XXX

Ce fut notre tour, Laure, voilà dix jours, dans une discrétion si parfaite que la moitié de la rue l’ignore encore, que le facteur s’embrouille, met mon courrier dans la boîte d’en face et, s’il t’aperçoit dans le jardin, te crie :

« Rien pour vous, mademoiselle. »

Il sait pourtant. Mais sa bouche a pris un certain pli. Moi-même, quand je tourne au coin de la rue, ma serviette sous le bras, je prends le trottoir pair. Deux ou trois fois je me suis retrouvé dans mon jardin, j’ai rebroussé chemin, alerté par le gravillon qui crisse plus fort sous la semelle que le sable de ta cour. Un soir, je suis même allé tout droit m’asseoir à ma place, dans le vivoir, j’ai cherché mon journal sur le plateau de cuivre. Levant les yeux j’ai aperçu Odile, rondelette, la moue en bec, qui me regardait avec son air de mésange apeurée par l’approche du chat. Elle a pépié :

« Bruno fait midi-huit, mon père. »

Derrière Odile, il y avait Mme Lebleye, de passage, mais de passage chez sa fille, c’est-à-dire suffisamment chez elle pour faire l’aimable auprès du visiteur :

« Un petit apéritif, monsieur Astin ? »

Bruno n’étant point là, j’ai filé. Eût-il été là, du reste, que je ne me fusse pas attardé. Après son travail, il a ses cours à revoir, un clou à planter, une prise de courant à rafistoler ; et sa femme, qui n’a pas de siège quand elle n’est pas assise sur son genou. Ce n’était pas le jour. Nous avons droit au relais de Mamette : le déjeuner du dimanche au mair. Nous avons droit à cette innovation, preuve flagrante de piété filiale : le dîner du même dimanche au pair. Nous avons droit aux rapides incursions. « Ma mère, auriez-vous du persil ? Pourriez-vous me prêter votre cocotte-minute ? » Nous avons droit à la réciproque. Nous avons droit enfin aux « Ça va ? » de Bruno, qui longe la grille et, parfois, vient tailler une courte bavette en louchant sur son bracelet-montre. J’ai voulu cette mitose qui divise la famille en deux cellules contiguës. Je m’y fais mal.

Exilé à trente mètres, je m’embosse à la fenêtre. Si j’en suis éloigné, certains bruits m’en rapprochent vivement que je distingue entre tous. Toutes les lames de la scierie peuvent faire vibrer la brume où précipite la défeuillaison, la sirène de la biscuiterie, les sifflets de la gare de triage, le brame des chalands sur le canal, des autos sur la dérivation de la nationale 34 peuvent s’en mêler : je connais le tintement du portillon. Il tinte et déjà ma main soulève un coin de rideau. Et c’est toi, Laure, moins exilée, mais comme privée de passeport, qui murmure, en soulevant l’autre coin :

« Tiens, ce sont les peintres. »

Je demanderai pourquoi les peintres sont venus, le soir même, à Bruno.

« On refait la chambre », répondra-t-il.

Et je serai tout étonné qu’il ne m’en ait pas demandé la permission, qu’il ne m’en ait pas au moins averti. Nos droits, il ne suffit pas de les avoir abdiqués pour ne plus nous sentir du royaume.

D’ordinaire les allées et venues sont plus banales. Odile et Cachou. Odile et son panier. Bruno et sa 4 CV, qui entre, qui sort, frôlant le pilier. Mme Lebleye. Le charbonnier. Odile et Bruno. Dans ce dernier cas, il y a trois allures : la dégagée pour balade, lui roulant un peu de l’épaule, elle de la fesse en tenant le petit doigt de l’époux ; l’utilitaire, plus vive, pour courses en commun, le panier passant aux mains de Bruno avec coup d’œil d’Odile au chéri, puis coup d’œil au porte-billets, selon les lois d’une génération qui passe vite de l’extase au pratique ; enfin la surveillée (Ta cravate est de travers… l’on jupon dépasse), marche perpendiculaire à la rue, pour traverse.


Tu le vois, Laure : je ne suis qu’à moitié avec toi. Bruno, avant-hier, me soufflait à l’oreille :

« Nous deux, vous deux, hein, c’est de la roulette ! »

Ça marche. « Épouser Laure, disais-je moi-même jadis, c’est reconduire ma vie. » Je n’aimais pas cette vie. La voilà reconduite. Il s’agit là, pour tout avouer, d’une existence ; de ce qui est dans notre vie, non la chair vivante, mais le squelette charpenté, solide et sec. Ils se tromperaient ceux qui murmurent : « Elle l’a eu enfin, à la fatigue, à l’occasion. » Ils se tromperaient ceux qui croiraient que je me force. Ils se trompent moins ceux qui pensent : M. Astin fait toujours ce qu’il doit. »

Tu me connais, autant que nous pouvons connaître nos proches, séparés de nous par le double que nous leur inventons, par ce transparent de couleur, sur eux calqué et qui les transfigure tel un saint de vitrail dans un soleil couchant. Tu me connais, invoquant l’autre : le bienheureux Daniel Astin, que je ne fus jamais et qui crut, dans tes bras, entrer au purgatoire.

