Cinq ou six mouettes, dont le vent étire les cris, piquent à tour de rôle sur un héron cendré qui s’approchait du banc central, leur fief, pour y gober, d’un tour de cou, ces œufs mouchetés pondus dans un trou de sable. Le héron se courbe à chaque passe, agite en vain le poignard de son bec et, dégoûté, finit par s’enlever, d’un battement lourd et mou de piètre voilier, que poursuivra longtemps le strident ballet blanc.
« Rare, dit Bruno. Pour une fois le plus petit fait la loi.
— Question de finesse de vol », dit Michel.
Dans l’eau qui nous vient à mi-cuisse — pour Xavier et Odile presque au nombril — nous avançons, contournant les trous, vers la nappe mince où sont tendues nos cordées. Mes fils, les voilà très frères d’aspect. Homothétiques, dirait Michel. Le décalage s’est atténué. Mais dans le souci qu’il a de son nimbe de tête à X, dans le soin qu’il apporte à rectifier ou à compléter Bruno un demi-ton plus haut, on sent que Michel s’en inquiète un peu, tient à marquer la distance : il n’a jamais déployé tant d’assurance. Odile, puisqu’elle est là, en est la pierre de touche.
Bruno vient de retrouver un taquet, il s’est baissé, il tire sur le cordeau : au troisième hameçon, une forte anguille arrive, qui fouette rageusement. Bruno, comme son frère, déteste décrocher ces bêtes ; il se relève une seconde, sans doute pour invoquer mon aide. Mais Michel est devant lui et, dans son ombre, Odile. Bruno se rebaisse, décroche l’anguille, gluante et renouée, la tend à son frère qui recule bravement.
« Ben quoi, dit Bruno, simple téléostéen reptiliforme ! Tu ne vas tout de même pas aller chercher ta rapière. »
Un point pour toi, bonhomme.
Il m’amuse, quand il cherche à s’affirmer aux dépens de Michel, sensible du sourcil et qui, chaque fois, change de camp, se guinde. (Ce coup d’œil ! On dirait qu’il prend soudain mon âge, qu’il devient un vieil oncle prêt à grogner : ces gosses sont d’un irrespect !) Le prestige de Michel, pourtant, n’en est guère entamé, même auprès de Bruno qui, en définitive, ne fait pas le poids. S’il n’est plus cadet — puisqu’il aura dix-huit ans dans un mois — Bruno reste junior en face d’un frère qui vient de passer le cap des vingt et un, qui se classe senior. La partie reste inégale.
Sur l’eau, évitant toute compétition, dont l’idée seule l’offusquerait, Michel laisse partir Bruno et, si son frère se hisse à la pointe de l’épi noyé, il part à son tour, passe devant lui sans daigner s’en apercevoir, attaque le chenal qu’il traverse de la bouée noire à la bouée rouge, en plein courant.
À terre, Michel ne s’alignera pas pour un cent mètres. Mais s’il doit foncer, à la demande de Laure, pour rattraper la voiture de l’épicier ambulant qui a oublié de nous servir, Bruno se lancera vainement sur ses talons. Michel sprinte alors et, immanquablement, de la maison à la cale, lui prend dix mètres. (Ce puissant mouvement de côtes, quand il revient, calme et bouche close, auprès des filles. On ne débite plus de fadaises, mais seulement de l’air. Joli-Cœur n’a plus droit qu’à l’emphase du muscle.)
Parmi la bande autre handicap : Bruno a du trait — ce qui n’arrange pas forcément les choses — mais peu d’autorité. C’est toujours Michel qui oriente les palabres, les distractions, les promenades. Si on se met à danser, désastre : Bruno pilonne. Au bridge, au rami, on le conseille ou on l’engueule. La leçon de conduite qu’en vue du permis Michel lui octroie volontiers, chaque matin, résume assez la situation.
Il n’y a vraiment que Xavier qui puisse lui servir de repoussoir et Roland qui arrange un peu ses affaires, qui rajeunisse Michel en gardant, sur un certain chapitre, son douteux avantage.
