XXVI

Je serai toujours un jobard. Je voyais bien que ça n’allait pas, que Bruno tournait autour de moi, cherchant l’occasion de me dire quelque chose et y renonçant à la dernière minute, selon la méthode : Remets-à-demain-ce-qui-demain-sera-plus-facile. J’avais même cru deviner chez Odile, je ne dis pas une emprise, car elle devenait évidente, mais bien une pression, tout au moins une attente énervée. Il va de soi que, ne sachant aborder personne et détestant en moi cette faiblesse, je la déteste encore plus quand je me sens le bourreau, quand je deviens à mon tour le bonhomme inabordable autour de qui l’on tergiverse et murmure.

Je me disais : « Quoi, les Lebleye feraient-ils machine arrière ? À cause de la situation ? Mais ils l’ont pratiquement acceptée. Songeraient-ils à un autre parti, plus brillant ? Alors ça, mes enfants, vous me la baillez belle, tout Chelles sait que l’agence Lebleye marche mal, qu’elle est âprement concurrencée par au moins cinq autres cabinets. D’ailleurs nous tenons la fille, nous la tenons bien, nous ne lâchons pas ; je n’ai pas du tout envie de voir s’effondrer Bruno, j’ai eu assez de mal à m’efforcer, je ne me vois pas du tout m’efforcer encore pour une autre, plus dangereuse et voleuse d’enfant que cette petite, après tout convenable, mesurée, capable de faire l’affaire, de ne pas mettre en morceaux la famille. »

Une inquiétude m’avait encore traversé : « Aurait-on eu vent, par hasard, de l’origine un peu particulière de Bruno ? D’abord, on ne peut pas le lui reprocher. Si quelqu’un a le droit d’avoir la salive amère à ce sujet, c’est moi et moi seul, qui depuis longtemps ne l’ai plus. Ensuite, je ne vois pas comment on saurait ; il n’y a que trois témoins, dont un vient de mourir et je réponds des deux autres, murés depuis quinze ans dans leur précieux silence. Du bon, du très bon acte de naissance que nous possédons, nul ne nous ferait démordre. » Je ne voyais pas, je ne vois jamais. J’étais prêt, en tout cas, à défendre mon fils…

Et voilà que, légèrement en retard et se brûlant pour avaler son petit déjeuner, Bruno laisse tomber son bol qui par miracle ne se casse pas, ne lui répand même pas son chocolat sur les pieds. Pourtant il jure, se baisse, ramasse le bol et d’un geste excédé le renvoie s’écraser sur le carreau. Laure, qui repassait le linge de Louise — car Louise lui envoie son linge ! — se baisse à son tour, ramasse les morceaux devant son neveu et dit, avec un calme plus vexant que tout reproche :

« Il y a quelque chose qui ne va pas, mon petit. »

J’enchaîne :

« S’il y a quelque chose qui ne va pas, tu pourrais peut-être le dire, Bruno. »

Retraite arabe. À la porte, Bruno se retourne :

« Excuse-moi, dit-il, je craignais que ça te hérisse. Nous en parlerons à midi. »

Laure attend que le bruit de ses pas décroisse, reprend son fer et l’enfonce dans une manche de chemisier, qui se met à fumer.

« Sortir tous les jours ou presque avec une jeune fille, dit-elle, et savoir qu’on l’attendra trois ans, il y a de quoi travailler un garçon.

— Et vous croyez… ?

— … qu’il va vous demander de hâter ce mariage, oui, j’en mettrais ma main au feu.

— Avant même d’avoir fait son service ! Qu’il n’y compte pas », grogne M. Astin.


Entracte. Je passerai mon humeur sur mes cancres. Bruno qui de Neuilly-Plaisance n’a pas trois kilomètres à faire et revient déjeuner avec sa tante, a oublié que d’ordinaire je ne rentre pas avant le soir. Mais je rentrerai tout exprès. Bruno attaque déjà l’escalope.

« Alors ? dit le père.

— Écoute, Papa, laisse-moi finir », dit le fils, la bouche pleine.

Quatre coups de fourchette, Bruno s’essuie les lèvres, boit, se ressuie, c’est un garçon bien élevé.

« Écoute, Papa… »

Je ne fais que cela, de l’écouter ; Laure aussi, qui mâche presque sans remuer le menton. Enfin la bonde saute et fuse une petite homélie, qu’on a dû préparer, entre deux mandats-cartes.

