Six semaines de vacances, c’est notre tarif, nous nous y sommes toujours tenus ; et nous les avons toujours passées à la maison d’Anetz, à L’Émeronce, qui nous évite, chaque année, une location.
Perdue au bout d’une tortueuse vicinale aux talus hérissés de têtards d’aune, aux fossés si profonds qu’y remonte l’anguille, L’Émeronce, ce n’est pas une propriété. Près d’une cale désaffectée, d’un semblant de plage, ce n’est qu’un poste de pêche, inabordable l’hiver quand les Ponts et Chaussées ferment les barrières de crue. Une bicoque sans valeur, en pierre rousse, entremêlée d’ardoise à bâtir. Une ancienne écurie, pour être précis, flanquée d’un four à chanvre, juchée sur une terrasse qui fut une plate-forme à fumier et qui devient une île à chaque inondation. Abritée par deux ormes géants, dont les racines maintiennent la butte, elle domine sept cents mètres de basse Loire.
Nous avons là trois pièces chaulées, presque vides, un campement, dont l’inconfort nous offre au moins un des rares paysages qui ne soient pas devenus un rendez-vous de saucissonneurs. Comme beaucoup de gens qui ont toujours habité près d’une rivière, je sais mal me passer d’eau et la plus belle lumière provençale ne m’en rembourserait pas : mon œil a soif. Bien que fief des Hombourg, j’aime ce coin, où flue une brume plus blonde que les nôtres, portée par un courant plus vif, que font chanter les épis noyés. Et le fait qu’à la mort de Gisèle et de son père, L’Émeronce soit passée à mes enfants (Laure gardant la maison de Chelles, en indivision avec sa mère) n’est pas pour me déplaire. M. Astin, à Anetz, est chez eux : leur invité, leur camarade, plus que leur père. Quand sa maladresse dérame à contretemps, rate un ferrage, il se sent, il se croit, il est sans doute plus proche d’eux, plus assuré de leur joie pointue, de leur narquoise gentillesse. À L’Émeronce, je suis autre. Nous sommes tous autres, Laure comprise. Et il n’y a que Mamette qui ne puisse s’y faire, qui ronchonne, qui regrette sa fenêtre, son cactus, son chat, ses guéridons, ses ficelles-miracles.
Regrets relatifs, certes, mais assez virulents pour nous obliger à respecter les fameuses six semaines, séjour maximum qu’elle pût accepter sans se rendre vraiment insupportable. Marie me conseillait, depuis deux ans, d’envoyer ensuite mes enfants dans des camps de la Mutuelle, pour y respirer, sans moi, un supplément d’oxygène. Par bonheur, les intéressés eux-mêmes ne le réclamaient pas. Mamette grognait : « Pourquoi ? Ils ont déjà deux jardins. » Laure laissait entendre qu’à son avis — ses avis sont toujours feutrés, quêteurs, prêts à épouser les miens — ce serait peut-être bon pour les garçons, moins utile pour Louise. Moi, sans l’avouer, je pensais le contraire et malgré les délais d’inscription je murmurai : « Nous verrons » comme un pour qui c’est tout vu. Expédier les enfants dans une colonie, c’était, forcément, y expédier Bruno et contrevenir à ma politique de présence paternelle.
Ces vacances-ci donc ne différeront point des précédentes. Trêve sur grève : quarante jours qui pour la seule Marie feront figure de carême. L’intérêt de L’Émeronce, par définition, c’est qu’il ne s’y passe rien ; et comme les autres fois en effet il ne s’y passera rien. Presque rien. Je ne veux pas céder à la manie que j’ai, que nous avons tous de faire des dates. Nos transformations sont trop lentes pour nous être sensibles. Leurs signes avant-coureurs sont longuement négligés. Tout « révélateur » qu’il soit, le dernier incident, celui dont nous prenons conscience, peut-être insignifiant. Mais la goutte est censée faire déborder le vase. Ironie digne de mon intuition : un fleuve va s’en charger.