Mais c’est justement pourquoi chez Michel, Odile intéresse, sinon le coq, du moins les plumes du coq.
Et Bruno n’est pas si mordoré.
À quoi rime, d’ailleurs, cette parade ? Si elle m’amuse, chaque jour un peu moins, elle m’agace, chaque jour un peu plus. Maman disait : « Je n’aime pas que les jeunes gens s’occupent des jeunes filles sans gravité. Mais l’ennuyeux c’est qu’alors ils ont le plus souvent l’air ridicule. » Le ridicule a disparu, avec la gravité. Ils ont inventé les femmes petits copains pour passer précisément des petits copains à la femme ; mais nous n’avons trouvé, nous, les pères, aucune attitude qui convienne à cette période de transition ; nous sommes en porte à faux, incapables d’approuver, de désapprouver et même de savoir à quoi nous en tenir, les genres n’étant plus tranchés, les niaises disparues comme les déniaiseuses pour céder la place à ce que tous ces garçons appellent « une fille » sans plus (une fille, le sexe qu’ils n’ont pas. N’est-il pas caractéristique que le mot ait perdu son sens désobligeant, dans leur bouche, comme du reste son sens de filiation, en même temps que disparaissaient de leur vocabulaire le mot demoiselle, trop mignon, le mot « pucelle », trop précis et l’adjectif « jeune », qui, devant fille, signifiait la même chose ?)
Rien ne m’empêchera pourtant de penser que, pour une fois, je ne suis pas en retard, que ce sont eux qui sont en avance. Bruno surtout. Voilà un gosse (attention, M. Astin, depuis que Bruno est un jeune homme, vous aimez le traiter de gosse).… Voilà un garçon qui a tout juste son bachot, dont le seul problème, le problème immédiat, urgent, est de décider… enfin, du moins, d’examiner avec moi ce qu’il va faire de son avenir… enfin, du moins, de sa prochaine année. Il ne s’en inquiète pas une seconde. Il ne m’en a pas retouché un mot. Il a même envoyé paître son frère qui — pardi ! Tout lui est avantage — l’accrochait sur le sujet :
« Oh ! dis, ça va, ce n’est pas ton rayon. »
Faire figure devant Odile lui paraît plus pressant. Il n’y réussit guère, mais s’en aperçoit mal, car Odile, qui a le même âge que lui, avec la petite avance des filles, sait ce que c’est et le ménage. Sauf Michel, les autres ne lui font point d’avanie majeure ; il est, avec Xavier, leur benjamin de service. La même raison qui leur fait remiser Papa — ou M. Daniel — à côté de Mamette ou de Laure (vieillir Papa, c’est se vieillir soi-même ; comme pour nous, rajeunir un enfant, c’est nous rajeunir nous-mêmes) leur commande de traiter Bruno en catéchumène. La seule férocité — calculée, calme, embauchant justesse et justice — lui vient de Michel. Bruno écrase le pied d’Odile qui couine. Michel palpe le pied, dodeline du chef :
« Ce n’est rien, dit-il. Excuse l’éléphanteau. »
Bruno, expédié au bourg pour les courses, revient avec deux kilos de poires, les premières, qui sont évidemment coûteuses :
« Elles ont mille francs par jour à dépenser, dit Michel. Elles pourront jeûner demain. »
Bruno, candide, s’approche de Marie qui, un peu à l’écart, tortille du nylon sur une pierre plate, au bord de l’eau.