« Écoute, Papa, voilà, je suis nommé maintenant, je gagne ma vie. Bien sûr, ce n’est pas le Pérou, et il n’y a pas de quoi me vanter, mais dans quelques années, si j’ai pu continuer mon droit, si je réussis l’École Sup, je passerai dans les cadres… »

Préambule. Rien à faire avec le sujet : nous savons tout cela. On insiste pourtant tandis que je chipote dans le ravier. On me fait briller les titres qui flamboient au-dessus du peuple des blouses grises, dans la poussière des bacs à paquets, des casiers perforés, des petits sacs à sous-caisse : contrôleur, inspecteur, rédacteur, receveur et, pourquoi pas, puisqu’il y en a, directeur. Mais Bruno est modeste et, dans cette modestie, pratique :

« De toute façon, si je bute, dès que je serai commis principal, je demanderai une petite recette. Avec les remises, ça devient intéressant…

— Bref… ? dit papa.

— Bref, répète Bruno sans ironie, puisque je suis dans la filière, je ne vois pas pourquoi nous attendrions, Odile et moi. »

Laure ne bouge ni ne cille. Pas plus que moi. Bruno se fait tentateur :

« Que je me marie ou non, ça ne change rien. Nous pourrions loger ici, avec toi. Odile travaillerait…

— Et vous laisseriez le ménage à votre tante ? demande soudain M. Astin, pointu.

— Mon Dieu, dit Laure, s’il n’y avait que ça !

— Et vous parasiteriez la famille, reprend M. Astin, sévère, vous la parasiteriez gaiement, comme le fait normalement un enfant, mais comme il n’est pas d’usage que le fasse un homme, quand, prenant femme, il prend ses responsabilités ? Là-dessus encore, passons, je ne suis pas chien. Mais tu crois qu’avec tes moyens, une fois marié, tu ferais ton droit, ton École Sup, ou quoi que ce soit ? J’en ai connu des pressés, fous de petites bien sages, qui les ont épousées trop vite, en se jurant de continuer leurs études, avec plus de cœur que jamais, n’est-ce pas, et qui se sont enlisés dans leur lit, puis dans le boulot, la bricole, les fins de mois, les mille emmerdements du quotidien. Sans compter les braillements ! Les petits ménages, qui veulent hâter leurs grandes amours, ils les hâtent si bien, en effet, qu’ils se retrouvent très vite sur un tas de couches sales. »

Bruno — cet enfant ! — rougit. Il a tout de suite perdu pied, il articule faiblement :

« Papa…

— Non, Bruno, je t’ai déjà laissé brûler les étapes. Je ne peux pas t’aider moi-même à t’enfoncer. As-tu seulement réfléchi à ce que deviendrait Odile quand on t’enverra en Algérie défendre durant deux ans les pétroles de la patrie, en laissant ta femme, si ça se trouve, avec un gosse sur les bras ? »

Nouvelle retraite. Bruno abandonne son dessert, intact, jette sa serviette et se dirige, comme ce matin, vers la porte. Parvenu là, il rassemble son courage :

« Excuse-moi, Papa, dit-il très vite, mais le gosse, justement, il est fait. »

Et moins courageusement il se sauve vers la 4 CV, laissant encore une fois sa tante ramasser les éclats.


Il n’y en aura pas. Mais de l’abattement, de la confusion, chez moi, chez la tante, qui dévide avec application la peau d’une pomme, en une seule pelure, il y en a.

« Nous ne méritions pas ça », murmure Laure, se plaignant pour la première fois.

Elle a de la chance d’avoir des mains qui ne peuvent rester tranquilles et l’empêchent d’avoir l’air anéantie.

« Bruno ! Je n’arrive pas à y croire. Mais comment a-t-il fait ? reprend Laure, stupide.

— Comme tout le monde », s’écrie M. Astin, qui voudrait du silence.

À son glorieux destin un beau chaînon s’ajoute. Le doux, le cher petit, le tendre comme on n’en fait plus, voilà qu’il continue de bâtard en bâtard l’abonnement familial. Aveuglement des pères, que vous êtes précieux pour réputer candide votre postérité ! Je le vois encore sur la murette, avec la fille Lebleye, je le vois la frôlant seulement de la tempe, si correct, qu’il pensait Papa, si anachroniquement correct qu’il n’avait peut-être pas, son Bruno, esquissé le moindre touchi-toucha. Eh bien non, ce n’était pas ce que vous croyiez : l’horreur du gnan-gnan, le souci de ne pas se noyer dans le sirop. On était tout bêtement saturés, on s’offrait le luxe d’être calmes. À quoi bon regoûter les prémices, quand on s’est octroyé tout le lot !

