Le silence peut devenir l’écho du silence. Laure restait d’une sobriété de langue à toute épreuve, Michel absent, Mamette consignée au mair. Avec Louise qui a toujours parlé comme on fait des bulles, Bruno, qui avait décidé de se taire et moi, déjà spécialiste de Vin petto, de l’imiter, on devenait communicatif dans la famille, où le plus loquace s’avérait être Cachou, aboyant encore menu, mais avec l’éloquence passionnée qu’un trois fois rien de chien, de la truffe et du fouet, peut mettre dans l’inarticulé.
Un mois, deux mois, rien de nouveau, mais ils insistaient tous : Michel dans la rareté magnifique que lui inspirait l’imminence de la formule magique pour cartes d’ingénieur « ancien élève de l’École polytechnique » ; Louise dans cette soie, qui attire la pure laine (présentement et de plus en plus « Monsieur Varange », trente-quatre ans, voiture de sport, complet anthracite, héritier de filatures) et ce avec une aisance décuplée, toute suédoise, stupéfaite du moindre cillement, avec une désinvolture si relavée, si élégante qu’elle enfonçait la décence et, du bout d’un escarpin sorti du meilleur bottier, expédiait toute remarque dans la poubelle aux sous-entendus. Bruno insistait enfin dans l’art de ne pas insister, jusqu’à ce que fatigue s’ensuive.
Cogitant, computant, je ne m’y faisais pas. Pour les géniteurs, dont plus long est le passé, plus courte est la mémoire, c’est une chose étrange, proche de l’aberration, que l’intérêt croissant des leurs pour de vagues personnes, hier encore enfouies dans le fourmillement des humanités étrangères, aujourd’hui franchement ou secrètement présentes, puissantes, envahissantes, délogeant père et mère de leurs positions clefs, de leur paix tamisée par les rideaux de tergal.
Je me réfugiais, on le voit, dans le petit humour : vieux truc, très prisé dans la profession — et dans tout ce pays, où l’on aime cirer ses rages. J’aurais donné je ne sais quoi pour reculer de deux ans, pour retrouver cette impression d’être le siamois de mon fils, d’avoir une artère commune avec lui. J’attendais. Et en attendant je le surveillais, l’œil sur la pendule, exactement comme il m’avait surveillé moi-même du temps de Marie. Je notais tout, c’est-à-dire presque rien. Bruno se montrait un peu las, légèrement soucieux, mais ponctuel, plus réservé, mais non distant, moins disposé à sacrifier ses sorties aux nôtres, mais résolu à en assurer l’équilibre. Au mair où l’on ne se doutait de rien, où l’on aurait simplement souri si on avait su, la cote de Bruno montait.
« Il est bien, disait Laure, dans ses grandes crises de confidences.
— Un as, une belle, un fidèle, vous avez tout eu, mon ami ! » murmurait la vieille Mamette, éteinte, transparente, presque partie, à qui nous rendions visite, cinq minutes par semaine — quand elle avait cinq minutes lucides — parmi son peuple de ficelles et de bibelots indistincts.
Fidèle, oui, bien sûr ! Mais quand on la partage, avec l’un, avec l’autre, avec la tard venue qui peut-être s’en moque, c’est moins encourageant, la fidélité.
Ce furent du reste, à mon endroit, les dernières paroles de ma belle-mère, railleuses comme de juste : le surlendemain elle eut une attaque, dont elle réchappa, mais pour demeurer grabataire et aphasique. Laure refusa de prendre une garde, assurant même que dans cet état sa mère aurait moins de besoins, serait plus facile à soigner.
Nous nous en laissâmes persuader : avec la gratitude benoîte de ceux qui se sont accoutumés à l’héroïsme de l’un des leurs et bien que cet allégement de travail poussât du mair au pair une Laure amaigrie, hâve, claquant de la savate dans une navette échevelée.
Un mois passa. Puis, peu avant Pâques, j’appris de la bouche d’un collègue, charmante soirée, mon fils y était, que Louise avait donné, en quasi-maîtresse de maison, chez M. Varange, une petite sauterie destinée à fêter la pendaison de crémaillère dudit, rue de la Pompe. Louise ne le nia pas :
« Et alors, dit-elle, froide et candide, je ne peux pas m’organiser une vie ?