« Tout de même, dit Michel, tu ne peux pas la laisser laver sa culotte. »
Alors, parfois, Bruno se retire, se souvient que j’existe, que de loin j’assiste à ses déboires, en me disant, sans conviction, que c’est pain bénit, qu’on ne brûle pas les étapes, qu’il ne fallait pas qu’il y aille, tu-tu, qu’il ne fallait pas y aller, mais que pourtant mon petit gosse, non, je n’aime pas le voir vexé, diminué, même si ça me le ramène, même si ça lui fait du bien, si ça lui coule du plomb dans la tête. Et je le laisse rager en silence, sans rien lui demander, sans toucher à l’écorchure ; je le laisse afficher une superbe indifférence, contredite par le sifflotement, tss, tss, que nous connaissons tous. Ou bien je lui demande, sous un prétexte quelconque — poste, coiffeur, libraire — de me conduire à Ancenis, pour lui permettre, en principe, de se perfectionner, mais surtout de prendre ma place dans la 4 CV. Ce n’est pas moi qui lui dirais quoi que ce soit sur la curieuse façon qu’il a de passer les vitesses : la satisfaction toute neuve du chauffeur vaut bien le sacrifice de vieux pignons.
Ma patience s’use pourtant : c’est bien la première fois qu’à L’Émeronce j’aurai compté les jours. Outre la rivalité de mes fils, cette bêtise, je n’aime pas cet excès de tam-tam, de gigues, cette rage qui dévore, qui épuise les distractions et qu’accompagne une sainte horreur des sujets sérieux (ah, non, la barbe, on est en vacances). Je n’ai pas connu la voracité du plaisir, le peu que j’en prends ne me fatigue pas. « N’en pas trop goûter pour ne pas se dégoûter », disait ma mère, qui n’y goûtait pas du tout. Eux, ils engloutissent. Je commence à trouver saumâtre qu’à bout d’invention certains, parfois, ne retiennent pas un bâillement. Les invités ne disent trop rien. Louise ne cache pas qu’elle commence à s’ennuyer :
« Pêche, bateau, bain, pêche, bateau, bain… En dehors de l’eau, L’Émeronce n’a pas beaucoup de ressources. »
J’ai pourtant, à leur demande, en partie gâché la paix de mes vacances. J’avais fait un calcul : me rapprocher de mes aînés, me faire accepter d’eux, les comprendre. Ils m’ont — sauf pour les bricolages — laissé le plus souvent sur la touche et j’arrive de moins en moins à prévoir leurs réactions. Un de leurs leitmotive, par exemple, est « l’accoutrement de Laure ». Piquée, croyant faire un méritoire effort, voilà que Laure apparaît, un matin, en pantalon. Succès ? Pas le moins du monde. Tollé. Louise me souffle à l’oreille :
« Non, tu as vu comme elle s’est affublée ?
— Comme toi, comme tes amies… Après tout, elle n’a que trente-trois ans, elle est à mi-chemin entre vous et moi.
— Ouin, dit Bruno, c’est ma tante. »
J’ai cru comprendre que le pantalon, à leur sens, seyait aux filles (et il est vrai qu’il y faut de la petite fesse), mais non aux mères. Comme un curé cesse d’être un curé dès qu’il enlève sa soutane, une mère en pantalon leur offense l’œil. Or leur tante est leur mère. Où ces affranchis vont-ils fourrer le sens du sacré ?
Autre exemple : ils se sont tous récrié quand le facteur, gazette locale, nous a annoncé que nous ne reverrions plus notre boucher, celui-ci ayant filé avec une épicière de Varades en laissant ses deux filles à la bouchère.
« Il lui a abandonné le fonds, a-t-il précisé, jovial.
— Et les enfants ! » a dit Louise, choquée.
J’écoutais Marie : elle n’était pas la moins sévère. Que le boucher fût notoirement cocu, qu’il ait hésité cinq ans avant de s’en consoler ne lui a pas semblé une suffisante excuse. J’ai voulu discuter : rester, n’était-ce pas de l’hypocrisie ? On m’a démontré que ce n’était pas la femme — corne pour corne, nul ne voyait de mal à un rendu — mais les enfants qui gardaient les droits sur leur père, qui en les faisant avait souscrit un contrat imprescriptible, puisqu’il pouvait ne pas les faire. Il m’est apparu que, dans leur esprit — « Ses filles, elles ne lui ont pas demandé à vivre » —, le contrat était unilatéral. J’ai eu envie de protester. Mais dans les yeux de Bruno, braqués sur son contractant, je me sentais tout possédé : ce qui m’a d’abord fait taire, en me rappelant quelque chose.
