XV

Octobre. Si je compte par mois, soudain, c’est qu’il arrive un moment où, comme dans l’histoire, l’interminable temps des enfances s’accélère, où tous les mois, pour un jeune homme, se mettent à compter. Avec le premier âge dont la courbe de poids monte à la verticale et certaines vieillesses, qui ont la chute abrupte des falaises, l’adolescence fait partie des âges galopants ; et, à l’intérieur même de l’adolescence, la dix-septième année atteint un paroxysme, recompose ses lymphes, ses rêves, ses pensées, avec une rapidité de réaction chimique à qui l’air semble prêter un nouvel oxygène.

Le signal de cette grande poussée, ce fut, pour Bruno, sa réussite — de justesse — en seconde session. Quand je le vis revenir de l’oral et passer le portillon, trop calme, contenant sa joie, cherchant peut-être à me faire une mauvaise blague, je sus tout de suite qu’il n’avait pas échoué. À sa taille. Cent fois mesurée (sur la porte de sa chambre qui en restait toute crayonnée), elle ne gagnait plus que des millimètres. Mais pour la première fois il l’employait tout entière, il redressait le roseau.

« C’est toujours ça de pris ! » dit-il, cinq minutes plus tard, comme je le félicitais.

Il n’aurait pu mieux s’exprimer. Si peu que ce fût, il avait enfin pris quelque chose, cessé d’être un sans grade, un sans titre. On blague et je blague moi-même les peaux d’âne. Mais, à beaucoup, elles fournissent justement une seconde peau, qui protège l’autre. Elles habillent ceux qui sont nus ; elles les empêchent, au moins, de grelotter d’humilité.


Novembre. Je vis mon été de la Saint-Martin. L’année prochaine, il sera Dieu sait où, il ne fera plus la navette avec moi dans la 4 CV.

Je ne l’aurai pas eu longtemps à moi. Mais une année, cela me laisse encore des jours. Jamais je n’ai été plus occupé de lui. Il va m’échapper, il m’échappe… Spectateur privilégié, je regarde ce départ et c’est souvent comme si je le revivais, comme si j’en faisais mon affaire (dans l’affection paternelle, ce fond d’égoïsme, cette rage de se recommencer !). L’an passé, durant nos trajets, Bruno parlait beaucoup, un peu à tort et à travers : c’étaient encore les piaillements du béjaune. Il parle moins, mais de l’intérieur. Comme ses cheveux, il commence à peigner ses idées, son style, à éplucher les tu sais, les dis donc, à contrôler ses vivacités plus rares, mais plus pointues, plus efficaces. Mais entre deux saillies il laisse souvent des phrases inachevées, se sert d’un demi-mot, d’une expression dont la force vient de ce qu’elle est atténuée. Il reste modeste, parce qu’il est ainsi fait (je brûle d’ajouter : et parce que, dans le genre, il m’améliore), mais sa modestie s’organise, devient têtue, ne se laisse plus éblouir. Ses admirations sont en baisse, ses estimes se fondent. À défaut de génie, il aura du jugement.

« Si les vaches ingurgitaient l’herbe comme nous ingurgitons de la philo, dit-il, elles donneraient un fichu lait. Elles, au moins, elles ont le temps de ruminer. »

Certes, le grand défaut de Bruno, le manque d’ambition, ne fait que s’accentuer. Cependant s’il ne s’agit pas de lui-même, il peut trouver de la fougue et souffrir des grandes démangeaisons de la justice.

« Laure, en somme, depuis quinze ans, elle a tout fait pour nous et nous n’avons rien fait pour elle. Tu ne trouves pas ça criant ? »


Décembre, voici qu’apparaissent, plus nettement, les effets de sa revision. Embicorné, sévère, hissé haut par la longue bande rouge du pantalon d’uniforme, Michel, qui n’a fait que deux apparitions depuis le début du trimestre, a envahi le vivoir. Le flanquent trois grands rigides, eux-mêmes flanqués de leur épée. Michel s’excuse de notre simplicité. Il est allé embrasser Laure dans la cuisine, mais rougissant de son tablier, il n’a pas eu le courage de la ramener pour les présentations et peureusement fière de lui, Laure, qu’il aurait pu combler en lui faisant un peu jouer le rôle de la mère des Gracques, n’a pas osé nous rejoindre. Malgré l’envie que j’en ai, je n’oserai pas moi-même faire un éclat. Je me contenterai d’être rogue, de penser : « Celui-là, vraiment, il m’aura aidé à lui préférer son frère. » Mais comme Michel, filant je ne sais où, dérive vers la porte, c’est Bruno qui l’accroche :

