XX

Madame Hombourg fut réparée, à peu près convenablement, malgré l’âge. La fin de l’année le fut aussi. Passé de la vie scolaire à la vie universitaire, Bruno ressentit le changement comme une promotion. Sans autrement l’exciter, la nouveauté de son travail l’occupa. Il se fit d’autres amis, les siens cette fois : des étudiants, des étudiantes de la faculté de Droit, dont il parlait avec une amitié où, malgré ma sensibilité d’oreille, je ne surprenais pas d’excessive chaleur.

Son indépendance paraissait vouloir devenir ce qu’en souhaitent secrètement tous les parents : très différente de celle de ses aînés, elle ne l’éloignait pas de la maison, elle lui donnait seulement de l’assiette. De ce grand garçon calme la forte voix creuse s’infléchissait peu et son va-et-vient personnel, maintenant distinct du mien, respectait ses horaires — sans aimer, toutefois, qu’on les lui rappelât. Vers neuf heures, tandis qu’on ânonnait sous moi la leçon de grammaire latine, page 157, Vaudoin, taisez-vous, Dubreuil, j’aimerais voir vos mains, je pensais du haut de mon pupitre : « Il entre en cours. Aujourd’hui, Éco. Po. Et à dix heures, droit civil. » J’étais plein d’indulgence pour la piètre récitation d’Armandin ou de Birolet. Vers onze heures, descendant de ma chaire, je songeais : « Il sort du cours. Il a une heure de battement. Si nous habitions Paris, il rentrerait déjeuner avec moi au lieu de traîner en attendant le moment de donner son ticket bleu d’abonnement à la caissière du Resco. » J’aimais moins ce moment-là.

Pourtant, le soir, il était presque toujours au pair avant moi. Je le trouvais plongé dans son histoire du droit ; il relevait le nez en nasillant :

« La lex receswinida… Ça te dit quelque chose, à toi, le roi Receswinth ? »

Le dimanche il ne sortait guère plus qu’avant, mais il le faisait carrément, restant vague si Laure avait le front de l’interroger, donnant toutes précisions, à son retour, si personne ne lui en demandait. La moitié de ces sorties, au moins, étaient vouées à ce qu’il appelait lui-même « le sport de contemplation », matches de football ou réunions du Vel d’Hiv. Il s’en allait, revenait, seul. Xavier, entré au Prytanée, avait disparu de son sillage. Michel, X 2, se faisait rare. Quant à Louise sa vie parisienne l’absorbait de plus en plus ; elle commençait à trouver lointaine sa chambre à coucher à « l’hôtel » paternel et, comme Michel, laissait tomber ses camarades de Chelles, pour d’autres, plus lancés. Sans doute Bruno rencontrait-il fortuitement l’une ou l’autre Lebleye, comme je les rencontrais moi-même, surtout Marie, notre voisine, que je tenais à distance d’un bref coup de chapeau ; mais il n’en parlait pas. Il avait certainement deviné mes sentiments, comme leurs motifs ; si son silence désapprouvait secrètement ma secrète animosité, du moins s’y résignait-il. Fleurette séchée. Je ne souhaitais pas qu’elle fût la première d’un herbier. Je lui offrais toutes les séductions accessibles : un costume neuf, une raquette, mon volant. Aussitôt nanti de son permis de conduire, je l’avais intronisé chauffeur ; je ne lui confiai pas seulement le soin de me conduire, mais celui de nous choisir un programme dominical, auquel délibérément il associait sa tante, quand l’état de Mamette permettait à Laure de nous suivre.

Moins serrée, notre existence, somme toute, restait parallèle. Mes appréhensions s’effilochaient. Il ne m’apparaissait plus impossible que, durant trois ans, il ne se passât rien. Je me surprenais même à penser qu’après tout si Bruno prenait goût au droit ou si, simplement, par manque d’imagination, par routine, il se laissait glisser jusqu’au doctorat, nous en avions peut-être, lui et moi, pour cinq ans.


Je n’en avais pas pour cinq mois.

À Noël, Michel, pressé de rejoindre un groupe de l’école aux sports d’hiver, ne fit guère que passer. Louise, qui disposait seulement de six jours, voulut bien réveillonner à la maison, mais le 26 décembre décida brusquement de prendre le train de neige pour Grenoble. Elle était majeure, gagnait fort bien sa vie, pouvait s’offrir cette fantaisie. Mais Bruno, du coup, prenait auprès de moi l’air d’un enfant puni (exactement puni d’affection). Il fit un saut de carpe quand sa sœur, qui ne partait pas seule, mais avec des inconnus — inconnus pour moi — vivement embauchés à coups de téléphone, lui proposa de l’emmener à Chamrousse : un peu pour lui faire plaisir, un peu pour épater la galerie, un peu pour se flanquer d’un frère, je n’aurais su le dire au juste, les raisons de Louise s’embrouillant toujours au dévidage. Je ne pouvais refuser. Bruno, durant une petite semaine, put se suspendre au tire-fesse et savonner la piste : « la piste verte des débutants, bien entendu », précisa Louise dans une courte lettre.

