J’atteignais ce que j’ai, un moment, appelé « ma belle époque ». Chacun s’en invente une, après coup, dont les limites varient, selon l’humeur. Ma belle époque, je la vois parfois s’étaler sur trois ou quatre ans, de la perte de Marie à la dispersion des enfants. D’ordinaire, me souvenant de ce que m’ont coûté l’une et l’autre, je suis moins optimiste, je ne donne plus ce nom qu’à une quinzaine de mois.
Je le leur donne, du reste, de plus en plus rarement. Ce temps, je me l’envie, je me l’envierai toujours, mais je l’estime moins. Je lui reproche tantôt ses félicités qui n’auraient pas dû être complètes, tantôt au contraire cette quiétude qui ôte du relief à ce qui dans ma vie me semble en avoir mérité le plus. Je blâme une exclusive, mais lui reste fidèle ; j’y déniche, au fond de ma grisaille, une espèce d’honneur que m’a fait la passion ; j’en cherche le secret, les raisons et la voie.
Je ne les trouve pas. Entre cette année — la seconde de Bruno — dont je n’ai rien à dire sinon que j’y fus un père content et la suivante où il ne se passa rien de plus, mais où je devins un père comblé, il n’y a pas la moindre ligne de démarcation, le moindre incident. Je me suis accusé d’avoir le cœur injuste, de ressembler à ces vieux mortiers, très lents, mais qui s’agrippent bien à ce qui leur est offert si le temps leur en est laissé. Certes les circonstances ne font que nous secourir ; elles ne nous inventent jamais. Mais, comme un coffrage facilite la prise, elles m’offraient un resserrement.
Reparti en Angleterre, chez les Crownd, après avoir — premier de session — brillamment enlevé ses Math. Élém., Michel m’avait à la rentrée demandé de le mettre à Louis-le-Grand pour attaquer Math. Spé. Pensionnaire, également sur sa demande, pour mieux foncer sur l’X, pour ne pas perdre du temps en navettes (et, j’imagine, pour se sentir le plus vite et le plus complètement possible, de plain-pied avec son destin parmi le studieux gratin des préparatoires), Michel n’en revenait plus, une fois sur deux, bientôt une fois sur trois, sans prévenir, que le dimanche, expédiait le rituel déjeuner chez Mamette avec une condescendance amusée et filait, le plus souvent pris en croupe par des voitures de sport où les plus sérieux héritiers des plus sérieuses usines, détendaient, à pleins gaz, leur trop jeune gravité. L’aigle allongeait l’aile, plus loin que nous.
Quant à Louise, admissible, elle avait raté l’oral, en juillet comme en octobre et, refusant catégoriquement de tripler, s’était de nouveau lancée à l’assaut de nos répugnances pour nous imposer son entrée dans une école de mannequins. Résigné à la voir dactylo ou infirmière ou même vendeuse, son docteur ès lettres de père avait essayé d’embaucher l’inquiétude de sa belle-mère, de sa belle-sœur, puis de se réfugier dans une douce ironie quand lui furent cités de grands exemples, comme celui de Praline, de Bettina et d’autres dames qui ont su rendre illustre leur carrière de portemanteau. Mais vite lassé d’entendre mettre en cause son modernisme, il ne put résister à ce respect humain, de signe inverse, qui rajeunit — et ravage — les prudences paternelles. Louise voulait gagner sa vie ? Argument louable. Elle voulait être mannequin ? Choix moins louable, mais dont, rien qu’à la regarder, on ne pouvait nier qu’elle eût les agréables moyens. Mamette, longtemps hésitante, emporta le morceau :
« Après tout, finit-elle par bougonner, n’ayons pas de préjugés. Que ce soit de la langue comme un avocat, des bras comme un terrassier, des pieds comme un coureur, on paie toujours de sa carcasse. Et puis un mannequin, ce n’est pas un modèle ; son rôle, au contraire, est de s’habiller. »
Et Louise, autorisée, catapulta ses dix-neuf ans. Je me retrouvai de plus en plus seul, avec Bruno, le dimanche. Mais bientôt la semaine nous rapprocha davantage encore. Rompant avec le principe, auquel je m’étais toujours tenu, d’envoyer mes enfants dans un autre établissement que celui où je professais moi-même, je pris prétexte du fait que Bruno demeurait seul à Charlemagne pour le transférer à Villemomble. N’était-il pas plus simple de faire le trajet ensemble, chaque jour, dans la quatre-chevaux ? Bruno partit, rentra, en même temps que moi, se mit à vivre à mon rythme.
