II

L’échafaudage a disparu depuis longtemps. Une famille de B. O. F. habite cette maison qui n’est pas de très bon goût, mais dont je n’arrive pas à détester le crépi d’un rose agressif, ni les deux chèvres de faïence qui font mine de brouter une pelouse raide comme un tapis-brosse.

Car c’est bien ce jour-là que tout a commencé. J’ai été longtemps, je le crains, un de ces hommes qui économisent leur chaleur, qui vivent ensevelis dans leurs paupières, sans rien connaître d’autrui ni d’eux-mêmes. Ma profession ne m’avait pas appris la perspicacité ; elle m’avait donné l’habitude des règles, elle m’avait allongé le sang à l’encre rouge. Ma seule chance aura été d’en tenir le goût des scrupules. J’entends bien qu’il s’agit de scrupules d’abord aussi éloignés des problèmes de conscience que le raisin sec peut l’être du chasselas. Mais à qui pèse ses mots, pèse ses notes, il peut arriver de réfléchir, une fois qu’il s’est précisément mal noté. Qu’il aille plus loin, qu’il se juge et le voilà incapable de se supporter. Le voilà qui se tisonne, remue sa vieille cendre et, de son maigre feu, se fait un bûcher.

À ma tiédeur, suivie de trop de flamme, je ne cherche pas d’excuses. Mais je peux tenter de l’expliquer. Il m’a été donné de rencontrer quelques hommes ou quelques femmes dont les sentiments sont équilibrés. Ils sont rares. La plupart des gens n’ont pas le cœur équitable et je l’ai moins que tout autre. Les obligations, les attaches d’une nombreuse parenté m’auraient peut-être permis de corriger en partie ce défaut. Mais ma jeunesse m’a au contraire donné l’habitude de tirer ma sève d’une seule racine. Fils unique d’une veuve de guerre, je n’ai connu ni mes grands-parents, ni mon père, ni mon seul oncle, émigré au Brésil, ni aucun cousin, sauf Rodolphe, mon cousin issu de germain, célibataire endurci, séparé de nous par cette série d’autobus qui rend la banlieue est impraticable pour la banlieue ouest (en vingt ans, il ne vint pas déjeuner trois fois à la maison). Perdu au surplus dans cette masse suburbaine, l’une des plus denses, l’une des plus anonymes, donc l’une des moins propices aux relations de porte à porte, je n’avais devant moi, derrière moi, autour de moi que ma mère : une femme qui aurait pu être liante, mais à qui les circonstances n’avaient pas fourni l’occasion de se lier et qui en était devenue pour les étrangers d’une approche difficile.

« Je sens le renfermé, disait-elle elle-même. Il faut sortir un peu, t’aérer, te faire des amis. »

Mais sans vraiment me couver, elle m’avait donné trop de présence pour me permettre, même à dix-huit ans, de me passer d’elle. Vivant de sa seule pension, du reste, nous étions pauvres : de cette pauvreté que rend aiguë, chez les bourgeois ruinés, le souci de faire figure, de sauver la maison et les meubles, ainsi que les études du fils, dont la situation future lui permettra de reprendre rang. Une économie féroce nous interdisait de fréquenter ceux que Maman appelait nos « pairs » et comme le commerce de ceux qu’elle appelait « les autres » se résumait à peu de chose, nous vivions pratiquement un tête-à-tête, qui n’avait d’ailleurs rien de l’asservissement réciproque, ni même du délicieux refuge dans les jupes maternelles, mais qui était plutôt une habitude, un mode de vie ancrée dans le quotidien, une façon de respirer. Ma mère a toujours eu de la prudence dans l’affection, de la fermeté : beaucoup plus que moi. Elle devenait dans la rue une de ces ménagères effacées qui lorgnent les éventaires en serrant leur petit porte-monnaie, incapable de gonfler leur petit cabas. Mais une fois franchie la grille de notre maison de Chelles, elle redevenait Mme Astin. Elle retrouvait l’assurance et ce port de tête, cette aisance de poitrine qui, alliés à la puissance simplette du regard, lui donnaient le type auguste : celui des mères sérieuses, modérément câlines et totalement dévouées, qui font carrière dans la maternité et, fortes de la conception — austère — qu’elles en ont, savent régner la serpillière en main et, avec leurs enfants comme avec leurs propres sentiments, garder de la distance.


