IV

Pourquoi n’ai-je pas encore tout dit ? Pourquoi ai-je à peine parlé de Laure et de Marie ? Je ne sais. Abonné à l’embarras, j’y trouve aussi un bon refuge, de bons prétextes pour n’approcher de moi qu’à tâtons. Fausse pudeur. Parler d’abord de ceux qui vous occupent, c’est, hypocritement, s’occuper de soi-même. Chez les gens de la petite espèce, l’égocentrisme a cet aspect ; et s’il n’éclate pas, comme on le voit communément, c’est qu’ils ont pour se taire, pour feindre d’ignorer qui les gêne, une patience inouïe. Comme les poissons des abysses, ils savent obscurément supporter d’effrayantes pressions de silence. De la moindre allusion, durant des années, j’ai su ainsi me défendre pour m’enfermer dans une rigide — et risible — sérénité. Ma belle-sœur, un moment, a pu en être dupe. Mais certainement pas ma belle-mère, cette finaude ; et encore moins Marie Germin, dont l’amitié ne me ménageait guère et qui me répétait souvent :

« Mon pauvre Daniel, si je ne te connaissais pas, je te croirais amateur de situations fausses. »

Se faisant détester pour une heure, elle devait même, une bonne fois, ajouter :

« Car, en fait d’impasse, celle où t’a mis ta femme, n’est pas la plus déplaisante. Gisèle, au moins, est morte. Mais Laure, elle, est vivante. Vous vivez empêtrés dans un filet de regards et de sous-entendus. Tes voisins, tes amis, tes enfants mêmes te guettent… »

Mes enfants mêmes, oui. Cela devenait évident. Très jeunes, les enfants acceptent les choses comme elles sont. Puis, avec les centimètres, leur tête monte, comme disait Maman. Ils parlent sans réfléchir, ils ont des naïvetés aiguës, qui font mouche. Enfin ils réfléchissent, sans parler : ce qui n’est pas meilleur.

« Puisque tu fais comme si, ça ne changerait rien si tu te mariais avec Papa », disait Bruno à huit ans.

À douze, Louise éclatait de rire devant le nouveau facteur qui abordait Laure en murmurant : « Madame Astin ? » et lâchait étourdiment : « Enfin, presque », sans soupçonner le double sens que la malveillance pouvait prêter à ces mots. Mais l’année suivante, Michel rétorquait vivement : « Je vais chercher ma tante » au démonstrateur de la maison Singer, qui, lui aussi, demandait Mme Astin. Et plus tard, en telle occurrence — forcément fréquente — il se contentera de frémir du nez ou d’ébaucher à mon adresse un engageant quart de sourire.

À l’inverse, sa grand-mère devenait lancinante, m’asticotait avec la prudence acharnée du moustique. Les vieillards n’ont plus rien à craindre, sauf de partir trop tôt, avant d’avoir pu conclure. Assez rouée pour ne pas risquer un refus, donc pour ne pas poser de question directe, Mme Hombourg entendait m’avoir à l’usure. Pleine d’esprit de suite, décidée à m’offrir ses filles — et celle-ci, dans son esprit, rachetant celle-là — elle renouvelait inlassablement les hasards de la conversation, elle m’accrochait de toutes les façons. Sur le mode badin, on ouvrait un hebdo, on y voyait la photo d’un soyeux atelier de couture, on s’écriait :

« Je vois d’ici Daniel dans cette fosse aux lionnes ! Pas une n’arriverait à mettre son célibat en pièces ! »

Sur le mode sérieux, qu’elle maniait moins bien, Mamette grattait ses cordes vocales, toussotait par exemple, à propos d’un remariage :

« En voilà un qui était pressé, lui ! Enfin, quand on a des enfants et qu’une brave fille les accepte, on ne peut pas rater l’occasion de leur refaire un foyer normal. »

Mais sa préférence restait à l’hosanna, chanté à la cantonade, de préférence en l’absence de Laure, mais souvent en présence des enfants. Laure, notre merle blanc, Laure, notre perle (sous-entendu : à qui manque l’or d’une bague). Laure dont nous abusons depuis bientôt dix ans, Laure qui pourrait, Laure qui devrait, Laure que ses attaches empêchent, la pauvre fille, de nous quitter. Pour être gros, c’était gros : une vraie provocation. Je subissais, poliment, ses postillons. J’écoutais, imperméable, vraiment navré de son dépit et de la tête à claques qu’elle m’obligeait à lui opposer. Mais parce que j’avais déjà, en somme, consenti dans le passé à un arrangement de famille, parce que le proverbe « Qui ne dit rien, consent » signifie en réalité « Qui ne consent à rien le dit », parce qu’enfin, incapable de la remplacer, je n’écartais pas Laure et m’efforçais de la payer de quelques gentillesses, aussitôt interprétées, Mamette ne perdait pas l’espoir et, à la première occasion, redébobinait son fil blanc.