— Quelle vie ? dit M. Astin.
— Ce qui s’appelle une vie, reprit Louise, impatiente. Sais-tu que, seule, je gagne déjà plus d’argent que toi ? Préfères-tu que j’aille habiter Paris ?
— Presque, fis-je, en regrettant aussitôt le mot.
— J’y penserai », dit Louise, dont la lèvre frémit un peu avant d’ajouter : « Au lieu de me dépêcher ta police, tu ferais mieux de t’occuper de Bruno. En voilà un qui peut t’inquiéter. Michel et moi, nous savons ce que nous voulons, nous ne sacrifierons pas notre avenir pour nous précipiter sur le roudoudou. »
Elle n’en dit pas plus, mais, très vite, je sus que Bruno avait séché des cours. Quand j’ose la désirer, la pêche aux informations, dans l’étroit univers des enseignants, m’est facile : petit professeur, j’ai un peu partout des camarades bien arrivés qui sont ravis de signaler leur importance en me rendant ce désagréable service. L’un d’eux qui s’était payé jadis la coquetterie de décrocher à la fois le doctorat ès lettres et le doctorat en droit, célèbre à la Faculté, pour son interrogative exigence et ses reniflements humides qui lui avaient valu le bivalent sobriquet de Tire-Jus, ne me cacha rien :
« Bruno ? Je ne l’ai pas vu d’une semaine. Pas fameux, fameux, ton fils, franchement… »
Le soir même après dîner, interrogé, Bruno, lui non plus, ne nia pas.
« Exact, dit-il. J’avais besoin de cette semaine-là. J’attendais, pour t’informer, les résultats du concours.
— Concours… ? fis-je, éberlué, quel concours ? Tu as passé un concours sans m’en avertir ?
— J’ai essayé celui des P. T. T., reprit Bruno, humble et ferme. Je ne suis pas un aigle, tu le sais. J’ai voulu prendre ce qui était à ma portée, comme je prendrai, si j’échoue, ce qui pourra l’être encore : Contributions, Enregistrement, une administration quelconque. On ne sait jamais : je ne veux pas rester en carafe, plus tard, avec une licence inachevée, inutilisable. Et puis, j’aimerais gagner ma vie assez vite. »
Le secret, la décision prise en dehors de moi, la pratique du fait accompli, de raisonnables raisons pour masquer les véritables et m’interdire la colère, un sang-froid, un calme tout neufs, un visage lisse et cette gentillesse même, si différente, neutre, imperméable et comme touchée en profondeur par ces microbes qui lentement indurent un tissu… On m’avait changé mon fils.
« L’examen a d’ailleurs bien marché, disait-il. Je saurai dans une quinzaine, mais je pense avoir réussi.
— Avec ça, s’écria M. Astin, docteur ès lettres, tu iras loin ! »
On me le diminuait, on me le rendait petit, petit, ce pauvre pruneau de Bruno, déjà si près du fruit sec. On me l’arrêtait en chemin, ce gosse qui, à petits pas, la tortue rattrapant quelquefois le lièvre, aurait peut-être pu, quand même, faire mieux.