Je donne une date, je ne donne pas une explication, bien que j’aie un moment songé à une contagion. Toujours est-il que, dès janvier, il se produisit chez Bruno une sorte de glissement. Je fus d’abord alerté par la fréquence accrue d’une phrase banale :

« Non, dimanche, ne comptez pas sur moi… »

Par l’apparition, aussi, de rechignements :

« Le droit, le droit… Quel fatras, cette licence de chicane ! »

Et par celle, plus désagréable, d’un nouveau ton :

« Quand nous déciderons-nous à changer le tacot ? »

Ou, à propos d’un de mes jugements :

« Tu vois ça comme on le voyait il y a vingt ans… »

Sa franchise, plus rêche, prouvait encore sa confiance. Mais l’agacement s’y faisait jour, le regret de ne plus pouvoir penser en tous points comme son père (je ne lui avais jamais demandé, d’ailleurs, et sans doute ne m’attribuait-il ce vœu que pour le mieux combattre en lui). Toujours serviable, « bon enfant » selon le mot (un mot gaffe) de Laure, il se lâchait malgré lui, subitement châtaigne, se rattrapait, ouvrait la bogue pour donner le marron et ne se montrait vraiment hostile qu’envers certaines de mes propres hostilités. Les palabres du soir, vaguement orientés par le journal télévisé, en devenaient parfois difficiles. Il ne fallait pas trop regretter l’humeur des peuples qui, notre joug secoué, s’attaquait à notre culture même :

« Cinq cents ans de leçons, tu penses, ils en ont assez du prof européen ! »

Il ne fallait pas sourire des pantalons étroits, les trouver symboliques :

« Vous, ripostait Bruno, vous flottiez dans les vôtres, comme en tout. »

Il ne fallait pas avoir l’air d’écouter avec sympathie le morceau de bravoure d’un général en retraite devenu moraliste et déplorant l’incivisme des moins de vingt ans :

« Mais oui, mon coco, ricanait Bruno, vous avez trouvé un pays riche, victorieux ; vous nous laissez un pays ruiné, vaincu. Parle toujours d’incivisme… »

Il ne fallait pas, comme Laure, enchaîner sur Mlle Sagan, porte-parole de l’armée blue jean :

« Porte-parole de qui, de quoi ? s’écriait Bruno. S’il y a deux pour cent de jeunes qui ressemblent aux personnages de Françoise, c’est le bout du monde. Mais voilà : vous êtes ravis de nous croire comme ça. »

Réserve dans l’engouement, du reste. Il ne fallait pas non plus dénier du génie à Françoise. Un auteur de vingt ans, classé d’emblée parmi les monstres sacrés, preuve par neuf de la valeur des cervelles fraîches ! Si j’ouvrais la bouche, alors Bruno devançait la remarque :

« Toi, tu vas dire, bien sûr, que c’est la vraie raison de son succès… Et Mozart, et Radiguet, est-ce nous qui les avons faits ? »

Mais surtout, surtout, il ne fallait pas critiquer Louise. Elle nous inquiétait (Nous : Laure et moi. Signalons ce rapprochement), elle nous inquiétait énormément, Louise, qui arrivait avec l’un, avec l’autre, présentait « Jean-Paul » ou « M. Varange », annonçait qu’elle ne dînerait pas, qu’elle ne rentrerait pas avant dix heures du matin — un samedi elle n’était pas rentrée du tout — et repartait, sans autre explication, pimpante, dégagée, parfaitement inconsciente du malaise créé derrière elle. Je ne disais rien. Laure ne disait rien, d’abord, puis murmurait que tout de même…

« Tu en fais un roman ! » protestait Bruno.

Et pleuvaient sur nous de virulents aphorismes :

« Le temps est passé où les filles attendaient preneur, comme les salades chez l’épicier, en priant Dieu d’être encore fraîches ! »

Ou bien :

« Je sais bien à quoi vous pensez. Et quand cela serait ? Ce n’est pas une mutilation.

— Bruno ! » gémissait Laure, choquée, mais se défendant d’être amusée.