On voit ma chance : la seule que j’aie su prendre. Mais déjà je m’inquiète : mon intimité avec Bruno, disons franchement : ma préférence, je ne voudrais pas qu’on la crût d’occasion ni qu’on en méconnût le caractère. Bien sûr, il y avait au fond de moi un bonhomme qui la tenait pour son dû, sa revanche, sa consolation. Mais elle n’était pas fermée, elle n’était pas insolente (l’insolence, il m’arrive de l’envier ; je n’y parviens jamais). Bien que j’aie l’habitude d’envelopper mes sentiments, les plus simples comme les plus inattendus (conseil maternel : on ne montre ni son âme ni son caleçon), cette préférence n’était pas non plus camouflée. Elle était. Ce qu’elle était, au jour le jour. Dépourvue de pathétique, de véhémence. Tranquille, tamisée. Remarquable, mais peu remarquée. Avouable, mais inavouée. Si l’on n’y voyait pas de défi, je dirais volontiers : naturelle (mais je n’en exprimerais pas justement la nature). Cet excès, né d’un manque, ce passage du courant de lui à moi, de moi à lui, cet accord dont ni dans sa bouche ni dans la mienne il ne fut jamais question, cela fait, comme un parfum, partie des richesses que leur seul inventaire évapore ; cela se décrit si mal que, pour en donner un aperçu, je ne saurais le faire que par touches.
Notons ainsi sa place dans l’auto.
Il est normal que dans une famille le plus jeune, c’est-à-dire le plus petit, celui qui ne saurait voir par-dessus la tête des grands, aille s’asseoir devant, à côté du conducteur. Il est normal que le siège, où pour accompagner son père un enfant prend place chaque matin, en l’absence de ses frère et sœur, continue en leur présence à lui être assigné par habitude.
Bruno sera donc toujours devant, à côté du chauffeur. Quand il daignera monter dans la 4 CV, Michel sera toujours derrière, pestant contre l’obligation de replier ses longues jambes ; sa sœur aussi, bien qu’elle craigne pour ses bas. Au besoin, Laure se coincera entre eux, pour ne pas gêner le chauffeur.
Mais quand Michel, nanti de son permis, s’installera d’aventure au volant, on verra Louise monter près de lui, tandis que père et fils, permutant avec ensemble, iront s’installer sur la banquette arrière.
Je dis « père et fils » avec intention, le détail n’est pas vain. Quand je parle de Michel ou de Louise, j’emploie le prénom ; « Louise devrait être rentrée… Michel a-t-il écrit ? » Il en fut longtemps ainsi pour Bruno, également appelé « le petit » par une de ces facilités ou de ces gentillesses de bouche qui d’ordinaire horripilent les benjamins.
Mais le fait d’avoir Bruno sur les talons, si souvent, de le présenter en deux mots, mon fils, à tous venants, a fini par me déformer la langue. Si je suis sorti sans lui, je vais immanquablement demander, en rentrant :
« Mon fils est là ? »
Laure y a l’oreille faite. Ce « mon fils » désigne pour elle « le fils qui, justement, est toujours là » ; elle n’y voit pas malice. Il lui arrivera même de répondre :
« Non, votre fils n’est pas là. Mais Michel vient d’arriver, à l’improviste. »
Elle ne remarquera point et longtemps je ne remarquerai pas moi-même, car je n’y mets pas d’intonation particulière, que le nom de Bruno, je le réserve à ce dialogue où ne figure ni « mon chéri » ni « mon chou » ni aucune appellation de ce genre, ni aucun diminutif. « On y va, Bruno ?… Dis, Bruno, tu as mis de l’eau dans le radiateur ? Mets un pull, tu sais, Bruno, il fait frais. » Bruno, appellatif, interrogatif, vocatif, cela suffit, la nuance fait tout, dit tout, qui fait glisser la langue entre les lèvres et ma seule précaution est d’adoucir mon B, comme si je craignais de mériter le reproche dudit, qui déteste son nom (je ne l’ai pas choisi) et grogne encore parfois : « Bruno, pruneau, c’est un nom à fiche la colique. »
Fait notable, Bruno rend la monnaie. « Papa » n’a pas disparu de sa bouche, mais il préfère dire :
« Mon père est là ? »
L’aisance de Bruno. J’y tiens, plus qu’à toute autre preuve. Ce n’est en aucune façon sa spécialité ; il reste même très noué, dès qu’il s’éloigne de la maison. Cette aisance-là, j’en ai pris le privilège ; je l’ai vue naître, de la pire contraction ; je l’ai flattée, excitée de cent façons et c’est une chance que malgré de tels encouragements elle n’ait pas tourné à la désinvolture. Bruno n’en abuse pas, parce qu’il l’ignore. Elle inspire seulement ses gestes, ses demandes, ses reparties. Dépourvue de malignité, elle n’est pas de tout repos. Bruno a l’oreille infaillible, l’œil rigoureux de la jeunesse. Ce que nul n’ose me dire, il le dit tout rond et cela donne tantôt, devant le poste :
« Tu te goures. Ça, on l’a déjà entendu. Ce n’est pas le second, c’est le troisième mouvement… »
Et tantôt, à la sortie de la salle de bain :
« Dis donc, Papa, tu prends du ventre. »
Ce que je ne tolérerais de nul autre.