« Je n’irai pas très loin, avouait Bruno, impassible. Mais une fois dans la place, tout de même, on peut accéder à l’École supérieure des P. T. T. qui forme ses propres cadres. Rien ne m’empêche, d’ailleurs, de continuer ma licence en travaillant. »
Pratique, au surplus : repoussant plus loin la difficulté. Je m’échauffais, retenant ma question : pourquoi ? À quoi bon ! Je savais. Et je ne voulais pas savoir. Imperméable, moi aussi, je devais l’être pour gagner un peu de ce précieux temps qui effrite si bien le tuf, pierre tendre. Je me lançai dans le style ampoulé :
« Ainsi ton frère inventera quelques-unes de ces machines qui transforment le monde, ta sœur fera loucher le Tout-Paris et toi, en blouse grise, le nez sur tes casiers, tu trieras glorieusement des lettres. Tu te pousses, mon ami, tu te pousses. Vraiment je me demande… »
Hésitation feinte. Soupir :
« Je me demande ce qui peut bien t’intéresser dans la vie. »
Bruno n’hésita ni ne soupira. Il répondit tout de suite :
« Mon Dieu, Papa, je crois que l’essentiel, c’est d’être heureux. »
Heureux ! Je bouillais. Heureux qui rime si richement pour les niais avec amoureux, pour les prudents avec dangereux, pour les sarcastiques avec foireux. Heureux, toi et moi, dans l’émoi, sauf quatre jours par mois : qui lui avait donné ce cœur de midinette ? Il en voulait du bonbon, du bonheur, ambition des pauvres et des faibles, mais comme le reste trusté par les riches et les forts ? J’avais là-dessus mis en fiches, au long de mon heureuse vie, une statistique de premier ordre. Mais allez donc crier plus loin, Cassandre ! Cet âge a ses chansonniers pour philosophes. Et il chantait, Bruno :
« On cherche à réussir pour l’être, n’est-ce pas ? Mais si tu es heureux, sans avoir fait de miracles, les gens peuvent en penser tout ce qu’ils voudront, tu as bel et bien réussi. »
Petit professeur de banlieue, vilain veuf, alors j’avais deux fois raté ma vie ; père délaissé, je la ratais, sur l’heure, une troisième fois. Soudain, l’échange devint plus vif :
« Tu es pressé !
— Nous sommes tous pressés : Michel, Louise, moi, les autres. Vous nous laissez un monde si noir. On n’aura peut-être pas beaucoup de temps.
— Le temps de quoi, mon petit ?
— D’être heureux, souffla Bruno, agacé, un peu honteux d’avoir à répéter le mot-rengaine.
— Et qu’est-ce que c’est pour toi le bonheur ? »
Bruno plissa les yeux. Puis le nez à terre, tâtant le terrain, pansant la plaie, habile, sincère, ému, au choix ou le tout ensemble, il répondit de biais :
« Pour toi, n’est-ce pas, c’était ma mère ? »
Pour moi, ce fut Gisèle, oui, petitement : le tremolo nous menaçait. Mais il y avait eu Marie, ensuite : à Bruno justement immolée. Je retrouvai de la rancune, pour ironiser :
« Et tu as déjà obtenu à dix-huit ans, d’une jeune personne, l’assurance de son indéfectible attachement ? »
Bruno m’observa, d’un œil gris, stupéfait de ma hargne.
« Je n’en suis pas là », murmura-t-il.
Sans expression. Je guettai vainement sur son visage, ce léger gonflement, cet air endolori que se partagent la peine de cœur et la chique naissante. S’il n’en était pas là, bravo. Il n’était pas urgent du tout qu’il le fût ; pas urgent d’être prêt, donc, de s’armer en toute hâte, en sacrifiant la qualité de l’armement. Mais il l’était d’arrêter les frais, dans la bonhomie des patauds :
« Cette bonne blague ! s’écria M. Astin. Heureusement que tu n’en es pas là ! Car je peux t’avouer qu’une boulette pareille, à dix-huit ans, tu ne pourrais pas me l’imposer avant trente-six lunes. »
Bruno monta se coucher sans répondre. Je montai aussi, sans le rappeler pour le baiser d’usage. Il n’avait pas eu le dernier mot avec moi ; il ne l’aurait pas de sitôt sur le sujet. Serais-je assez faible père pour m’instituer son complice, avoir pitié d’une petite langueur sans songer aux grands navrements que l’avenir réserve aux bâclages du béguin ? Mon dadais, il était même souhaitable qu’il fût dans l’affaire un peu écorché, qu’il y laissât des illusions. Point trop fier et me retournant dans mon lit, je me conseillai fortement toute la nuit : « Tu devrais en toucher deux mots à Louise ; elle a l’air de penser aussi, la sage follette, qu’à dix-huit ans un garçon ne peut songer à faire dire oui aux filles qu’en privé. Louise a déjà invité cette petite ; elle peut recommencer, la sortir, l’amuser, lui donner très vite le goût du plaisir et du même coup quelque dédain pour les Chellois. »
Je pris deux cachets pour dormir, d’un mauvais sommeil.