« Tu pars déjà ? Tante n’a pas eu le temps d’astiquer tes cuivres. »

Michel se retourne, d’une pièce, rencontre mon regard, perd contenance, esquisse un faible salut militaire et s’en va, reconduit par la vieille Japie qui halète sur ses talons.

« Tout de même, dit Bruno, il est… »

Un silence. Bruno se ravise, retient l’injure, probablement le mot « moche » et, dans sa retenue, trouve par hasard une terrible formule :

« On dirait qu’il s’est trompé de famille. »


Et ce sera bientôt le tour de Louise qui a pourtant sur Bruno, comme sur nous tous, le délicat pouvoir du crêpe de Chine. Il s’en faut de beaucoup que Bruno ait à son sujet les mêmes appréhensions que Laure.

« D’ailleurs, ça la regarde », avait ajouté Bruno, présent à la discussion.

Pour lui, la vertu de sa sœur n’est pas le saint sacrement. Louise en disposerait, bêtement, qu’il en serait sans doute offusqué : offusqué à cause de la bêtise. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas le feu pour qui sont faites les salamandres ; ce n’est pas l’aisance dans le mystère qui permet à Louise de vivre deux vies, une vie extérieure dont nous ne savons rien, et une vie de famille où elle se montre comme elle a toujours été, ouverte, agréable, décorative, un peu futile et paresseuse, mais finalement bonne fille ; ce n’est pas son goût pour les cohortes, qui font défiler à nos portes jeunes — et moins jeunes — garçons, comme pour les camaraderies féminines qui ramènent les attitrées, Marie Lebleye, Odile, une certaine Germaine, une certaine Babette. Non, ce qui agace Bruno, ce sont les références, les jauges de Louise : la couleur, le tissu, la coupe mode, B. B., Bettina, Margaret, le dernier film, la dernière chanson, la dernière première (il ne fait grâce qu’au dernier modèle du salon et, parfois, au dernier disque). Ce qui bientôt l’horripilera, c’est l’amitié de Louise pour la poudre que lui jettent aux yeux des gens qui, d’ordinaire, ne l’ont pas inventée ; c’est son avidité de superflu, son respect des longs noms, des longs nombres, cette espèce de tropisme qui lui tourne la tête, invinciblement, vers le soleil du Pérou.

« Le chic, le fric, voilà ce qu’elle aime », grogne-t-il, en coin de bouche.

Plus tard, quand il aura plus de dent, quand il aura hérité du goût de Mamette pour le trait (le trait un peu trop tiré), il dira :

« Ma sœur est une fille de soie. »


Janvier. Cadeau de Bruno à M. Astin, pour le nouvel an : Le père de famille moderne, relié cuir.

Cadeau du même à sa tante : Défendez-vous, Madame, relié toile.

Cadeau du même à sa sœur : Les recettes de Tante Jeanne, broché.

Cadeau du même à son frère : Discours de réception du Maréchal Juin à l’Académie française.

Il ne nous a pas été possible de lui soutirer des commentaires, hormis d’énormes sourires. Nous avons seulement calculé que, malgré son penchant pour l’économie — il est même assez près de ses sous —, il avait dû vider sa cagnotte.

J’allais oublier — c’est d’un autre ordre — le cadeau qu’il a fait à sa mère. En dehors de la Toussaint et de la date anniversaire de sa mort, nous allons quelquefois sur la tombe de Gisèle, le 2 ou le 3 janvier (à l’instigation de Laure). Bruno, qui a eu dix-sept ans en octobre, avait spontanément acheté 17 œillets.


Février. Le 17, pour la première fois j’ai entendu mon fils parler d’une fille et la juger. Avec une indulgence amusée, Louise se moquait de Germaine, son amie, qui ne peut pas voir un garçon sans être persuadée qu’elle l’intéresse.