Bruno riait, repartait, singeant le juriste :

« Ben quoi, se marier, pour une femme, c’est en gardant la nue-propriété d’elle-même céder l’usufruit contre une pension alimentaire. D’autres se louent. Quand on y réfléchit, la seule, la belle gratuité, c’est la cession à l’occupant sans titre…

— On pourrait le croire, reprenait Laure, soudain sérieuse. Pourtant ces cessions-là, leurs bénéficiaires nous les reprochent très vite. »

Mais à Bruno le dernier mot :

« Pas nous : voilà le changement. Nous, nous ne méprisons pas les filles après nous être servis d’elles. »

Je souriais : le nous de Laure et de Bruno, vieille pucelle et jeune puceau, très probablement, ne présentait pas d’épaisses références. Quant au système Bruno, il ne changeait guère. Mais qui lui rendait la salive acide ? Pourquoi défendait-il sa sœur avec cette rage de prévoir le pire, en l’excusant d’avance ? Je me demandais, naïf : « Défendrait-il l’espèce ? Et dans l’espèce, qui ? »


Ce fut l’ingrate Louise qui, sans le vouloir, attacha le grelot. Le premier dimanche de février, comme je descendais, vers sept heures, je m’arrêtais surpris. On parlait dans le vivoir. La clef de Laure ne luisait pas, accrochée à son clou ; elle n’était donc pas arrivée. Ce ne pouvait être que Louise, rentrée tard, en train de raconter sa nuit à Bruno, levé tôt. Je descendis quatre marches sur le bout du chausson. Louise disait :

« … jusqu’à six heures, mon vieux ! Je ne l’avais pas vue depuis au moins deux mois. Mais elle sortait du métro comme je m’y engouffrais. Elle ne fiche plus rien, tu sais, elle va seulement à un cours ménager, le jeudi et le samedi. Elle remontait à Chelles. Je l’ai débauchée. Jean-Paul m’avait prévenu : « On manquera de filles. » Elle hésitait parce qu’elle était en tailleur, parce que ses parents la serrent encore un peu. Alors j’ai téléphoné, je leur ai dit que je la prenais sous mon aile… »

J’entendis un grondement :

« Ton aile ! »

Et je fus du même avis, regrettant que pour les parents d’en face notre fille soit née chaperon. Mais Louise continuait :

« Odile était un peu noyée, au départ, elle ne connaissait personne, mais finalement elle s’est très bien débrouillée. On a dansé toute la nuit. On rentre. Je suis vannée.

— Merde, fit soudain Bruno, tu exagères ! »

Il y eut de l’étonnement dans l’air, du silence, puis un murmure rageur, filtré sur les dents, inaudible. Mais je comprenais, je comprenais très bien. Une chose est l’absolution, donnée à sa petite sœur ; une autre, d’en faire les frais. Quelques mots, en fin de tirade, surnagèrent :

« … Dis-lui que ce n’est pas sa place.

— Cette idée ! dit Louise, d’une voix bien claire, qui ne craignait rien des murs, c’est moi qui l’avais invitée : j’aurais l’air fine ! Chante-le-lui toi-même. Elle m’a dit qu’elle te voyait souvent dans l’autobus.

— Laisse tomber, en tout cas ! dit Bruno, entre deux voix.

— Bien sûr, mon chou, puisque tu ramasses. »

Un petit rire fusa, où semblait triller un rouge-gorge.

« Tu ne comprends rien ! mugit Bruno, oubliant ses prudences.

— Rien, dit Louise, j’ai besoin d’un dessin ! Il est vrai que, le Peynet, ce n’est pas mon fort. »

Je remontai vivement, alerté par les talons de ma fille. Embusqué derrière ma porte, à peine entrebâillée, je la vis passer, le petit doigt dans l’oreille, l’air aussi embêté que si elle venait d’apprendre que son frère était cardiaque.


Deux heures durant, l’estomac sec, vous l’auriez vu marcher, M. Astin, sur ses doux chaussons ! De long en large, d’un mur à l’autre, de Madame sa vénérée mère à Madame sa femme, l’une regardant l’autre et les deux regardant M. Astin, avec cet œil des portraits qui a l’air fixé sur vous, toujours, et de vous suivre, en quelque coin que vous soyez dans votre chambre. Il y mettait de l’ardeur, dans la pondération.