Le véritable, ici, j’ai voulu le montrer. As-tu remarqué que jusqu’alors je n’ai parlé de toi — et peu — qu’à la troisième personne, gardant malgré moi cette distance que je voulais franchir ? On ne dit jamais tout, on dit seulement son possible. Les nus sont pour la nuit, qui les annule et ils ne concernent que la peau.

Arrachons encore, pourtant, ce qui peut l’être. Trop de ménagements ne sauvent pas un ménage. Afin de pouvoir nous regarder en face, voyons, Laure, voyons quels sont nos handicaps.

Le plus lourd, pour toi, est d’être mon hospice. D’être mon contrat avec le quotidien. D’être un étai, placé sous une pièce maîtresse. Ces titres, qui te donnent le beau rôle, ils font de moi une sorte d’infirme et les infirmes aiment si peu leurs infirmités qu’ils en étendent parfois la rancune jusqu’à ceux qui les soignent.

Ton pire défaut, d’ailleurs, est de n’en pas avoir, de ne posséder que celui-là, harassant, confondant, vous donnant sans cesse l’impression d’être le bourreau en train de faire rôtir une innocente. Je ne crois pas fort aux vices, aux responsabilités des hommes. Je crois aux caractères, aux chromosomes, aux circonstances, aux injustices sociales, qui les font ce qu’ils sont, purs ou impurs, avides ou généreux, forts ou faibles. Je crois à ce qui les aimante et, le plus souvent, les déboussole. Et c’est pourquoi je pratique moins l’admiration que l’indulgence, pourquoi je ne hais guère que l’hypocrisie, pourquoi je me fonde plus volontiers sur l’amour donné que sur l’amour reçu.

Dois-je le dire encore ? Il est tard dans ma vie. Il est tard en moi-même où je suis occupé. Un enfant de toi, je ne le souhaite pas. Ainsi tu ne seras jamais, par le dedans du ventre, qu’une demi-femme. Dans le plaisir des époux, la joie des géniteurs est incluse, qui sauve l’orgasme, sans elle ravalé au rang de l’excrétion. Je ne suis point partisan de submerger la terre. Mais neuf fois sur dix ces gens qui invoquent la stérilité pour ne pas encombrer le monde, c’est d’eux-mêmes qu’ils l’encombrent et quand ils ne veulent pas « faire un malheureux de plus », c’est encore à eux-mêmes qu’ils pensent chaque fois. Trois enfants te rachètent ici, dont tu fus bien la mère, dont tu as bien le sang, si tous n’ont pas le mien. Ils ne te rachètent cependant qu’à moitié et sur ce point j’oscille, regardant par la fenêtre passer ce fils, si peu coupable, puisqu’il n’a pas triché.

Nous trichons tous, hélas ! et sur bien d’autres choses. Voire, sur les plus précieuses. Tirons le volet de mon côté. Pour conquérir Bruno, n’ai-je pas employé, parfois, de sordides moyens ? N’ai-je pas, à un seul, sacrifié tous les autres et toi-même et moi-même, dans cette belle logique qui nous fait au besoin ravager une vie, ravager une famille — et, chez les grands, ravager l’univers — pour des justices qui ne touchent que nous ?

Je suis un homme banal, Laure, et ce n’est pas grave. Mais je suis aussi un homme étroit. Qui pis est : un faux doux, un faux humble. « Vous avez de la moelle », assurait Mamette. L’excès de moelle du sureau en rend le bois cassant. Je ne m’y trompe pas. Je pense confusément : qui aime bien tout le monde n’aime vraiment personne et l’affection multiple m’apparaît aussi dérisoire que chez ces spécialistes de la philanthropie, pulvérisant la leur sur des milliers de gens.

Je suis un solitaire, Laure. Qui pis est : un solitaire sans solitude. Pour m’épargner celle-ci, on a pensé pour moi aux félicités grognonnes d’un foyer tardif ; et il est bien vrai qu’elle m’est épargnée, comme il est vrai qu’elle me manque. En ce temps où par la T. S. F., la télé, les journaux, les hommes se poursuivent jusque dans l’intimité, où la solitude est pourtant un thème à la mode parmi ces grégaires, où jamais elle n’a mieux servi de complainte à l’égoïsme, s’il est un problème pour moi c’est bien l’inverse. Celui-là, qui s’aime — et je vois qu’on s’aime beaucoup — nul ne le trouble, mais le monde, surpeuplé, lui devient bientôt si vide qu’il est comme saisi d’agoraphobie. Celui-là, qui pense avoir des raisons de ne pas s’aimer, un mot l’assaille et dans sa retraite il est tout étouffé par la foule de ses scrupules, de ses contradictions. Maman disait : « Il y a des orphelins de carrière : c’est alors un tempérament, toujours en quête et toujours replié. » On peut l’être d’une femme. On peut l’être d’un fils. On peut l’être de soi. Ce sont deux ombres, en nous, qui se sont épousées.