« Ouin, a dit Bruno, je dois devenir comestible. Elle me regardait, l’autre jour, je te jure, avec des yeux de limace pour la salade. »

Le 24 néanmoins, voyant que ses aînés avaient roulé le tapis et profitant de l’occasion pour entrer dans la bande, un Bruno pataud, appliqué, prenait des risques, se traînait des deux pieds dans un blues. Contre la limace. Il est exceptionnel que notre modeste vivoir serve à cette fin et quand l’honneur m’échoit, je me retire comme il convient. Pour une fois je n’en fis rien, j’observai Bruno, qui écrasait des bouts d’escarpin, faisant pesamment, bravement son boulot, sans autre plaisir que d’affirmer son âge. Et je fus très rassuré quand, passant près de moi, il pointa deux doigts, très vite, derrière la tête de Germaine, pour faire les cornes.


Mars. Il est à peu près enrégimenté parmi les jeunesses du coin. Louise, quand elle le débauche pour quelque sortie, me demande encore, plaisamment :

« Tu nous le prêtes, ton fils ? »

Mais c’est Bruno qui répond au besoin :

« Non, j’ai une disserte en retard. »

Il importe que le refus ait au moins l’air de lui appartenir. S’il accepte, il m’en réfère, sous la forme la plus laconique, la moins serve qui soit :

« D’ac ? »


Avril. Ai-je tu — et pourquoi ? — l’affection (bourrue, maladroite, du genre veau échappé qui revient cogner à la mamelle) que Bruno conserve pour sa tante et dont la nôtre n’a jamais rien détourné ? Depuis qu’il a un peu d’audace — un peu, point trop, intra muros, comme Japie qui n’aboierait nulle part ailleurs — Bruno se sent l’âme d’un réformateur.

Louise aurait aisément ce penchant : uniquement en ce qui concerne les tentures, les meubles, le dessin de la pelouse, la largeur d’un pantalon, la mise en valeur ou la condamnation d’un bibelot, tout ce qui, en somme, dans un style de vie, intéresse l’œil. Mais son goût très sûr est aussi très cher et trop radical pour être efficace auprès de sa tante, tout à fait dépassée. Michel, qui laisse Laure pantelante (je ne pense pas l’avoir dit : mais d’avoir fait cet aigle et même de l’avoir fait, comme tous les aigles, assez méchant de la serre, trop porté sur son aile, je jouis, auprès de ma belle-sœur, d’un crédit analogue à celui du Seigneur, intelligent auteur de la création)… Michel pourrait beaucoup. Mais il ne s’occupe jamais de la maison, pour lui bonne à laisser telle quelle, à effacer plus tard, comme sa carrière doit effacer la mienne. Bruno, qui n’avait pas de titres, Bruno qu’on se contentait de chouchouter, mon Bruno, mon Brunet, ma Brunotte, le cher petit conservé dans le sirop, n’avait droit qu’à l’attention du cœur, point à celle de l’oreille.

Ça vient. Bruno est demi-bachelier. Je vous l’ai dit : un titre. Il a dix-sept ans, il court sur les dix-huit qui rendent, aux yeux de la loi, les garçons officiellement mâles et les autorisent à passer leur permis de conduire. Le tympan de Laure en devient plus sensible : d’autant plus que le harcèlement du réformateur, presque entièrement consacré à sa tante, lui fait hommage de sa ferveur. Cela n’atteint jamais la critique : Bruno prendrait plus volontiers le relais du los, jadis chanté par Mamette. Cela n’atteint jamais non plus les canzoni en l’honneur d’une dame dont j’ai refusé d’être le Pétrarque. Cela se veut pratique, quotidien. Guerre au fanchon. Guerre au tablier. Guerre à Vecce ancilla. Il va chercher sa tante au fond de la cuisine, il lui prouve qu’elle n’a plus rien à faire d’urgent, qu’elle s’invente de la bricole, qu’elle est en train de céder à la manie de ses mains, il la pousse dans le vivoir, il la pousse dans un fauteuil :

« Tu te mets là ! Ne rien faire, une minute, hein, tu peux faire ça pour moi. »

On discute et Laure écoute, avec de petits hochements de tête qui représentent son plus grand effort dans l’intervention. Bruno lui expédie la balle :

« Ce que t’en penses, toi ? »

Ce qu’elle en pense, Laure, ce n’est jamais très en avant, mais ce n’est jamais non plus très en arrière. On a l’impression de lire un livre, d’auteur méconnu. Les livres aussi ne disent rien : il faut les tirer du rayon.


