Dimanche. Pour une fois, tout le monde est là. Large de front, d’épaules et assis en équerre, Michel a l’air en visite chez des gens de plus modeste condition. Avec une moue, qu’il oppose à tout ce qu’il estime peu sérieux — et pour lui toute littérature est futile —, il feuillette L’Étranger, oublié sur la table par Laure qui lit peu, faute de temps, mais n’a point, comme on pourrait le croire, des lectures de ménagère. Il a dit, en arrivant :
« Le Buffle ne voulait pas que je me présente dès la première année. Finalement il en a convenu, je peux tenter ma chance. Un an de gagné, tu penses ! »
Je savais. « Le Buffle » faisait ses sciences quand je faisais mes lettres ; il daigne s’en souvenir parfois et me téléphoner. Il meuglait hier dans l’appareil : « J’aurais préféré que ton fils attende. En deuxième année, il était fichu de faire un major. » Michel a ajouté :
« Rien de spécial. Vous m’avez, pour la journée. »
Résigné à sa résignation, incapable d’être pour lui autre chose que le père à pension, à signatures, à satisfecit, j’ai murmuré, comme il convenait :
« Parfait. »
Louise au moins se donne quelque peine. La gentillesse est dans sa nature, elle nous la prodigue comme à d’autres, mais, quand elle est là, l’illusion est complète. Elle a déjà trop de métier, trop de port ; elle a ce visage trop lisse, où les sourires sont atténués par la crainte d’y amorcer une ride, où les yeux sont sertis comme des chatons de bague. Mais quand elle passe, occupée à penser ses précieux mouvements, à régler ce vol pur que font autour d’elle les oiseaux de ses gestes, je ne m’en veux pas d’être son père.
Bruno admire, plus simplement : l’un et l’autre.
« Tu passes, c’est couru », dit-il à son frère.
Il se retourne vers sa sœur, il palpe, il jubile :
« Mince de robe ! »
Puis, jouant son rôle de factotum, il annonce :
« Pas de déjeuner chez Mamette, aujourd’hui. Elle a 24 de tension. Laure l’a purgée ; elle est de consigne près du seau…
— Je t’en prie, coupe Michel.
— Pauvre Laure ! » murmure Louise qui en plisse le nez, au mépris de ses propres consignes, mais ne songerait pas un instant à proposer son aide pour une tâche aussi peu ragoûtante, qui oblige Laure à soulever seule une lourde vieille femme à demi paralysée.
« Elle nous a laissé un déjeuner froid, reprend Bruno, qui a le coq-à-l’âne héroïque. Où le bouffe-t-on ? Papa propose un pique-nique à la mer de sable d’Ermenonville.
— La mer de sable, ces dunes avec des rochers dessus où on a tourné des extérieurs de Sahara ? Alors, non, j’ai vu le film », dit Louise, dont l’érudition cinématographique, seule, est solide.
Suit une discussion confuse. Bruno irait bien à Orly. « Voir les gros-gros z’avions », raille Michel. Bruno se posterait volontiers sur le passage de Bordeaux-Paris. « Vas-y Bobet ! » lance Michel, tandis que Louise, très peu fervente du saucissonnage, intervient : on pourrait garder le repas pour ce soir et déjeuner tout bêtement au Poisson-Volant, de l’autre côté des Îles. Après quoi danserait qui veut, tandis qu’aux pieds plats resterait toujours la ressource du pédalo ou du canot de louage. « Faisable », estime Michel. Mine de Bruno, qui prévoit l’abandon. Mine de M. Astin, qui ne croit pas que l’abandon en compagnie de Papa soit une catastrophe, mais fait des comptes. Sa fin de mois est ardue. Il n’en parle jamais, mais il fait des prodiges pour soutenir le train, payer les études de Michel, les robes de Louise ; il a depuis longtemps exterminé à cet effet un dernier lot de ces valeurs, dites de père de famille, qui se sont encore mieux dévaluées que leur autorité. Il est sans le sou jusqu’au chèque du 30. Avec une éloquence muette, il se frotte le pouce contre l’index, en murmurant, bon prof, pour décorer sa honte :
« Non licet omnibus adire Corinthum.
— Ne t’en fais pas, dit Louise.
— Dans ce cas, évidemment ! » dit Michel.
Un silence me juge : pauvre papa qui fait ce qu’il peut, qui peut peu. Chut, il ne faut pas lui faire de peine. Mais, moi, Michel, de la race des forts, moi, Louise, de la race des belles, nous aurons plus de classe. Le fort se redresse ; la belle pivote sur ses talons. Ils se rejoignent dans le vestibule, se concertent, décrochent le téléphone. Je l’ai déjà remarqué, bien qu’ils n’aient pas grand-chose en commun, sauf cette espèce de foi ou de force qu’ils ont l’un dans le front comme un bœuf, l’autre dans les jambes comme une gazelle, ces deux-Ià s’entendent à merveille. Quand Michel appelle sa sœur : « Hé ! jumelle », avec l’accent qu’il lui réserve, il est agréable de se dire qu’il a sa dilection, qu’il n’est pas tout à fait sec. Il l’est moins de faire les frais de leur complicité. Ils ont composé un numéro, ils s’esclaffent, se repassent l’appareil, mêlent leurs voix, grave et pointue :
« Marie ?… Les Jumeaux… Les jumeaux Astin, quoi, tu en connais d’autres dans le coin ?… Juste, on ne savait que faire, on se demandait si… Alors, ça va, ça tombe à pic, on en est… Des rondelles ? On a une petite salade, Bechet, Barclay, Lafitte, Osterwald, Gillespie, Doggett, Holiday, une trentaine en tout et bien dix, je te préviens, qui rabotent… On va voir pour le frichti… Soyez chouettes, venez nous ratisser. »
Et nos jumeaux réapparaissent, un peu gênés.