La franchise de Bruno : autre preuve. Bruno a appris à se confier. Entendons-nous : il le peut, maintenant, quand il le veut. Il le veut rarement. C’est un garçon aux dents serrées, qui ne se relâche point pour des vétilles. Les chuchots, les épanchements, la diarrhée des confidences que les filles ne savent retenir et dont s’emmouscaillent passionnément leurs mères, ne seront jamais son fait. Il a du secret, comme on a de la moelle et, pour certains, il faudrait lui scier l’os. Ses confessions il les livre même le plus souvent sous la forme d’exclamations, de questions saugrenues. Mais il n’a point de tabous, ni de fausses pudeurs. Il s’épuce soudain. Et s’il s’épuce, c’est que ça le pique.
Voyez : il sort, ébouriffé — à force d’avoir nerveusement fourragé dans ses cheveux — de la classe de chimie ; il se précipite sur son bouquin, le feuillette âprement, tombe en arrêt sur la bonne page :
« Tu parles d’une pomme ! » dit-il.
Il s’agit certainement de lui, car pour la critique d’autrui, comme tout le monde, il aurait forcé la note et dit : « Tu parles d’un con. » Du reste, il continue, décontracté comme je voudrais bien l’être dans l’autocritique :
« La mémoire, non, tu n’aurais pas pu m’en refiler un peu plus ? Je me suis encore fichu dedans, avec leurs valences. Ne te fais pas de mousse, tu n’as rien à craindre : ce n’est pas moi qui te ferai casquer un doctorat. »
Ceci pour le ton, qui reste jeunet. À l’occasion Bruno se creuse vraiment et, parfois, très avant. J’aime l’innocence avec laquelle il touche alors à des sujets qu’à son âge j’aurais farouchement tus. (Il est vrai qu’une oreille de père a moins de nacre que celle d’une mère.) Aussi poisson que son frère, maintenant, il m’entraîne de temps en temps à la baignade du C. S. C. Il pique sous les cordes, tambourine à coups de talon sur les gonnes de flottage, pousse au mépris du règlement jusqu’à la passerelle de fer qui enjambe la Marne, la contourne en se jouant du courant et revient, brassant, crawlant, bouchonnant, faisant son serin, éclaboussant l’œil des maigres ondines prudemment assises sur le caillebotis du ponton et dont le nombril, centre d’un navrant petit monde, ponctue le ventre plat. Il n’a d’ordinaire pas un regard pour elles. Mais voici que s’avance une tout autre créature, une demoiselle très achevée, si mal contenue par son maillot que son avers (ce que Bruno appelle « les phares ») comme son revers (ce que Bruno appelle « le pont ») ont des générosités de statue. Bruno qui se hissait, ruisselant, glorieux, se recroqueville. Il me rejoint, subitement étroit, voûté, sans poil, insuffisant d’épaules. Son regard qui ne quittait pas l’inconnue, en train de tâter du bout du pied l’élasticité du tremplin, oscille, revient, repart, se délivre enfin. On se détourne, on s’assied, on se tortille un peu, on grogne :
« Merde alors, ça m’agace. »
Et Bruno, discrètement, tire sur son slip gonflé. Et c’est moi qui suis gêné, qui envie le paganisme gaillard du père de saint Augustin fier de s’apercevoir, aux Thermes, que son fils était devenu pubère. Mais Bruno ne m’épargnera pas :
« Ça devrait se commander ! » reprend-il, sans la moindre ironie.