Mai. À mon endroit une seule réforme : je ne suis plus que le président de cette Communauté, dite famille, dont il est le dernier état parvenu à l’autonomie. Question de principe, qui permet de supporter l’allégeance, les subsides et cette base où veille encore une vague forme armée : la maison. En fait Bruno, qui ne voudrait pour rien au monde avouer qu’il n’est pas tellement friand de liberté, en use modérément. C’est pour lui un exercice, pas toujours drôle, comme la gymnastique matinale et il n’aime pas trop s’y adonner en groupe. Il découvre que, si jadis les enfants tremblaient devant leurs parents, il leur faut aujourd’hui trembler devant leurs aînés, qui mènent le jeu et dont l’autorité, encore en pleine quête d’assurance, en plein mouvement, se montre infiniment moins accommodante. Mais ce qu’il ne tolérerait pas aisément de moi, il le tolérera de garçons de vingt ans, petits caporaux très secs autour de qui s’agglomèrent les puînés, avides — dirait-on — de leurs coups de gueule : « Alors, non, tu te grouilles ? Qu’est-ce que tu racontes, tu veux aller à la piscine, un dimanche, avec toute la viande qui trempe dedans ? T’es pas un peu con ? On va au volley, oui, c’est vu. Et tâche de ne pas t’aplatir comme l’autre fois. Il a plu, le terrain est un vrai merdier. Tu serais chouette. » Le dixième dans la bouche d’un père et il passerait pour une brute. D’un tel meneur, Bruno dira simplement :

« Il est en os. »

Quant aux meneuses, il ne les affronte guère. Il se rabat sur les tendrons, qui le sentent et n’en sont pas flattés, mais trouvent ainsi, comme lui, une contenance. Dans un groupe mixte où, d’aventure, déambulent les trois Astin, on peut être sûr que Louise est devant, pétulante, aérienne, animant la rue, avec Marie Lebleye, Germaine et leurs équivalents de l’autre sexe ; Michel est au milieu, bouclé dans son ceinturon, rebouclé dans sa cour où l’on trouve moins de caillettes que de filles-à-maman peut-être prévoyantes. Bruno, lui, est derrière, avec Xavier et de petites nymphes qui bourrent leur soutien-gorge. S’il s’avance, au mieux il n’accrochera qu’Odile, également demi-bachelière, que Michel tutoie, mais qui vouvoie Michel, alors qu’elle tutoie Bruno qui s’embrouille dans les pronoms et lui renvoie un vous pour un tu.

Le tu va l’emporter tout de même assez vite et je n’en serai pas fâché. Bruno qui n’a pas la familiarité naturelle a besoin de se déraidir. Parmi toutes ces jeunesses qui nous envahissent et dont la plupart sont les amies de mes aînés, j’aimerais trier, sans en avoir l’air, et discrètement retenir, à son usage, les inoffensives.


Juin. J’écoute Bruno qui met au point ses petites idées.

De quoi parlions-nous, l’autre jour ? Du hasard, je crois, corrigé par la loi des grands nombres. « Ouin », faisait Bruno (du oui, du ouais, modifiés par l’attraction de hein : interjection qui lui est propre). Puis il a éclaté de rire, avant de répéter :

« Ouin, je vois. En somme, tu es mon père, je suis ton fils, ça colle, on ne fait pas exception à la loi des grands nombres. Mais au départ c’était du pur hasard : toi et moi nous ne nous sommes pas choisis.

— Après, si ! » ai-je soufflé.