Nous y voici. Pas de vent, pas de courant, nulle excuse. Sous le ciel rougeoyant qu’elle dissout, une Loire encore tiède glisse à peine, lisse ses bancs, où piètent mollement des mouettes engourdies par l’approche du soir. Du haut de la butte, Mamette, tassée dans son fauteuil roulant et Laure, qui tricote, nous observent. Nous avons sorti la plate, empruntée au père Cornavelle, l’unique voisin, mi-fermier, mi-braconnier d’eau douce. Selon les rites qu’il nous a enseignés, la cordée est pliée à l’arrière ; ses pierres de plombée gisent dans le bateau, ses hameçons embecqués de tortillantes âchées pendent, répartis le long du bord pour éviter les accrochages. Les gaffes en l’air, nous laissons aller, l’œil sur les fonds, cherchant à repérer ces petits trous qui dans le sable, où elles ont foui, signalent le passage des plies. Nymphe un peu dégoûtée et surtout soucieuse d’extorquer de l’ambre au soleil, Louise fredonne et pigeonne, sans cesse rajustant son pointu soutien-gorge. Michel, ce bel éphèbe dont le caleçon de bain n’altère pas l’éternel sérieux, accorde toute son attention aux bouées du grand chenal et murmure :
« Si j’avais ma montre, je te calculerais la vitesse du courant. »
Bruno, quasi nu, scrute le secteur avec une attention d’Indien maigre, comme si en dépendait sa subsistance. Mais voici des traces, rondes il est vrai et non triangulaires. Je me penche plus avant, je dis :
« Ça, ce serait plutôt du barbillon. »
Et plouf, fils et fille se sont portés de mon côté sans réfléchir, si vivement que, cul par-dessus tête, avec un bel ensemble, nous voilà dans l’eau. J’émerge le premier, en riant. Michel rit aussi, qui, déjà, sans s’inquiéter, fonce vers la rive pour montrer que de nous tous il est de loin le meilleur nageur. Mais Louise et Bruno ne rient guère, eux. Si j’ai de l’eau jusqu’aux épaules, Louise en a jusqu’au menton ; elle se débat, affolée, parmi ses cheveux flottants. Quant à Bruno il n’a pas pied du tout et pointe un menton serré en esquissant, il est vrai, une espèce de grenouillade qui ressemble d’assez loin à la brasse. Foncer sur lui, l’empoigner, c’est l’affaire d’un instant. Cinq mètres plus loin la profondeur est moindre.
« Et Louise ! » souffle Bruno, qui peut maintenant gagner la berge tout seul.
Je n’ai plus qu’à me rejeter très vite vers sa sœur qui vraiment se maintient à peine, boit la tasse, crachouille en criant de plus belle. J’aurai plus de mal à l’amener, pâlotte, ravalant des hoquets, jusqu’à la cale, où Michel s’est hissé, vainqueur insouciant qui lance à son frère : « Tu arrives, hé, l’hippo ? » Mais enfin ce sera fait et nous n’aurons même pas à nous préoccuper du bateau qui, retourné, dérive doucement parmi ses agrès. Poussant le sien, tout hérissé de gaules, un pêcheur de Varades est déjà dessus, tandis que Laure accourt, déployant une serviette de bain.
« Fichus bateliers ! » crie Mamette, du haut de son perchoir.
Encore trente pas et filant vers ma chambre je passe devant elle :
« Et, vous, noble sauveteur, rugit la vieille dame, on vous donnera la médaille en chocolat. Vous piquez d’abord sur Bruno, qui sait un peu nager… et vous laissez mariner Louise, qui ne sait pas du tout.
— Ne dramatise pas, fait Michel. Un bain forcé, ce n’est pas une noyade.
— Est-ce qu’il avait le temps de réfléchir ? dit Laure. Il a pris le plus près. »
Le plus près, oui. Ce n’est qu’une expression dans la bouche de Laure dont le visage, une fois de plus, est tout gluant d’estime. Je sais ce qu’elle pense : un type bien, ce Daniel, tenant si fort à donner le change, à faire son devoir, qu’avant l’oiselle il a ramené le coucou. Comme on peut se tromper sur le compte des gens qu’on croit le mieux connaître ! Comme on peut se tromper soi-même ! Car ce qu’elle pense, jusqu’à cette minute, je l’ai moi-même cru et c’est bien ce qu’en moi je détestais le plus. Mais, Dieu merci, nous ne jouons pas du Corneille. Nous jouons tout au plus du Labiche. Michel a raison : un bain forcé n’est pas une noyade. Nul n’a sauvé personne, il n’y avait pas de vrai danger, rien qu’un peu de peur autour d’un léger accident. La seule, la belle nouveauté, c’est le réflexe ; et le sens de ce réflexe dont M. Astin, tout Perrichon qu’il soit en cette stupide affaire, se trouve illuminé. Le plus près, Laure, tu ne t’es pas trompée. J’ai sauté sur celui qui est le plus près de moi.
Il est plus de sept heures. Le soleil couchant donne de biais dans la chambre où je me rhabille. Bruno est reparti, tout mouillé, après avoir seulement attaché la ficelle de son slip triangulaire. Michel est resté avec sa grand-mère. De petits cris de souris traversent la cloison : Louise, à côté, fait des gloses. Quant à moi, ridicule, j’enfile ma chemise comme si je revêtais la pourpre. Je sais maintenant. C’est clair. Ça devrait crever les yeux de tout le monde. Bruno, je ne l’aime pas moins. Le signe est renversé : je le préfère. Qu’il n’en sache rien, lui, qu’il n’y réponde pas, cela n’a aucune importance. La question n’est pas là. Elle n’a jamais été là. On se masque. Qui croit chercher l’amour d’autrui souvent cherche d’abord à s’assurer du sien et les preuves qu’il en donne, à tort et à travers, c’est à lui-même qu’il les destine. Mais que le sentiment de l’obligation disparaisse et tout change…
Après la chemise, le caleçon ; et ce pantalon de toile qui sent l’herbe écrasée. Que le sentiment de l’obligation disparaisse et tout change. Je sais. Je peux, désormais, beaucoup plus. Parce que je ne crains plus son jugement, ni celui de personne, je peux élever cet enfant, juger de son bien, cesser d’en faire trop pour éviter le reproche de n’en pas faire assez. Je peux me laisser aller avec Michel, avec Louise, qui ont bien mérité cette compensation. Je peux songer à Marie : Bruno devient un moindre obstacle dès l’instant où je ne me soupçonne plus d’être capable de le sacrifier. Mais on m’appelle. C’est la voix de Mme Hombourg :
« Daniel, venez donc voir votre escogriffe. »
Je sors. Mamette pointe le doigt vers l’extrémité de la digue où, sur une Loire de cuivre, se détache l’ombre chinoise de Bruno campé sur l’ombre chinoise de la barque. L’escogriffe, malgré l’interdiction, s’est aventuré seul et, imperturbable, tend la cordée.