« Mangez, Daniel, dit Laure. Ne vous mettez pas en retard. Nous aviserons ce soir. »

Je mange. La fin des radis, qui sont creux. Du bœuf, je crois. Non, du veau. Une poire, tout épluchée, épépinée, coupée en quatre, moelleuse et qui n’a goût de rien. Au moral, Bruno me ressemblait, croyais-je. Énorme différence, pourtant : où j’ai trop attendu, il n’attend pas assez ; où je n’aurais pas commencé, il en a déjà fini ; où j’ai trop de patience pour mon mal, il a l’impatience du sien. Car le voilà bien avancé, le pauvre petit ! Coincé. Fait comme un rat. Obligé de hâtivement réparer. Il le fera, il le fait d’enthousiasme. Aujourd’hui. On a beau dire, réparer, réparer, le verbe le dit bien qu’il y a eu de la casse, qu’il faudra faire sa vie avec de l’occasion, y penser, surveiller secrètement la fêlure qu’on a faite soi-même, bien sûr, mais dans une pâte qu’on soupçonnera fragile, capable de fendre ailleurs. Je date ? Eh bien, tant pis, je date. Maman disait : « Ne s’aide pas qui cède. »

Elle le disait pour moi, qui ai beaucoup cédé. Comme d’habitude l’imprécation me va mal. Quand une fille cède à un garçon, du reste, le garçon cède tout autant à la fille et, en elle, ne se respecte pas. On pourrait dire : il se trompe. Et même : il la trompe, avec son propre corps. Comme j’ai trompé Marie, avec elle-même.

Non, ne soyons pas trop dur et juge avant d’être jugé. Que celui qui n’a jamais péché, lui jette la première pierre, est-il dans Marc, qui ajoute, l’Écriture ayant parfois de l’humour : Et ils s’en allèrent tous en commençant par les plus vieux. J’exagère. Il n’est pas vrai qu’Odile égale Gisèle, comme je feins de le redouter. Au moins n’est-elle pas adultère. Et quelle part à l’amour, et quelle part à ces sens que nous refusons à nos filles pour les accorder à nos fils ? Il n’y a point ici la traîtrise des femmes s’autorisant des leurs pour doubler les époux. Il y a même fort loin des faiblesses de Louise, sauvant les apparences, à ce franc abandon qui ne s’en soucie pas. Il y a la bêtise ; et la malpropreté humaine des tendresses, dont le sexe est l’appât d’une infirme nature. Il y a la douce reddition du drap, du drapeau blanc : à relaver toujours.

« Deux heures moins vingt. Votre cours ! » dit Laure, inquiète.

L’homme au bas de soie, l’ex-évêque, dans son échelle de références avait tort : c’est une faute, bien sûr, mais ce n’est pas un crime.


Second entracte. Dès six heures je serai de retour, attendant Bruno pour sept et demie. Mais à huit, il ne sera pas là. À neuf, non plus. À dix, Laure sort et ressort, pour inspecter le fond de la rue, couloir de silence sous deux voûtes tremblantes d’ampoules et d’étoiles. Enfin, le téléphone sonne. C’est Louise.

« Bruno est chez moi, dit-elle, avec Odile. Figure-toi qu’ils n’osent pas rentrer. Évidemment, c’est malin ! Un berceau comme corbeille, elle s’amusera très vite. Odile. »

Commentaire de moralité :

« Ils ne pouvaient pas faire attention, non ? » Saint Malthus me pardonne ! Je ne trouve pas la circonstance aggravante, si le résultat l’est. Coupons court :

« Dis-leur de s’amener, au trot. Je ne dévore personne. »

Ils n’arriveront qu’à onze heures, moins penauds que je l’eusse été en telle circonstance, mais avançant tout de même à la file indienne, Odile derrière Bruno, obligé cette fois d’être brave et dont le dos sert de bouclier.

« Ne compliquez pas votre cas en faisant les serins, dit Laure, prenant la petite par la main. Vous, Odile, asseyez-vous. »

Elle pense à tout. Cependant qu’on assoit la gravide, dont je comprends mieux pourquoi se développait l’appétissante poitrine mode, je cherche une ouverture et je crois la trouver :

« J’avoue, Odile, que j’avais confiance en vous.