C’est assez dire l’admiration que je lui conserve et dans quel état je me retrouvai lorsqu’elle me fut enlevée, à quarante-trois ans, par un cancer du poumon. Mais ma mère qui, un an plus tôt, avait écarté pour des « raisons de santé » une de mes camarades, s’était in extremis aperçue du danger. L’accent qu’elle prit soudain, dans les derniers mois, pour me parler de « la petite secrétaire d’en face », la hâte avec laquelle, rompant avec ses habitudes, elle se dépêcha d’inviter Gisèle Hombourg et les siens, de conclure nos fiançailles, le prouvent assez. Sachant ses jours comptés — et n’en avouant rien — elle s’assurait une remplaçante. Elle y mit même une insistance, une naïveté qui pouvaient paraître comiques et, s’il est une chose que je me reproche aujourd’hui, c’est de lui en avoir marqué de l’agacement. Mal informé de son état, croyant encore à de l’emphysème, je l’accusais presque de maladresse. Je ne comprenais pas cette sorte de démission qui lui faisait livrer, pêle-mêle, tous nos maigres secrets :

« Daniel prend du thé le matin, rappelez-vous, Gisèle. Jamais de café au lait. Encore moins de chocolat. Je voulais vous dire aussi : il déteste le céleri. Mais j’y pense, il faudra que je vous montre comment fonctionne le poêle à mazout. »

Je refusais encore de comprendre quand elle s’alita. Mais je dus m’y résigner quand les médecins, au sortir de sa chambre, prirent un visage de bois et quand elle-même, un soir, se souleva pour dire posément, tournée vers moi :

« Il faudra t’habituer, Daniel, à l’idée que ta mère peut te manquer. »

Puis tournée vers Gisèle :

« Si je venais à disparaître, ma petite fille, il faudra l’épouser très vite. N’attendez pas la fin du deuil. »

Nous ne l’attendîmes pas, en effet. J’aime croire — et dire — que j’ai ainsi respecté la volonté de ma mère. Je ne suis pas sûr d’avoir obéi à cette seule raison. Toujours est-il que, deux mois après les obsèques, nous étions mariés, Gisèle et moi. Dans la plus stricte intimité, comme l’assurait le faire-part expédié, en ce qui me concerne, à mon unique, cousin, Rodolphe, et à mes collègues (licencié ès lettres, en cours de doctorat, j’étais depuis peu professeur à Gagny). Notre seul voyage de noces fut une visite au cimetière où Gisèle déposa sa corbeille. Puis nous regagnâmes la maison : la mienne, où rien n’avait changé, mais où, ma chambre ne comportant qu’un étroit lit de garçon, il fallut nous coucher dans la chambre de ma mère. Je dis : « Il fallut », car ce ne fut pas sans répugnance de ma part, comme s’il s’agissait là d’un sacrilège. Mon ardeur s’en ressentit au point d’étonner la candeur de ma femme et d’éveiller chez elle une inquiétude, encore tendre, mais qui devant d’autres insuffisances — plus réelles — n’allait pas tarder à tourner en désillusion, à donner à sa bouche cet insupportable pli que j’essaie depuis lors, avec tant de soin, d’effacer de la mienne lorsque j’ai affaire à un élève peu doué.

Pourquoi m’avait-elle épousé, du reste ? Je me le demande encore. Je n’avais ni fortune ni espérances. Rien qu’un petit traitement — fixe, il est vrai — et une villa, suffisante, mais peu moderne et bâtie trop près de la Marne, sur terrain inondable, donc sans grande valeur. Physiquement j’étais petit, gauche, quelconque. Studieux, certes, et même bardé de peaux d’âne, mais sans aucun brillant. Mon vieux papillon de belle-mère disait de son mari, en me regardant :

« Mieux vaut épouser des hommes sûrs qui n’ont pas trop d’étoffe, mais de très bonnes doublures. »

Gisèle n’était pas faite pour le genre ouatiné. Très brune, très mince, très vive, la repartie toujours prête sous la dent, l’œil infaillible sous l’arc du sourcil, elle tenait de Mme Hombourg qui, ravie, feignait de maugréer :

« Tiens-toi un peu plus en laisse. Les femmes qui ont trop de chien font aboyer. »