Je pensais : « On ne choisit rien ni personne. On refuse ou on accepte : choix mineur. » Je ne pouvais pas le dire. Il est vrai qu’on ne choisit pas ses parents, qu’on choisit à peine sa femme — offerte par une rencontre —, qu’on choisit rarement ses enfants — la plupart nés d’une précaution mal prise — et encore moins de les faire tels qu’ils sont ; c’est même ce qui rend si compliqués, si bêtes, les problèmes de la famille. Mais on ne désabuse pas les débutants. Bruno n’est déjà pas tellement optimiste. Que Bachelard, dans un de ces speechs dont il a le secret, vienne à exalter les chances de la jeunesse, jamais tant aidée qu’aujourd’hui, Bruno me confie en rentrant :

« Possible. Des chances, vous en aviez moins, peut-être, mais vous saviez quoi en faire. »

Et si j’enchaîne, rappelant que chaque génération a toujours fini par jeter l’ancre sur une idée, Bruno se lance dans les paraboles :

« Je ne voudrais pas te vexer, mais ce n’est pas facile de venir après vous. Qu’est-ce que vous en avez tripatouillé, des idées ! Ça me fait penser au mixer de Laure : il mélange tout, il pulvérise tout, si fin, si fin, que personne ne sait plus ce qu’il mange. »

Aucun appétit pour la gnose. Cependant Bruno ne refuse jamais la discussion (qu’il appelle palabre), comme Michel, qui se contente de trancher ou comme Louise, qui la trouve assommante et s’en désintéresse complètement. (Pour Louise, tout ce qui n’est pas beauté, mode et plaisir s’appelle « le reste »… parmi le vaste quoi elle ne s’enfonce jamais. Cela comprend la philosophie comme la philatélie. Il y a de très beaux timbres, mais voilà : elle ne fait pas collection.) Bruno, lui, opine volontiers et si, dans le peu de prix qu’il attache à ces opinions, je reconnais bien ma manière, leur contenu me déroute complètement. J’avais déjà remarqué chez mes élèves ce recul de l’hypocrisie dont je ne sais quel antibiotique, dissous dans leur salive, détruit le virus, comme la pénicilline est en train de détruire la vérole. Bruno a des scrupules — et comment ! — mais ce ne sont pas les miens. Il a son code, mais pour lui il n’y a strictement pas d’apparences.

« Tu as su ? Le fourreur de la rue Jean-de-Chelles, eh bien, il épouse la fille de sa femme de journée. Trente ans de plus trente millions, merde alors ! Faire la putain, encore, on peut arrêter. Mais putain à vie, au nom de la loi, ce n’est pas drôle. »

Nul esprit de révolte, pourtant : pas plus que de soumission. S’il respecte peu, il fulmine encore moins. Les choses sont ce qu’elles sont : pas belles, c’est dommage, on n’y peut rien. L’histoire est une machine à fabriquer de la bêtise et de la méchanceté ; la plus récente le montre assez, pour qui, faute de l’avoir subie, Bruno n’éprouve ni plus ni moins d’horreur que pour les cruautés assyriennes, les assassinats de Néron ou la Saint-Barthélemy. Pour lui, comme pour Michel, comme pour Louise, les guerres ne sont pas un sujet de conversation : qui en parle se date. Nous avons eu nos morts dans l’affaire : chapeau ! Puis silence. Puis recul et dans le recul, un refus : il n’est pas dans le coup, il n’est pas fou, il n’accepte pas l’héritage. L’actualité ne l’en fera pas démordre. D’un engagé volontaire qui s’est fait tuer, il dira, sans amitié, sans mépris :

« Il avait le virus. »

Et d’un superbe Mau-Mau qui, à la une de France-Soir, brandit un non moins superbe javelot :

« Au lieu de s’entraîner pour passer les 75 mètres ! »

Olympique refuge des doux. La force pour l’arène : là, les Ricains ont le droit de « faire saigner » les Russes ou vice versa. Là, mon pacifique s’échauffe. Vous l’entendrez rugir, les soirs de catch télévisé, devant cette pelote de membres que font deux monstres velus, suants, dont on ne sait qui fera le serpent et qui le Laocoon :

« Vas-y, tords-le, mais tords-le donc ! »

Si du sport nous passions à l’art, à la littérature, le saut pourrait paraître inconsidéré. D’une bonne toile, pourtant, d’un livre qu’il a lu d’une traite, Bruno dira, laconique :

« Ça cogne. »

Trente élèves m’ont appris ce que signifie aujourd’hui ce langage et je n’en suis pas peu fier : car j’en connais de très savants qui se penchent, critiquent leur émotion avec une prudence de médecin à l’écoute d’un cœur et ont l’oreille moins sûre au bout de leur stéthoscope.

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