— Ne l’accuse pas, dit Bruno. J’ai eu assez de mal. »

L’aveu fait sursauter Odile elle-même.

« Tu ne vas pas me dire que tu l’as fait exprès ? dit Laure.

— Si ! » dit Bruno, carré.

Il se reprend :

« Enfin, pas le gosse.

— Tu me déçois, dit M. Astin. À toi aussi je faisais confiance.

— Oui, dit Bruno, mais tu n’étais pas chaud. Et puis, Odile, je peux bien le dire maintenant devant elle, ne paraissait pas décidée. J’ai saisi une occasion, un soir que…

— On ne te demande pas de détails », dit Laure.

Et, lentement, tournée vers Odile :

« Vous n’étiez pas décidée et vous lui avez donné une occasion ?

— Il n’avait pas compris », dit Odile.

Et plus bas, avec un accent, qui soudain la transforme :

« Il ne sait rien dire, il a peur de tout le monde, il ne croit jamais à ses chances. Au moins cette preuve-là… »

Un ange passe qui a la plume chaude, s’il ne l’a pas très blanche. Laure s’absorbe puis sort d’un calcul mental qui lui faisait remuer les lèvres :

« Si je comprends bien, ça date des vacances, vous êtes déjà enceinte de trois mois. »

M. Astin, que l’humeur regagne, a d’autres préoccupations. Quand elle l’est de son plaisir, fille avertie en vaut deux.

« Et depuis, dit-il, vous avez continué ?

— Puisque c’est ma femme », dit Bruno, tranquille.

Nous ne parlons pas la même langue. Ils n’ont pas honte, tous deux ; ils sont seulement ennuyés, ils ont eu peur de rendre des comptes à ces parents qui vivent encore sur des notions abstraites et semi-religieuses de pureté, d’intégrité, de légalité, quand suffisent si bien, du cœur comme du corps, la franchise et la simplicité. Au creux des sentiments il n’y a pas pour eux, comme pour nous, la bête originelle, la bête tapie pour les surprendre. Ils l’habitent, leur bête, familière, innocente et l’heure venue de boire, de dormir ou d’aimer, ils lui donnent la joie de ses nécessités.

« Sans compter les nôtres, dit M. Astin, vous vous êtes gâché quelques satisfactions. »

Propos de circonstance, pour rester le père noble. Bruno n’en doute pas :

« Excuse-moi », murmure-t-il.

C’est la troisième fois qu’il le dit aujourd’hui, sans employer un verbe plus fort. Mais que je l’excuse ou que je lui pardonne, la situation reste la même. Nous sommes quatre ici, destinés à nous accrocher à cette rue, à vivre ensemble. Ce mariage hâtif mais inévitable, ne peut pas se faire contre moi. Je ne peux même pas avoir l’air de m’y résigner, sous peine d’exclusion future. Je suis, je dois être le bon père de famille qui, dans l’intérêt du couple, ergotait sur des dates, qui regrette une coucherie de fiancés, réputée courante par des statistiques qui affirment même que moins de trente pour cent des époux ont une vraie nuit de noces. Réservé, encore triste parce que l’affaire est fraîche et qu’il faut aussi être digne, nous, dépositaire des principes, mais déjà tout bon, tout sacré-cœur, bénissant les coupables, je n’ai plus pour sortir d’embarras qu’à me montrer le plus pressé :

« Évidemment, il faut faire vite.

— Odile, vos parents ne se doutent de rien ? » dit Laure, aussitôt.

La petite fait non, de la tête. Sa mine s’allonge. Elle en redevient toute gosse, fragile, charmante d’ignorer l’attendrissement trouble que font naître la chute de ses longs cils humides et l’idée qu’en cette grâce fautive se développe une greffe d’avant-printemps. Les parents du Vieux-Chelles lui font plus peur que nous : ceci lui sera compté. Laure me touche le bras :

« Si vous voulez, Daniel, je la raccompagne et je parle à sa mère. Entre femmes, ce sera plus facile.

— Dites-lui que je recevrai M. Lebleye ou que j’irai le voir, comme il voudra. »

Laure passe un manteau. Depuis que, sa mère disparue, elle représente la ligne maternelle, son mutisme, sa soumission s’atténuent, décidément. Elle n’y gagne pas seulement en présence et en autorité : on dirait qu’elle commence à vivre. Mais l’heure n’est pas à ces considérations. Bruno embrasse Odile sur la bouche.

« Allez, ma petite fille », dit M. Astin, qui s’est détourné.

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