Ce qui m’a ensuite fait parler, en me donnant du courage, en me rappelant aussi que, si Bruno a des droits sur moi, j’en suis encore l’interprète, que j’ai au besoin à les défendre de lui-même. Conversation, hélas ! terminée par un éclat. L’après-midi je l’ai trouvé sur la terrasse, c’est-à-dire sur la plate-forme où jadis les fermiers-pêcheurs mettaient leur foin et leur fumier à l’abri des crues et que nous avons sablée avec le sable du banc le plus proche. On n’y domine pas seulement le petit pré, dont les tentes ouvertes étaient vides, mais des kilomètres de Loire et de campagne.
« Seul ? » ai-je demandé.
Œil serré, menton serré, réponse assortie :
« Ils ont filé.
— Eh bien, écoute-moi un peu… »
J’avais préparé mon boniment :
« Écoute-moi un peu, un aiguillage ne s’improvise pas, mon petit, dans le dernier mois de vacances. Il faut prendre, le plus tôt possible, des conseils, des contacts, des dispositions. »
Et Papa, pour la nième fois, d’énumérer le possible, de peser, de comparer, la bouche en cœur — et le cœur dans la bouche — en faisant des ronds de mains que, dans les meilleurs jours, lui inspirent ses meilleurs élèves. Pensons-y, mon fils, moi, toi, chaque jour un petit peu, tâchons d’avoir un aperçu de la chose avant la fin du mois. Et tapotant l’épaule du fils, dont l’attention paraissait soutenue, il a enfin demandé, Papa, très engageant :
« Tu n’as vraiment pas la moindre petite idée ? »
Bruno a émergé d’un abîme de réflexions. Il avait bien entendu la question, il n’avait même entendu qu’elle :
« Non, a-t-il dit, je ne sais pas du tout où ils sont, les salauds. »
D’où, l’éclat : une de ces rares, belles et formidables rognes dont j’ai le secret, entre d’interminables consentements à tout.
« Nom de Dieu, s’est mis à hurler M. Astin, je lui parle depuis cinq minutes de choses importantes, dont toute sa vie va dépendre ; il n’écoute même pas, l’imbécile ! Ça n’a pas dix-huit ans, c’est maladroit, gracieux comme un ours, et ça fait le beau devant les dames ou le grognon, parce qu’elles sont allées plus loin jouer à la reniflette… »
J’étais lancé, déchaîné. Je criais si fort que Laure est sortie de la maison, éberluée. Elle a appris que j’avais un fils borné, cervelle crasseuse, promis au balayage des rues, du nom de Bruno ; et un autre, appelé Michel, qui ne valait pas mieux, qui se croyait sorti de la cuisse de Jupiter, mais de si haut dans la cuisse qu’il en restait puant ; et une fille, parlez-moi z’en, ou plutôt ne m’en parlez pas… Bref, trois enfants, trois affreux, indignes de nos soins, de nos efforts, de nos sacrifices, trois spécimens de l’époque, assortis aux autres qui leur donnaient bel et bon exemple. J’en étais déjà au vaste pluriel, j’engueulais tout le monde et bientôt moi, comme de juste. Elle a appris, Laure, que j’étais le père le plus bon, le plus con qui soit…
« Allons, Daniel, a-t-elle dit, ce petit a compris, il regrette… »
Il regrettait sûrement, mais moins que moi. Il était anéanti : d’autant plus qu’au fond des prairies, entre les tremblants bosquets d’aunes, il venait d’apercevoir en même temps que moi quatre ou cinq taches de couleur sur le vert épais du regain. Sauf une tache jaune citron qui divaguait, seulette, le long de la haie (Louise adore les mûres) les autres allaient, plus lentes et groupées deux par deux. Son regard ne les quittait plus et dans cette âpre attention je reconnaissais la mienne ; j’apprenais, à mon tour, de quel dépit peut s’aider la colère.