Et aussitôt, en se retortillant :
« Tu penses, comme c’est commode, après, le soir, de se résister ! Tu y arrivais, toi ? »
Le fichu gosse ! Mes réflexions s’allument, comme une série de bougies plantées sur les lustres d’église et reliées par un fil où court la flamme. Un : Quel ton facile pour parler de choses qui ne le sont pas ! Est-ce une grâce particulière ou touche-t-elle cette génération ? Deux : Il aurait pu dire : « Tu y arrives, toi ? » Croit-il donc, ce naïf, que je n’ai plus les moyens de la tentation ? Trois : Quand j’avais huit ans, je trouvais scandaleux les éventaires des marchands de bonbons. Le monde est mal fait. Au désir, comme à la gourmandise, il est toujours interdit de croquer l’étalage. Quatre : Une des bougies ne prend pas : c’est la réponse qu’il faudrait donner, tout de suite. Cinq : L’impureté n’est pas dans l’acte, mais dans l’idée qu’on s’en fait. Qui le tient pour un dérivatif est aussi pur que le continent. Pourquoi ne puis-je pas l’affirmer, alors que je le pense, alors que je puis rendre à cet enfant candeur et tranquillité ? Six : Voilà bien l’exemple du problème pratique, banal, journalier, devant qui les pères sont toujours aussi muselés que les leurs le furent, toujours aussi impuissants à tenir leur rôle. Prenons la tangente, puisque nous sommes un lâche :
« Nous sommes tous les mêmes, tu sais. »
Ceci n’approuve ni ne condamne. J’en ai chaud. Mais la septième bougie s’allume, brille si fort qu’elle éclipse toutes les autres : « Fichu gosse ! Mon gosse ! Tant de confiance souligne assez ce qui la lui inspire. Ce dont j’ai tant rêvé. Ce que je suis pour lui… » Un instant la bougie vacille et fume. Bruno ronchonne de nouveau, tout bas. Je devine :
« Moi, tu sais, je n’y arrive plus. »
Bruno ! L’aveu me comble. J’aimais ma mère et je n’aurais pas pu.
Sa mesure, avec ça. Sûr de mes faveurs il n’en réclame aucune. Il les éviterait plutôt. Certains cadeaux l’irritent. Tous semblent choquer chez lui le sentiment confus (je connais ça) de son peu de mérite, une sorte d’humble point d’honneur et, peut-être, l’idée qu’il se fait de notre entente. Pour son anniversaire j’avais repéré, chez le grand bijoutier de l’avenue de la Résistance, un chrono à multiples aiguilles, un chef-d’œuvre né du même génie que ces couteaux, également suisses, dont les multiples lames font l’orgueil d’une poche de garçon. J’ai traîné mon fils jusqu’au magasin, mis le doigt sur l’objet. Mais Bruno s’est aussitôt récrié :
« Mets-y un frein ! Cette montre-là, Michel lui-même n’en a pas une si belle. J’aurais l’air de quoi ? »
Il n’a pas choisi la moins chère, mais un modèle courant, monté sur un solide bracelet qu’il s’est attaché au poignet en répétant (deux fois : il devait être très content) le « T’es chic » qui lui sert d’action de grâces.
Sa reconnaissance n’aime pas en effet les mercis. Outre la formule précédente — dont il est avare — et en vertu de l’étymologie bien connue ça va, savate, etc., Bruno exprime ses satisfactions à l’aide des pointures, « Trente-deux ! » pour un plat, c’est un jugement sévère, redouté de Laure. S’il crie « Quarante ! » en revenant du mair, c’est que Mamette est dans un bon jour. J’ai su où nous en étions, lui et moi, le jour où Bachelard m’a répété ce que Bruno dit de moi sous les préaux :
« Mon père ? Ah, je ne l’échangerais pas pour un autre ! C’est un vrai quarante-quatre. »
Son influence : autre aspect de nos transformations. Les benjamins bien en cour servent souvent à leurs aînés d’ambassadeurs.
« Tu devrais dire au vieux que je suis fauché… Et ma raquette, il me l’a promise, tu ne peux pas le lui rappeler ? »
Louise cajole Bruno, le ponctue de rouge, l’appelle « son petit brun ». Michel compose avec l’ex-« patate », lui reconnaît une situation intermédiaire entre le groom et l’intendant. Bruno préfère encore sa manière :
« La dèche, la lèche ! » dit-il calmement.
Ce rôle ne l’emballe pas. Chance inouïe, sur laquelle je ne reviendrai jamais assez, non seulement Bruno déteste jouer les favoris, mais il n’imagine pas qu’il puisse l’être ; il croit que son unique pouvoir vient de ce qu’il est là ; il est persuadé que mes vrais favoris, honorés comme tels de permissions, de libertés, ce sont ses favoris à lui : « Louise pour ce qu’elle a dehors et Michel pour ce qu’il a dedans », étant bien entendu que lui, Bruno, n’a rien. Cependant il s’efforce, fait son juste, pèse nos intérêts.
