XXIV

Accélération : ils sont rentrés, couvrant d’une traite Aurillac-Paris.

« Ben voilà, salut ! » a dit Bruno, laconique et sonore.

Et Odile :

« La voiture ne vous a pas trop manqué ? J’étais confuse à l’idée que nous vous en privions. »

Bien polie, bien honnête, elle m’a remercié ; elle a vérifié l’huile, les accus, pour me rendre en bon état une mécanique que je ne me souvenais pas lui avoir prêtée, à elle. On ne m’a pas dit pourquoi, partie par le train, Odile revenait avec Bruno, ni quels furent leurs acolytes, ni par quelles autres voies ceux-ci ont quitté l’Auvergne, ni quel fut le commun programme dans le haut oxygène parmi les eaux vives, les bouses des petites vaches rouges, les burons enfumés et les pâtres qui y triturent la fourme. Tel n’est pas, évidemment, ce qui a compté. On m’a seulement offert une bourriche pleine d’un ramas de pattes et de pinces, en m’expliquant :

« Il y en a au moins six douzaines. Odile connaît tous les bons trous. Si tu la voyais appâter ses balances avec de la charogne de mouton !

— Je vais vous faire une bisque », a dit Laure.

Le mot convenait à l’instant. Un peu plus tard, du côté de la cuisine, des tintements d’aluminium m’ont appris que Laure salait, poivrait, empersillait, sans faiblir, le grouillement bref et désespéré des écrevisses jetées dans l’eau bouillante. Puis elle m’a rejoint sur la terrasse, elle m’a soufflé :

« Cette fois… »

Cette fois, oui, ça y est. Si nous rappelions à Bruno ses hésitations, ses petites démarches, il s’en étonnerait, je gage. Odile et lui, ils sont tous les deux au fond du jardin, pas cachés du tout, bien en vue au contraire, assis fesse à fesse, non sur le banc qui ne demandait que ça, mais sur la murette. Point de mamours. Point de z’yeux dans les z’yeux. Leurs jambes pendent, parallèles, et les quatre tuyaux de leurs identiques pantalons noirs leur donnent, comme tant d’autres duos que je croise au bord de la Marne, une allure un peu homosexuelle. On pourrait s’y tromper, croire au statu quo, s’ils n’affichaient une discrète entente (manière aussi discrète de nous mettre au courant) et si je n’avais tout de même vu, deux fois, se rapprocher les têtes ou, plus exactement, l’os pariétal de Bruno Astin s’incliner, jusqu’à mélanger du cheveu, vers l’os pariétal d’Odile Lebleye. Dans les temps que voici, où la mièvrerie est devenue un péché capital, j’ai bien compris que c’était du transport.

« Comment diable a-t-il fait ? murmure M. Astin.

— Il est rassurant », murmure Laure.

Ses sentiments dédoublent les miens, en plus faible, comme la seconde image du spath d’Islande.

« Il est rassurant, répète Laure, décidément miraculée de la glotte. Vous autres hommes, vous croyez toujours que les durs l’emportent. Mais sauf quelques-unes qui s’en mordent les doigts, ensuite, les femmes préfèrent vivre avec les petits doux, pour leur sécurité. Ça ne change pas. »

Commentaire typiquement Hombourg, polyvalent et, pour qui l’ignorerait, valable. Je ne dois point sur l’heure avoir l’air d’un petit doux. Laure crie :

« Bruno, tu es passé chez grand-mère ? »

Le fond du jardin ne paraît pas plus enthousiaste que moi, dont le rôle est ici usurpé. Mais nous glissons vers la grille et traversons mollement la rue ravagée par les jeux de billes ; nous nous retrouvons dans le capharnaüm où Mamette gît, le chef soutenu par trois oreillers. Laure se penche sur sa mère qui, de surcroît, devient sourde ; elle crie :

« Odile et Bruno viennent te dire bonjour. Odile et Bruno… »

On pèse sur la conjonction. Mme Hombourg ouvre un œil, le darde sur Bruno qui, le nez au vent, flaire son approbation, forcément tacite ; elle le darde sur Odile gênée, déroutée comme une immigrante. Elle bave un peu, fait de vains efforts, lâche un mot pour un autre. Nous finissons par entendre :

« Leblé… Lebléyennerpe…

— Oui, c’est la petite Lebleye, dit Laure encourageante.

— Le blé en herbe ! » éructe enfin Mamette. Elle referme les yeux et Bruno s’écarte assez vite : il n’a pas du tout goûté cette pauvre astuce. Odile murmure qu’on l’attend chez elle. Nous repassons la rue, sur les talons les uns des autres. Bruno se réinstalle au volant, tandis que Laure — à mon avis c’est une erreur — embrasse Odile et qu’Odile, plus perspicace, me serre la main en disant :

« Je vous le renvoie tout de suite. »

La voiture démarre. Allons, ça ira peut-être, cette enfant n’a l’air ni pressée ni conquérante. Nous aurons tout le temps de lui faire passer son examen. Nous voulons bien d’elle, mais il faut qu’elle comprenne son rôle, qui, dans cette maison, cette famille, ce système tout construit, sera de s’intégrer, non de soustraire. S’il peut y ajouter, Bruno ne peut rien perdre de ses affections : elles sont sa réussite. À cette condition, sans hâte, sans date, oui, ça peut aller, nous arrangerons ça en temps utile, quand Bruno aura une véritable situation en main, quand il aura fait son service, après de suffisantes, de charmantes fiançailles qui pourraient bien avoir un côté blanc-crème comme on n’en fait plus…

« Eh bien, Daniel, vous rêvez, vous restez planté là ? » dit Laure, me tirant par le bras.

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