Ainsi ce serin, il la revoyait, la demoiselle de ses pensées. Cette ridicule histoire n’était pas terminée. Il pouvait plastronner, enfiler des paradoxes, absoudre la culotte d’autrui, il était bien plus coupable, il sombrait dans une bien plus énorme sottise, lui, qui, Bruno pour Brunette, roméotisait en cachette, ramait dans les glouglous du lac à vous en écœurer une pensionnaire. Il ne pouvait pas faire comme tout le monde, s’il avait des boutons ? Il ne pouvait pas s’essayer, en faire craquer une ou deux, de la fichue race creuse ? J’aimais encore mieux ça, c’était moins dangereux, ça ne tirait pas à conséquence, les risques étant, dans ce monde bien fait, pour la femelle. Mais non, c’était ma chance, cela m’arrivait, à moi, cela me tombait dans la maison, en plein XXe siècle, quand tous les petits copains jouaient les grande blasés : un sentimental !

Je me répétais : « Allons, voyons, soyons calme. » Et ça, pour aller, j’allais ; mais pour voir, je n’y voyais que rouge et quant à être calme… On me cria :

« Tu descends déjeuner ? »

C’était la voix de Bruno. Il pouvait penser que j’avais faim, l’idiot, et faire son empressé, peut-être, en passant le café au lait, dont j’exècre les peaux. Mais à dix-huit ans, alors qu’il n’avait vraiment été mon fils qu’à partir de treize, alors que je n’avais, par un bout, déjà pas eu mon compte de sa jeunesse, il rêvait de me la rogner par l’autre bout. Il oubliait qu’il m’avait, moi. Ne lui avais-je pas sacrifié Marie, sacrifié une bonne vieille entente qui n’était pas, elle, un enfantillage ? Un tel effort méritait bien qu’à son tour il en fît un petit, qu’il la laissât filer bien seule, vers ses ménagères études, l’autre, dont il ne prononçait pas le nom et qui ne semblait, hélas ! nullement vouée à la carrière de sa patronne, la moniale, fête le 13 décembre, fille d’Aldaric, duc d’Alsace…

« Et alors ? » chanta-t-on, en bas.

Je ne répondis pas. Je marchais un peu moins vite. Je m’assis, essoufflé, sur le rebord du lit. Le silence de Bruno : un aveu, on tait ses tares. Mais ce même silence — qu’à la dimension de la chose, il valait mieux appeler cachotterie — restait inadmissible. Il dénonçait un Bruno secret, séparé, inconnu, tapi dans l’inconfiance. Puisqu’il en voulait, toutefois, bon, va pour le silence ! Il en aurait. J’en avais usé, moi aussi en vain et l’on m’avait appris comme on lasse les gens, avec un sourire d’émeri, en attendant que ça s’use. Déployant ma foudre, je n’allais pas buter le gosse sur une niaiserie. Pas si bête. Une des rares choses réconfortantes dans l’existence, c’est que les gens que nous sommes pressés d’écarter, si nous avons assez de patience, nous les voyons se liquider eux-mêmes. Il suffit de compter sur leurs erreurs : des milliers de gueuses ou de navrantes donzelles ont ainsi débarrassé les familles. L’autre n’était pas Louise ; elle pouvait le devenir ; elle était sur la bonne voie. D’ailleurs à dix-huit ans, elle avait de l’avance sur un garçon du même âge ; et déjà, une fois, avec la perspicacité de son sexe, elle avait incliné, très peu, mais un peu, vers le brillant plutôt que vers le tendre. De la nigauderie de Bruno, on pouvait être furieux ; il n’y avait pas encore lieu d’être affolé. Je me levai, boutonnant ma robe de chambre. À ce moment on frappa.

« Tu n’es pas malade ? dit Bruno, à travers la porte.

— Non, entre. Un peu de migraine… »

Je voulais voir sa tête.

« On t’a dit de surveiller ton foie », reprit Bruno, en poussant le battant.

Il me tendait sa joue, rasée de frais. Je lui donnai, sur la pommette, un coup de lèvre. Je le trouvai grave. Sottement grave. Une litanie de mots, de petites injures, me traversa la tête : stupide, insane, inepte, saugrenu, jobard, animal, nice, benêt, cornichon ! Ses affaires n’allaient pas fort, tant mieux pour lui ! Je descendis, un peu raide.

« Louise vient de se coucher, dit Laure — dont la paupière chut.

— L’innocence a changé ses heures », dit M. Astin.

Je dégageai mon bas de pyjama, allègrement attaqué par Cachou, enfant de chien, qui remplaçait Japie, morte de vieillesse et qui, depuis un mois, d’une patte alerte, signait tous les tapis. Sur la table, pour les hors-d’œuvre de midi, sans doute, traînait un de ces petits saucissons qui ressemblent aux poids des vieilles horloges. Machinalement, je le happai, ainsi qu’un bien pointu couteau et je guillotinai, de toute mon âme, au moins vingt-cinq rondelles.

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