On devait me dire plus tard — il y a toujours un scélérat pour le faire — qu’on avait déjà un peu aboyé sur son compte ; que le commandant et Mme Hombourg n’étaient pas fâchés de la caser. Explication qui n’explique rien : pour se « caser » il faut faire une affaire et je n’en étais pas une. Je crois plutôt qu’il y avait chez Gisèle ce côté curieusement raisonnable des imprudentes qui prennent contre elles-mêmes des garanties. Mainte fille, au surplus, remarque un homme précisément parce qu’il n’a rien de remarquable, parce qu’il lui laissera tout son éclat et cette autorité dont les femmes sont de plus en plus friandes. N’était-il pas tentant pour elle, enfin, de s’assurer l’indépendance en traversant simplement la rue, presque sans quitter ses parents, pour s’installer dans une maison dont une belle-mère malade lui remettait les consignes et les clefs ?

Je fais ici bon marché de son cœur et j’en ai honte. Mais j’imagine mal qu’elle ait pu m’aimer. Pour respecter son souvenir, j’en suis venu à préférer qu’elle ait en moi, durant un temps, aimé l’amour, jusqu’à ce qu’il lui soit donné de le rencontrer vraiment. Ainsi la faute m’appartient : celle de n’avoir pas su la garder. Qu’elle n’ait pas tenu elle-même tous ses engagements, il est possible. Mais ce secret lui reste, que je n’ai jamais voulu percer. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’elle n’ait pas retraversé la rue.

Ma fidélité doit paraître complaisante. Des fiançailles tièdes, une lune de miel voilée ne l’annonçaient pas. Le soin que je mets à défendre ma femme n’est pas, pourtant, le fait d’un misérable orgueil, d’une longue hypocrisie. Mon attitude a dû le laisser entendre et, parfois, je m’interroge moi-même avec mépris. Mais vraiment, telle qu’elle était, j’ai beaucoup aimé Gisèle ; et comme ma mère je l’oublie difficilement. Encore qu’ils s’en défendent, la plupart des hommes ont peu choisi, beaucoup subi, quelquefois même longtemps refusé ce qu’ils finissent par accepter. La seule force, chez moi, est cette acceptation. Comme le ciment, d’abord sans consistance, je prends autour de l’être que m’offre le hasard, si cet être est lui-même d’un certain caractère, s’il est fait d’une matière qui permet l’enrochement. Gisèle avait ce grain, qui manque à Laure. Plus que d’autres à une longue union réussie, je m’accroche à ces quelques années de mariage manqué. Le bonheur — qui leur fit défaut — n’est pas nécessaire au regret. Ce qu’on aurait pu vivre, on le regrette même mieux que ce qu’on a vécu.

Et ce que j’aurais dû vivre, je ne l’ignore plus. Hormis un doctorat — et ce qu’il suppose, tandis qu’elle somnolait, boudeuse, frileuse, recroquevillée dans sa jeunesse — qu’ai-je donc offert à cette fraîche épousée, avide d’attentions, de sorties, d’impromptus, de tous ces petits écarts qui dérèglent un horaire d’universitaire, mais font tourner rond celui d’un jeune ménage ? Rien, vraiment. Rien d’autre qu’une continuité, calquée sur la précédente dont se satisfaisait ma mère et où Gisèle se retrouva comme éteinte, décolorée. Rien que du sérieux, de l’innocence en col blanc. L’empressement mineur du bon garçon qui part, qui revient, par l’autobus 213, sans tricher d’une minute. Une belle pudeur, désodorisant l’intimité, assez farouche pour refermer devant un nu la porte de la salle de bain et pour attendre que toutes lumières soient éteintes avant de donner sa régulière, mais unique preuve de virilité.

Deux jumeaux, aussi : un garçon que j’appelai Michel comme mon père, une fille que j’appelai Louise comme ma mère et que Gisèle accueillit avec un soulagement qui ne dura guère. Le temps d’en terminer avec le pouponnage — dont Laure, sa sœur, adolescente grave et passionnément ménagère, prit sa forte part — et elle ne fut plus que silence et soupirs. Ma belle-mère finit par s’en mêler. Je la trouvai, un soir de bruine, sur le trottoir, faisant le guet sous son parapluie mauve :

« Vous êtes désespérément sage, Daniel, me souffla-t-elle à brûle-pourpoint. Nul n’a rien à vous reprocher, c’est sûr. Mais vraiment, est-ce que vous ne voyez pas que votre femme n’en peut plus, qu’elle s’ennuie à mourir ? »

Elle haussa carrément les épaules avant d’ajouter :

« Votre budget est un peu étroit. Laissez-la donc travailler. Vous aurez deux salaires pour faire un peu les fous. Laure ne demande qu’à s’occuper des petits, avec moi.