« Tu tombes mal, c’est bien le moment, mon père vient de payer sa surtaxe », objecte-t-il prudemment.
Ce qui ne l’empêche pas de faire mon siège :
« Michel doit avoir bonne mine quand il est sans un pour remercier qui le trimballe… »
J’ai même droit à de vraies sentences :
« Quand on a commencé à s’écorcher, autant gratter jusqu’au bout ! »
Laure elle-même a recours à Bruno. Sa présence n’a jamais été opaque, mais depuis l’éviction de Marie elle atteint le comble de la transparence. Elle est toujours partout, mais on dirait qu’elle est parvenue à peupler la maison comme l’air la remplit. Bruno est l’intermédiaire entre le visible et l’invisible. Laure est peut-être dans mon dos, c’est peut-être elle qui vient par économie d’éteindre la moitié du lustre, c’est peut-être elle qui fourgonne dans le placard aux balais, n’importe, c’est Bruno qui demande :
« Un chou farci, ça va, pour demain midi ? »
Mon influence, aussi : je ne la déteste pas, je ne l’aime pas trop non plus. Mais comment s’empêcher d’avoir une attraction ? Les corps s’attirent en raison directe de leur masse — je n’en ai guère —, mais ils le font aussi en raison inverse du carré de la distance — et je suis très près de Bruno, et je ne peux souhaiter que de m’en approcher davantage.
Il m’a d’abord servi de bloc-notes : « N’oublie pas, je dois passer demain chez l’économe, pour la pension de ton frère… Tu me rappelleras aussi que j’ai une leçon à six heures chez Bardin. »
Puis, sur ce bloc-notes j’ai griffonné des appréciations : « Bardin ne suivra jamais. C’est le type même du garçon qui aurait déjà dû être éliminé, dirigé sur une école professionnelle. Si ses parents ne retardaient pas l’échéance à coups de répétitions, si nous avions une vraie sélection, si la Réforme de l’enseignement, si le gouvernement… » Et voilà les idées en branle, les valeurs, tout le tremblement. On parle, on parle, on est content de soi, on est sûr de certaines choses qui font partie de notre étroit domaine technique, on est moins sûr du reste, mais on continue à parler, pour soi, pour se préciser ce qu’on pense, on oublie qu’une oreille toute neuve vous écoute, aussi fidèlement qu’un micro et ce que vous venez de dire sera classé comme un disque.
Premier résultat, le disque tourne : « Papa dit que… » Tous les enfants sont des échos. Quant aux parents, pour si peu de fâchés, combien de flattés, d’attendris, par ce système de références ? Je connais mes tics, je condamne cette régurgitation, fréquente chez moi, des sentences maternelles (comme disait Maman…). Mais je l’évite mal. Et tout ce qui me fait sentir, que je suis capable d’être pour mon fils ce que ma propre mère fut pour moi m’est précieux.
Second résultat : l’imitation. Je retrouve chez Bruno des gestes (cette façon de dire non avec l’index levé), des tours de phrase. Je retrouve mon goût (nous n’aimons pas le chrome, nous ne comprenons pas les mêmes tableaux dans les galeries), mes phobies (cette foule du métro), des hésitations (juger trop vite, c’est méjuger), le chiendent des scrupules, une fidélité grondeuse, canine, une propension au repli, à l’attente, au demi-silence, à la conversation muette du sourire. Et là encore mon plaisir m’embarrasse. Tout ce que Bruno semble tenir de moi m’enchante. Vieille quête : je me souviens de la joie avec laquelle je découvris, voilà six ans, qu’il avait, comme moi, le pouce du pied trop grand : anomalie généralement héréditaire. Dans sa mentalité, qu’y a-t-il d’acquis ? Qu’y a-t-il d’inné ? Non, je ne désire pas, en Bruno, me donner une réplique. Je rêve de ressemblance. Et si ce n’est point cela, qu’il me pardonne ce que je lui donne ! Ainsi, du moins, aura-t-il eu de ma semence.
