je suis le chef de famille, je pourrais m’imposer, je pourrais épouser discrètement Marie, mettre les enfants devant le fait accompli. Je pourrais au besoin aller habiter Villemomble, laisser Laure à Chelles, comme si je divorçais d’elle. Mais pourquoi m’exciter, avec tous ces conditionnels ? Je pourrais… je ne peux pas. La rue s’allonge, puis le quai, que j’enfile machinalement, à petits pas rêveurs, jusqu’au pont de Gournay, jusqu’à l’arrêt de l’autobus, où je parviens juste au moment où stoppe le 213.

« Papa ! » lance une voix rugueuse.

Bruno, qui rentre de Charlemagne avec deux heures d’avance, saute du marchepied.

« Pas d’étude surveillée, ce soir, explique-t-il. J’ai vu la liste, elle était affichée sous le préau. Alors, Louise est dans les choux ?

— Si on peut dire… Elle serait plutôt restée dans le muguet. »

Bruno éclate d’un petit rire gêné, qu’il coupe net sur une rangée de dents pures, aiguës, presque transparentes.

« C’est de son âge », dit-il.

Il y a tout dans l’intonation, légèrement glissante : dédaigneuse absolution, complicité fraternelle, sérénité. Mais Bruno pourrait bien aussi avoir hérité de sa grand-mère un don pour les phrases à double sens. Muguet pour Louise, c’est de son âge ; ce n’est plus du mien, qui donne dans l’œillet fané. Bruno est peut-être à cent lieues d’y penser, mais quand un souci vous tarabuste, on croit voir partout fleurir les allusions. Mon fils ouvre de nouveau la bouche et je vais y voir une liaison :

« Tu nous abandonnais encore ? »

Non, je marchais, sans but précis en réfléchissant. Mais cet encore m’est doux. Je mets la main sur l’épaule de Bruno, là où l’on sent bouger l’articulation. N’est-ce point dans ces parages que, voici des années, j’ai mis la même main sur la même épaule, bien plus basse alors et dépourvue de ce vivant paquet de muscles. Mentons :

« Oui, j’allais à Villemomble… »

L’épaule de Bruno s’efface un peu.

« Mais puisque je te tiens, nous allons parler de Marie, une bonne fois. »

Nous allons, parallèles, nous obliquons vers le pont de Gournay, sans autre motif que l’espoir de n’y rencontrer personne. Je n’arrête pas de regarder un canot de caoutchouc qui fait le toton dans un remous au milieu de la Marne ; et je parle comme un pagayeur pagaie :

« Il n’est pas d’usage qu’un père, avant de se remarier, demande à son fils son consentement. Moi, je te le demande. »

Bruno s’arrête à la hauteur de la troisième pile, se penche sur le parapet et lance un bref coup de sifflet, à l’américaine, en pointant le doigt vers une forme noire et lentement mouvante qui glisse entre deux eaux.

« Tu as vu ? dit-il. C’est un morceau. »

Et sans transition :

« Je ne peux pas t’empêcher. Et c’est dommage… »

Le poisson pique, la barque est comme aspirée sous l’arche.

« C’est dommage, répète Bruno. On était bien. »

Le mot-pavé, décidément, devient sa spécialité. Adverbe pour adverbe, me voici remboursé. Tu m’aimes moins… Celui-là qui s’était plaint de vous, celui-là dit qu’il était bien, M. Astin, vous aviez réussi. Vous aviez… Mais tout est remis en question.

« Si c’était Laure, au moins », reprend Bruno.

Nouvelle phrase courte, incomplète et pourtant lourde de sens : Bruno aime sa tante, il l’aime même assez pour me permettre, si au moins c’était elle, de l’épouser. Laure n’est pas son seul argument, comme chez Michel, chez Louise. Il réserverait volontiers son père à la paternité. Mais la manie du commentaire intérieur qui doit me rendre pénible et lent, dès que je discute de choses sérieuses, m’a mis en retard d’une réplique ; je la lâche, en haussant les épaules :

« On ne commande pas ses sentiments.

— Moi non plus, figure-toi, Papa », répond Bruno avec vivacité.

Il a relevé la tête, il cherche mon regard, noyé dans la Marne. En vérité, ce n’est plus Bruno qui est entrepris, c’est lui qui m’entreprend, dans sa langue drue, brève, aux tournures de potache :

« Je voudrais te faire plaisir, tu sais, mais là, vraiment, je suis en bois. Mlle Germin, comment te dire ? Elle nous enlèverait de la place et puis Maman est morte, on t’a toujours eu tout seul, ça t’en rognerait aussi. »

Il plaide, le petit bougre, quand je devrais le faire ; il plaide, il se démure, il bouge, pour la première fois de sa vie. Un jeune homme devant moi sort de l’enfant, tout armé. Enfin les choses sont claires, le débat circonscrit. Marie parlait d’atouts égaux, de partie nulle. Erreur : elle n’a pas l’as. Je surmonterais peut-être, à contrecœur, l’opposition de toute la famille ; celle de Bruno, je ne le crois pas. Il n’est pas l’arbitre de la situation, de toute façon intenable et proche du dénouement ; mais il sera le seul à considérer ce dénouement comme un test :

« Si tu pouvais, Papa…

— Si je pouvais quoi, Bruno ? »

Il hésite, il a honte, il souffle :

« Si tu pouvais laisser tomber… »

Et plein de réserve, sans me sauter au cou, il tire d’un fond de gorge cinq mots définitifs :

« Tu ne le regretterais pas. »

Voilà ce qu’il fallait me dire. C’était à la portée de chacun, mais c’est Bruno qui l’aura dit. Tu le regretterais, la menace chez Michel. Tu ne le regretterais pas, la promesse chez Bruno. La négation fait toute la différence entre le style de tête et le style de cœur. Pas de tremolos, s. v. p., soyons à la hauteur de cet enfant. Ma main se crispe un peu sur son épaule.

« Bien, Bruno. »

Il faut le répéter, d’un ton moins résigné :

« Bien. »

Il faut, avec pudeur, sous-entendre mon choix :

« Rentrons, veux-tu ? »

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