— Gisèle ne m’a rien demandé, murmurai-je.

— Elle me l’a demandé à moi. »

Froissé par ce manque de confiance, qui supposait de longs conciliabules, dans mon dos, désorienté, cherchant en vain ce qu’en une telle situation aurait fait ma mère, je résistai deux mois. Puis j’acquiesçai. Gisèle redevint secrétaire, auprès d’un homme politique, alors régnant sur le canton et durant un an sembla retrouver sa gaieté, sa vivacité perdues.

Mais dès l’année suivante les choses, de nouveau, se gâtèrent. Gisèle se mit, sous toutes sortes de prétextes, à rentrer tard. Elle s’absenta même le dimanche pour suivre en tournée ce patron dont j’entendais parler avec une admiration gênante. Elle eut d’autres silences, d’autres regards, qui n’étaient plus ceux de l’ennui, mais de l’angoisse, de la pitié. Elle eut aussi de ces retours, de ces gentillesses qui sentent l’effort et la contrition. Et je ne sais vraiment ce qu’il serait arrivé de notre ménage si le dénouement n’était pas venu, brusquement, de la guerre. Mobilisé, je partis pour l’Alsace où je fus aussitôt blessé, puis fait prisonnier dans une escarmouche de la « drôle de guerre » et c’est dans un stalag que j’appris que Gisèle attendait un nouvel enfant.

Elle était loyale. À mon retour elle m’aurait dit la vérité, à supposer que ce fût nécessaire. Mais je ne devais jamais la revoir. Évacuée sur Anetz, dans la Loire-Atlantique, où les Hombourg ont une bicoque de vacances, « L’Émeronce », au bord du fleuve, toute la famille fut prise dans un bombardement. Gisèle fut tuée dans le wagon, ainsi que son père. Ma belle-mère eut les deux jambes fracassées. Laure et les trois enfants s’en tirèrent indemnes. Je dis : les trois enfants, car entre-temps Gisèle avait accouché d’un fils : Bruno.

Quand je revins, en 1945, il avait cinq ans, Michel et Louise huit. À peine aidée par ma belle-mère, toujours braque, mais infirme, qui ne marchait plus qu’avec deux cannes et ne quittait guère son rez-de-chaussée, Laure, déjà plus femme que jeune fille, les élevait, au 27, côté mair, comme disent les enfants, pour l’opposer au 14, côté pair.

Je ne fis pas de remarques. On ne m’en fit pas non plus. Mais quand j’annonçai mon intention de reprendre les petits, je crus lire dans les yeux de ma belle-sœur une insupportable estime.

« Vous avez été très éprouvé, dit-elle. Si vous voulez, je continuerai à tenir votre ménage.

— Elle continuera, répéta Mme Hombourg en me regardant de biais. J’espère pour vous qu’elle ne se mariera pas. »

Ainsi débuta la navette. Je ne parle pas de celle, commune à tous les banlieusards, qui les pousse chaque matin sur Paris pour les ramener entre sept et huit au dortoir. Mais de notre seule originalité : ce va et-vient de Laure, deux fois maîtresse de maison ou, plutôt, deux fois femme de journée, ballottée d’une cuisine à l’autre, sans cesse repartie pour une tisane, sans cesse revenue pour un coup de balai, jusqu’à la dernière traversée qui lui permettait enfin d’aller décemment se coucher chez sa mère.

Et la mécanique se remit à tourner. Un an, trois ans, cinq ans passèrent, presque à mon insu. J’étais redevenu M. Astin, pour trente élèves. Je fus nommé à Villemonble. Les enfants entrèrent à l’école, puis au lycée. Nous eûmes une chienne, un Frigidaire à absorption, un poste de télé. Des comptes bien tenus me permirent même de refaire le toit. La petite vie recommençait, en apparence acceptée par tous. Je n’attendais rien. Je n’espérais rien. Sauf les satisfactions ordinaires : la trêve courte du jeudi, la trêve longue des vacances à la maison d’Anetz, les cajoleries de Louise, la croix de Michel et un peu plus d’efforts de la part de Bruno, dont la paresse m’offensait et dont chacun voulait bien convenir — les paupières baissées — qu’il devenait un enfant difficile.

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