Bruno, Bruno. Que dire encore de mes félicités ? Qu’elles ne s’amignardent pas. Qu’elles ne posent pas de ventouses, comme dit mon fils en parlant des embrassades de son aïeule. Qu’elles me donnent l’habitude de tourner la tête à droite. (À la droite du père, nous sommes bibliques ; mais c’est, je le répète, sa place dans l’auto.) Qu’elles m’ont donné l’habitude de tourner la tête à droite, un petit coup, un autre, comme ça, de temps en temps, pour revoir cette bonne grosse caboche au cheveu dru. Ce grain de beauté qu’assaillent, en pleine joue, quelques poils follets. Cette prunelle grise qui prend de l’importance dans le blanc de l’œil — comme les réflexions de Bruno en prennent sur son innocence. Ces doigts encore tachés d’encre, bien qu’on approche, si vite, de son bachot. Ce corps dont la pousse en hauteur est presque achevée et qui s’occupe maintenant de sa largeur, qui se met à l’aise dans le blouson.
Bruno, Bruno… N’oublions pas la contrepartie. Il y a cette mouche dans le lait : ai-je mérité ce qui m’arrive ?
Il y a cette peur : combien cela durera-t-il ?
Il y a ce petit remords qui appuie cette peur : comment puis-je être aussi peu gêné par le souvenir de Marie ? Notre attachement, si long qu’il ait été, fut un long provisoire qui a trouvé sa fin.
Il y a le partage. Il y a le petit professeur de choc que Bruno admire, les rares copains, notamment ce gros Xavier du 65 (qu’il a connu à Charlemagne et qui, malgré le changement de lycée, vient jusqu’à la maison), le souvenir soigneusement redoré de sa mère, l’inlassable affection de Laure, l’intérêt vague de ces petites qui dans la rue lorgnent mon jeunot et se retournent, une fois, deux fois, d’un mousseux tour de jupe, et les voisins par-dessus le mur, les commerçants par-dessus le comptoir, tous ces gens, tous ces vivants qui piègent l’attention, qui s’occupent de vous, qui glosent, qui font monter une mer de salive autour de votre île déserte.
Il y a l’âge de Bruno qui a, déjà, seize ans, qui est, déjà, rhétoricien.
Il y a la mobilité de l’adolescence, pour l’instant soumise à des horaires, des programmes, des habitudes. Quand je le vois parfois relever le nez, je songe au taurillon qui hume l’air, venu de si loin faire frémir l’herbe de son parc.
Il y a, entre lui et moi, tout de même, ce décalage. Le décalage normal. Bruno aime son père comme on aime son père. Et même : comme il aimerait sa mère. S’il n’était fou, qui voudrait mieux ? Et l’amour vient du Père qui est à l’origine ; celui du fils en est la conséquence.
Il y a l’étonnement du mair. Oh ! ce n’est pas de l’indignation. Mais ces dames, si longtemps acharnées à me croire « l’honnête homme », à penser que j’assumais le rôle accepté, s’ébahissent un peu. Pour elles, sans doute, je fais du remploi d’affection, j’ai reporté sur Bruno la rente dont jouissait Marie. Je me suis, avide de protectorat, rabattu sur le moins rétif ; ou encore je me suis mis à la paternité comme on se met au régime. Mamette a certainement voulu me le dire, en claironnant devant un plat d’épinards où luisaient les yeux jaunes d’un œuf dur :
« Moi, je détestais les épinards ; maintenant, je les adore. On déteste les épinards, on se force, on s’habitue, on y prend goût, on ne veut plus que ça… »
Bruno, Bruno… La 4 CV file sur Villemomble et dans la courte portion de route dégagée il réclame, bien entendu :
« Champignon, quoi ! Tu n’as rien devant. »
L’auto pour moi est une machine à transporter. Pour Bruno, même une 4 CV, c’est du mouvement. J’appuie un peu sur la pédale. Je suis bien. Je ne désire rien, qu’aller ainsi, au plus loin. Je suis bien : vivre toute autre vie me semblerait maintenant aussi absurde que de conduire en machine arrière. C’est un fait, dans l’existence tant de situations sont réversibles. On change de chemise, d’emploi, d’idées. On change de femme. On ne change pas d’enfant. Il est né, il vous tient, il vous a. Il est et rien ne ferait, même sa mort, qu’il n’ait pas été. Il sera et tout concourt, même notre mort, à lui assurer notre suite. L’enfant, voilà l’irréversible. Et après moi, après lui, toujours devant, à la vitesse du temps…
« Ben quoi, tu as calé ! » s’exclame Bruno.
Oui, j’ai freiné trop fort, j’ai calé, devant deux écoliers qui traversaient la rue. Moi aussi, j’ai deux autres enfants et je cogite au singulier.