Ai-je poussé au noir ? C’est encore un de mes tics. Mais recensons nos chances. Je songe aux embâcles de la Loire, qu’un long gel fait baisser, laissant accrochés à ses bords, parfois à plus d’un mètre, de longs surplombs de glace suspendus dans le vide. Comme, le fusil en main pour une chasse au canard, je lorgnais une fois ce curieux décalage, le père Cornavelle m’avait prophétisé :

« Un coup de sud et vous pouvez être sûr qu’elle remonte. La Loire revient toujours fondre ses glaçons. »

Ainsi, de mes froideurs. Déjà, d’avoir pensé : ce ne sera pas trop désagréable, je me sens couvert de honte. Le ricanement s’étrangle. Une femme, qui est la vôtre, a ses pouvoirs de femme. Il n’y a point de graves qui ne s’échauffent sur l’oreiller : c’est une impure douceur, mais c’en est une, qui peut conduire à d’autres. Le plaisir émeut toujours qui le prend au bénéfice de qui le donne (cela est si vrai, du moins, chez moi, que les rares fois où je me sois laissé raccrocher par quelque fille, je m’attendrissais ensuite sur elle d’une façon qui agaçait vite cette gagneuse).

Enfin la tendresse d’autrui, à la longue, ça touche. Si je ne craignais l’image, qui t’offensant m’offense, je répéterais ce que ta mère disait — à propos de Bruno — des épinards. Je préfère rappeler ce que j’ai dit moi-même des faux choix, des rencontres acceptées. Je n’ai pas choisi ma mère, je n’ai pas choisi Gisèle. Je n’ai pas choisi Bruno ! Toi non plus, je ne t’ai pas choisie. Que ces précédents te rassurent.

Ceci aussi : nous avons des enfants communs et, pour le même, le même faible. Sans ingérence et sans critique, quand on voudra de nous, il nous reste un vieux rôle. Éleveuse sans poussins, crois-tu manquer de passions ? On t’en fabrique en face. La navette, un peu espacée, reprendra. Avec l’enfant, viendra le temps des gardiennages. Le tricot bleu-blanc-rose, la mobilisation des fioles et des avis contre la coqueluche, un petit cul à talquer et du pipi-popo l’intarissable source, voilà pour toi bientôt de grandes délices !

Moi, je serai dans ton sillage, circonspect, mais veillant — je ne sais trop comment, on trouve toujours — à ne rien laisser s’affadir. À ce que Bruno ne devienne pas, dans le seul domaine où il peut réussir, le petit fonctionnaire qu’il est ailleurs. À ce qu’il n’y ait jamais dans ce ménage-là… Taisons-nous. C’est trop dire que nommer l’aventure et je n’y pourrais rien que de serrer les dents. Tu es là, je suis là, c’est tout. Nous sommes de garde. Sais-tu qu’il y a parfois une autre belle époque : cette entente assez rare — car d’ordinaire ils sont dispersés — des pères de soixante ans, encore verts, avec leurs fils de trente-cinq, déjà mûrs et que les brus, chargées d’enfants, ne cernent plus d’un bras si court ?

Nous n’en sommes pas là. Le rideau de la fenêtre se soulèvera encore et j’aurai des sursauts, je ferai grincer ce petit humour qui masque mes défaites. N’y fais pas attention et surtout ne le répète pas. Je ne veux pas qu’on s’inquiète. Je veux qu’on soit tranquille. Un fils qui se dit que sa mère adoptive, que son père sont casés, qu’ils ont l’air satisfaits, il double son confort de le croire partagé.

Et voilà ton atout, Laure, le plus certain : pour qui se voit contraint ou d’être ou de paraître, pour qui veut par chaleur se jeter dans une autre, la méthode Coué, parfois, sait triompher des feintes. Les pères sont nés trop tôt, les fils sont nés trop tard pour marcher de concert sur le même parcours. Il t’est donné cela et si tu me permets d’aller, parlant de lui en te parlant de toi, un jour quand je m’arrêterai, ni toi, ni moi, peut-être, nous ne saurons plus, dans cette vieille rengaine, de la femme et du fils reconnaître les parts.

Chelles — Québec — Montréal

Ingrandes — Paris — Anetz-sur-Loire

Avril 1959 — septembre 1960

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