Sa patience ne la quitta qu’une minute, où je faillis me verrouiller d’un non définitif. Je venais de passer deux heures chez Marie à Villemomble, de boire un thé fadasse, accompagné de petits fours trop secs — des petits fours de célibataire — mais aussi de ce brillant bavardage dont sont toujours friands les petits intellectuels et que Laure n’a pas le temps de m’offrir. France-Soir sous le bras, je hâtais le pas, à peu près sûr d’être deviné par ma belle-sœur, qui connaît mes heures, et d’avoir devant moi, pour la soirée, un visage de bois. Bien entendu, j’avais pris mon trottoir, côté pair, pour tâcher d’éviter Mamette, embusquée depuis le mois de juin derrière la fenêtre ouverte, son observatoire d’été.

Peine perdue. À demi soulevée sur les avant-bras, pointant le nez entre le pot d’herbe aux chats et une cactée menaçante, elle surveillait la rue.

« Daniel, cria-t-elle, vous voulez me passer le journal ? »

On ne pense pas à tout. Il ne fallait pas acheter le journal. Je traversai. Mamette happa France-Soir, mais ne l’ouvrit même pas. Assise en majesté et, pour plus de solennité, écartant son chat, elle croisait les bras, rentrait le menton dans la peau flottante de son cou.

« Je ne suis pas fâchée de vous tenir, dit cette aïeule grave, mais zozotant un peu, à cause de l’éternel bonbon à la menthe collé sous sa gencive. Il faut que je vous parle. Est-ce que vous ne voyez pas, vraiment, que Laure n’en peut plus ? »

J’eus peur, tout de suite. Étions-nous au bord de la grande explication ? Cette phrase, d’ailleurs, cette phrase-là, exactement, elle me l’avait déjà lancée, des années plus tôt. Mais il s’agissait de Gisèle, de ma femme, qu’il était urgent de retenir. Je ne retenais pas Laure.

« Si elle n’en peut plus, qu’elle se repose ! Nous nous débrouillerons, fis-je, stupide.

— Vous savez très bien qu’il ne s’agit pas de ça, reprit Mme Hombourg, cassante, presque indignée. Elle perd son temps et sa jeunesse. Elle se ronge.

— Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour la marier.

— Tout ce que vous avez pu, vraiment ! »

Tout ce que j’avais pu, vraiment. N’avais-je pas amorcé deux ou trois tentatives pour trouver des partis honorables et, récemment encore, présenté un collègue devant qui Mamette avait tant poussé de soupirs, tant aiguisé de sourires que j’avais dû m’excuser auprès du malheureux. Vexé (parce qu’il était vrai que Laure perdait chez moi son temps et sa jeunesse, que je l’exploitais, avec son consentement), je me tenais à quatre pour ne pas crier : « Mille regrets. S’il est d’usage dans les familles de sauter sur le veuf pour l’accrocher à la vieille fille, tant pis ! après l’échec que vous savez, je n’ai pas envie de refaire un mariage d’occasion. » Mais Mme Hombourg savait s’arrêter à temps :

« Franchement, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux qu’elle s’en aille, reprit-elle, baissant le ton. Ici, elle est prise dans un engrenage dont elle ne peut sortir. »

Elle était enfin sincère. Cet engrenage-là, cette mécanique, depuis des années, pour ne pas l’entendre grincer, j’y mettais beaucoup d’huile. Par prudence, je contrattaquai :

« Si je comprends bien, Laure vous a chargée… »

Mamette ne me laissa pas le temps d’achever :

« Ça non, protesta-t-elle, vous la connaissez. Elle se tait comme on se tue. Elle m’arracherait la langue, si elle m’entendait. »

Elle dépliait France-Soir, côté pile : Le crime ne paie pas, Les amours célèbres. Puis, retournant le journal, elle inspecta les gros titres, ajusta ses lunettes, les ôta, les remit. Mais comme j’avançais le pied, doucement, pour dériver vers le pair, elle se ravisa, relança le harpon :

« Excusez-moi, Daniel. Je suis sans doute une vieille dame idiote. Le commandant, qui m’aimait bien, se faisait un plaisir de me le répéter. Pourtant, malgré mon âge, je supporte assez mal d’être veuve ; je me sens sur une patte, comme le héron. Je me demande de quel bois vous êtes fait, vous, qui êtes encore jeune, pour rester solitaire. »

Point de liaison, n’est-ce pas ? Succession fortuite de maternelles remarques. Le reste était inévitable :

« Personne ne vous en voudrait, vous savez, si vous songiez à vous remarier.