« Les Lebleye viennent nous chercher, dit Louise. Ils ont toute une bande chez eux. Tu nous donnes la moitié du poulet ?
— J’emporte les disques de jazz », dit Michel.
Nouvelle mine de Bruno, qui n’est plus du tout dans la course. Mine, énormément désabusée, de M. Astin qui se fait une raison et murmure :
« Allez, allez ! »
On l’embrasse. On fonce sur le frigo, sur la discothèque. Bruno me reste, soyons serein. Réflexion faite, dans la mer de sable, j’aurais fait figure de chameau. L’impossibilité pour deux générations et même pour deux demi-générations de se distraire ensemble ne se déplore pas ; elle se constate. Faute de se distraire, au sein des bonnes familles, on s’ennuie courageusement ensemble et pour effacer le coup on appelle ça dimanche. Mieux vaut encore, à leur gré, laisser s’égailler vos oiseaux. Les jumeaux, qui ont torturé le poulet, reviennent avec un paquet graisseux. Je crois qu’on m’a aussi emprunté une bouteille. Enfin, on sonne.
« Déjà ! » fait Bruno lugubre.
Deux, trois, quatre, six têtes oscillent derrière les barreaux de la grille (je pense, moins serein que je ne le prétends : les barreaux de la cage).
« Qui c’est, la petite en bleu ? demande Bruno, dont l’envie de s’accrocher est évidente et qui croit prouver son adolescence en faisant le coquelet (de près les filles le rendent aphone).
— Odile, la cousine de Marie, elle a seize ans, elle habite le vieux Chelles, répond Louise, rapidement.
— Opso ! »
Opso, c’est-à-dire : on pourrait s’occuper, sigle local de la division des grands, pour exprimer leur sifflante admiration. Même remarque : qui le prononce ne veut plus être classé parmi les enfants de chœur. Mais Louise n’a même pas entendu, elle ouvre la porte, agite les bras. Michel s’avance, plus digne. Bruno me regarde d’un air désespéré. Il a seize ans, comme Odile. Je pourrais dire : « Vous n’emmenez pas Bruno ? » Mais je ne dis rien. On n’emmènera pas Bruno. Les jumeaux ont rejoint la bande, d’où fusent les acclamations-exclamations. Louise serre la main de Rouy, son novio du bord de Marne avec une négligence amicale qui me rassure. Elle a vieilli plus vite, elle sait son prix. Michel, très entouré, s’en va, dépassant d’une tête un banc de cheveux de filles, comme un nageur parmi les algues. Lui sait son heure. Les pas, les jacassements s’éloignent, sur la droite. Nous voilà seuls. Bruno qui n’imagine pas que j’aie pu pécher par omission, qui pense, le bon agneau, que j’ai péché par incompréhension, bêle tristement :
« Ce qu’on fait, nous ? »
Ce qu’il voudra. Je suis plein de remords. Mais quoi, on re-sonne : quel est ce gnome bouffi qui pointe son nez rond ?
« Monsieur Astin ! »
C’est à moi qu’on en veut. Je reconnais Xavier, du 65.
« Monsieur Astin, Papa demande si vous voulez nous donner Bruno. Nous avons une place de trop pour le circuit des Jeunes du département, mon frère est en colle. »
Que dire, que faire, sinon me retourner, murmurer d’un air dubitatif :
« Ça te chante ?
— Tu parles ! »
Nulle hésitation. Pas de fausse honte. Ça lui chante, de do à si, sur toute la gamme. Les yeux brillants entre les cils qui tremblent, il supplie :
« Écoute, Papa, je suis toujours avec toi, je ne sors jamais… »
Le tentateur nous presse. Il crie :
« Décide-toi. On part dans un quart d’heure. Tu prends un casse-croûte et tu te trottes.
— Ça m’ennuie un peu de te laisser tout seul », souffle Bruno.
Ça l’ennuie un peu, entendez-vous. Rien qu’un peu, le gentillet ! Puisqu’il en a envie, qu’il se trotte, comme dit le gnome, sans avoir eu le temps de s’apercevoir que j’ai les oreilles rouges. Jetons-lui, comme aux autres, sèchement :
« Va, va… »
Bruno m’embrasse, aussi comme les autres — avec fougue, il est vrai. Il fonce aussi vers le frigo. Il revient aussi avec un paquet graisseux. Il détale sur le sablon de la cour, claque le portillon, vire à gauche et disparaît. Et merde, éclatons, jurons, nom de Dieu de merde, ore non rotundo, insultons les murs et le Seigneur qui ne m’a pas fait puissant, mais qui me veut néanmoins solitaire. Et merde, j’en sais un qui n’est ni de la race des forts, ni de la race des beaux, mais de celle des imbéciles. La bonté paie sur la terre. Dans ta mansuétude qu’attends-tu, crétin, pour traverser la rue et t’en aller pieusement décrotter Madame ta belle-mère ? Mais prends des forces pour cette auguste tâche, va ronger ce qui te fut laissé : un pilon de poulet, englué d’une gélatine qui, seule, tremblera de ta colère.