XIX

Huit jours plus tard, Michel prenait le train pour Valence, Louise pour Biarritz — à titre professionnel — tandis que les deux cousines partaient pour l’Auvergne, chez un oncle commun et que les autres regagnaient leur famille. Bruno resta seul avec moi.

Il était temps : je n’en pouvais plus. Un instant craignant l’incident, j’avais envisagé une explication avec Michel. Je m’en étais finalement abstenu, pour ne pas donner d’importance à ce qui ne devait pas en avoir. Je le savais trop malin, trop ambitieux, trop sec, pour se laisser happer, fût-ce le petit doigt. Il se moquait bien d’Odile. J’avais bien deviné le mécanisme : « Laisser Bruno s’intéresser à une fille et la fille s’intéresser à Bruno, devant moi ? Impensable. Je ne vends pas mon droit d’aînesse, moi. Je gagne, si je veux. Du moins, je gagnerais si je voulais. Seule m’intéresse la démonstration. » C’était l’histoire du grand dogue gavé qui dédaigne l’os de rencontre, mais pose la patte dessus parce qu’un roquet le guigne et l’abandonne sans y toucher, dès que le roquet renonce.

J’avais tout de même eu peur, les derniers jours. On a beau s’appeler Michel, être un monsieur très — trop — sûr de soi, il s’en est vu d’autres, filles ou garçons, dont les vingt et un ans, dans la tiédeur de l’occasion, ont brusquement obéi à leurs gonades. Du dogue il virait au loup, flairant l’agnelle et qui se demande : « On croque ou on ne croque pas ? » Qu’il la croquât et, sans aucun doute, il eût très vite abandonné les restes. Pour lui éviter ce brigandage, peu probable, mais non impossible, pour être sûr de rendre au comptable la même fille, à Bruno sa tranquillité, à moi-même la mienne, j’avais de ma lourde présence empêché tous les isolements, suivi les bras dessus bras dessous déambulant vers la petite maison en ruine de la Bimboire, sous la voûte de ronces de l’ancien chemin de halage où certaines ne se sont pas seulement fait égratigner le nez.

Précaution inutile, certainement, et même un peu insultante pour Odile si elle l’avait percée. Mon expérience, je le regrette, ne m’a pas donné une très bonne opinion des femmes. Odile avait, de toute évidence, la jambe plus sûre que sa cousine. Cela se voit chez une petite quand elle a encore l’instinct de conservation, quand elle tient à ce qu’elle a, même si c’est logé dans le plus arrogant blue jean. Mais qui se moque de l’accident, il le mérite ; et il en est d’inattendus, pour la plus sage, quand s’en mêle la petite bête qui, en chacune, ourdit son fil d’araignée-à-maris.

Et puis ce n’était pas suffisant qu’il ne se fût rien passé ; il ne fallait pas qu’on pensât, Odile la première, qu’il aurait pu se passer quelque chose ; il ne fallait pas qu’il en restât même le souvenir d’un flirt, dont Bruno prît prétexte pour y accrocher cette première jalousie qui, parfois, fixe son homme. Je connaissais mon Michel. L’avant-veille de son départ, je l’emmenai à Ancenis pour prendre son billet et lui retenir une couchette. À notre retour Bruno était sur la terrasse, près d’Odile et, par chance, sans autre compagnie. Je pointai le menton :

« Tiens, tiens, est-ce qu’on chasserait déjà ? » fis-je, avec l’indulgence du grand distrait qui s’aperçoit enfin des choses.

Les sourcils de Michel firent l’accent circonflexe. Mais j’ajoutai, négligent :

« Petit chasseur, petit gibier. »

Bienheureux les vaniteux, car ils n’y verront que du feu ! L’effet passa mes espérances. Michel se montra beaucoup plus circonspect, presque distant, le dernier jour. La séparation fut banale, l’au-revoir tiédasse, sans prolongement, tel que je le désirais. L’ami provençal a des sœurs, qui ont des amies et tout ce beau monde a des pères, des relations et des dots. Odile avait peu de chances de recevoir des cartes postales.


Le reste des vacances me fut agréable, mais non délicieux. D’être son libre fils et non l’ombre du père, pour Bruno, l’habitude était prise. Ni bourru ni sauvage, il fit cependant, sur un vélo prêté par le père Cornavelle, de longues randonnées solitaires, au long des levées ou sur ces vicinales indéfiniment bordées de haies poudreuses et qui remontent en vrille vers les coteaux. Il cherchait sa colique en grappillant du raisin vert, encore touché de sulfate. Certains jours il s’enfonçait dans le sable, regardant pendant des heures les mulets d’entraison sauter dans les nappes basses ou le baliseur sonder son chenal, debout sur sa plate que poussait, haletante, la moto-godille. Moi, je pêchottais, placide, remplissant peu à peu de menuaille la boutique du bateau d’où Laure venait, de temps à autre, tirer quelque friture.

Nous avions nos palabres, aussi, comme devant et auxquels Bruno continuait de convier sa tante. Il y fut question de son avenir et décidé, sans enthousiasme de part ni d’autre, qu’on verrait plus tard, qu’il pouvait toujours commencer une licence en droit. Il y fut question de ses amis et amies, incidemment, avec une brièveté rassurante. Ceux-ci comme celles-là ne semblaient pas lui manquer trop. Il dit à plusieurs reprises :

« On est un peu seuls, hein, maintenant. »

À l’occasion je risquais des pointes contre Marie : il ne les releva pas, mais sourit du sourire qu’on accorde aux juges d’un autre temps. Prononcé par Laure, le nom d’Odile buta contre mon silence. Laure insistant, la bonne gaffeuse, s’étonnant de ne pas avoir reçu un mot de remerciement, je dis :

« Aucune importance… Bon vent ! »

Bruno m’observa curieusement, mais ne sourcilla pas.

À la fin d’août, sur le carré d’herbe foulé, à l’emplacement des tentes, laiterons et folle avoine redressaient la tête. Bruno avait pris un kilo et, passé au brou de noix, se montrait plus ouvert, plus gai. J’estimais l’avoir bien repris en main, quand le 28 sa grand-mère tomba de son fauteuil, se cassant le poignet et nous forçant à repartir un peu plus tôt que prévu pour Chelles.

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