« Il crâne, dit Michel. Il veut nous montrer qu’il n’a pas eu peur.
— S’il chavirait là, ce serait une autre histoire », dit Mamette.
Et sans attendre la réponse, elle hausse le ton :
« C’est ça, laissez faire. Mon pauvre Daniel, je ne vous comprends plus. Vous étiez d’abord trop sec, vous devenez trop coulant. Pour l’éducateur comme pour le camembert le plus difficile, c’est d’être à point.
— Je vous en prie, je sais ce que j’ai à faire. D’ailleurs, j’y vais. »
Une telle sortie, devant Michel dont pour plusieurs raisons je ne suis pas content, est inadmissible. Voilà mon exaltation tombée. Voilà que de nouveau je rumine en dévalant la butte. Au pied de la digue, le père Cornavelle raccommode une nasse en compagnie de sa fille, que Louise a surnommée Bécassine, et d’un petit vieux en paletot de drap bleu que je ne connais pas. J’y songe soudain : tout le monde sait que Bécassine est la fille de sa mère, que le père Conavelle est venu après, légitimant la petite sans sourciller. Tout le monde sait qu’il adore Bécassine, toujours accrochée à sa main calleuse et lui criaillant des sottises qu’il accueille avec une indulgence bourrue, un gros tremblement des moustaches. Rien d’embarrassé, d’hésitant ni même de soutenu chez le bonhomme. Pas l’ombre de pitié dans l’œil. C’est sa nigaude à lui, voilà. Passion simple qui ne propose pas de leçon. Retenez-la tout de même, M. Astin, vous qui vous échauffiez tout à l’heure. De votre découverte il n’y a pas tellement lieu d’être fier. On va même sans malice vous forcer à rougir. Le père Cornavelle se relève, touchant du doigt sa casquette grasse. Lorgnant la Loire, le petit vieux, son acolyte, crache une chique :
« Sapré gars, chevrote-t-il. Mais du gars. Et qui vous ressemble… »
La cataracte, qui lui vitrifie l’œil, explique bien des choses ; la politesse fait le reste. Dans les glaces Bruno ne m’a jamais donné la réplique et de notre ressemblance — longuement épiée — nul ne saurait sérieusement me convaincre. Bien sûr, on trouve toujours, en cherchant, tel trait qui nous apparente à quiconque. Bruno a le nez rond comme mon cousin Rodolphe, comme Marie, comme d’autres. Il a les cheveux de ma mère : du brun le plus commun qui soit. Et pourtant, petit vieux, qui tires ton couteau et d’une carotte noirâtre te recoupes une chique neuve, tu me fais peur. Si c’était vrai ! Après tant d’efforts, de détours et d’attente, il aurait belle mine, ce père adoptant son propre fils ; il pourrait se vanter d’avoir l’oreille fine pour écouter en lui la voix du sang.
« Le voilà qui raccoste », dit le père Cornavelle.
On ne voit plus Bruno, ni la barque qui vient de glisser sous les saules. Mais un long bruit de chaîne râpe le silence du crépuscule, où les dernières hirondelles cèdent la place aux premières chauves-souris. Puis entre les branches un jeune corps apparaît, qui bondit de place en place sur des pieds nus que menace l’arête des cailloux enfouis dans le sable. Il a, ce corps tout neuf, quelque chose d’encore plus neuf que lui : une désinvolture, une assurance inhabituelles. À quoi bon m’avancer ? Je n’ai pas fait dix pas que Bruno est sur moi. Il continue à sauter, avec une grâce qui tient encore de l’enfance, mais qui déjà fait jouer de vrais muscles. Il rit, il crie, d’une voix éraillée par la mue :
« Si tu m’attrapes, tu auras raison. Mais je ne voulais pas perdre tous nos vers.
— Viens, le serein tombe. »
Sa confiance m’étrangle. M’aurait-il deviné ? Il esquisse un galop, se ravise soudain et m’attend, le cou tendu, les yeux graves. Nous rentrerons sans un mot de plus, dans la fraîcheur où les ormes commencent à frémir.