— J’y ai songé, ma mère. »

Partie nulle. Six mots secs, à double sens, nous interdisaient d’aller plus loin. On me conseillait de convoler. J’y avais pensé, en effet. Mais si ce n’était pas celui de Laure, un nom, pour Mamette, valait un non. D’un coup de langue je la vis avaler le bonbon à la menthe, aussi longuement resucé que ses tendres projets.

« Je vous fais confiance, dit-elle précipitamment. Je sais bien que, si vous vous décidez, ce sera pour quelqu’un que les enfants puissent accepter. »


Durant quelque temps elle se tint coite, m’épargnant de telles scènes, où je forçais mon talent qui ne fut jamais d’être odieux. Mes reparties, du reste, ne laissaient pas de m’étonner. Nul doute que ma faiblesse s’y contractât, aidée par le fait que ma belle-mère, malgré ses airs, tournait autour des choses, jouant ainsi le plus mauvais rôle qu’on puisse tenir auprès de moi : celui de solliciteuse. Cette hargne semblait me prêter du caractère et j’imagine qu’elle faisait beaucoup pour nous persuader tous — les Hombourg comme moi-même — d’un sentiment dont je n’étais pas sûr, alors que j’avais moins envie de Marie que peur de Laure et, probablement, peur du mariage, avec l’une comme avec l’autre.

De toute façon je n’en étais pas fier. Le soin que je mettais à éviter une union qui, en tous points raisonnable, eût consacré un état de fait, réjoui mes enfants, remercié des années de dévouement, avait pour Laure quelque chose d’insultant. Ma répugnance me répugnait. Déjà, les mots me pèsent, la confusion me gagne. En fait de répugnance, s’il en est une qui m’afflige, c’est, tenace, accablante, celle que de tout temps j’ai eue pour moi (et que je crois aisément partagée par autrui). Je suis bien le dernier des hommes à pouvoir faire l’avantageux en dédaignant qui me distingue. Toute estime, toute affection m’obligent, dans les deux sens du terme. J’ai toujours trouvé, de ma part, l’hésitation insolente, le refus grossier et je tiens pour certain que j’aurais pu être victime de n’importe quelle aventurière si je n’avais été en quelque sorte protégé par ma grisaille. Citons encore une fois l’encourageante Mamette, disant de son époux, à mon intention :

« Avec lui, j’étais bien tranquille. Pour se jeter à la tête d’un homme, il faut tout de même qu’elle en vaille la peine. »

En quoi la mienne l’eût-elle value ? Écorchons ici ma sincérité, grattons-la jusqu’à l’os. Quand ce n’est pas un habile détour, ce peut être une parade inconsciente que d’incriminer ses avantages, pour ne pas mettre en cause ceux de la personne dont le choix nous incommode. Le non sum dignus est alors un raffinement du refus, assez dans ma manière. Mais il n’en reste pas moins que toute recherche dont je me sens l’objet m’étonne. C’est si vrai que je viens de dire « recherche » pour ne pas dire « sentiment », et encore moins « amour », ces mots me semblant trop gros. C’est si profond que je ne peux voir un film sans détester le roucoulant héros et trouver ridicule le beurre-bouche que lui accorde la dame. C’est si tenace, enfin, que trois chances n’y auront rien fait, et qu’après Gisèle, après Marie, après Laure, je me dirai toujours : « On m’aime ? Allons, voyons, soyons sérieux, on est gentille, on est bonne fille, on fait ce qu’on peut, on donne le décor d’usage à ses petites raisons. »

Et celles de Laure me paraissaient claires : « Elle a d’abord fait sur moi, à l’âge bête, une petite fixation. J’étais là. J’étais le seul homme de l’entourage et le mari de la sœur aînée qu’une cadette jalouse toujours un peu. Béguin d’adolescente : ce sucre fond vite. Mais la guerre est venue, écartant les épouseurs et Gisèle est morte, lui laissant les gosses sur les bras. Laure a attendu et à mon retour, faute d’occasions, elle a continué d’attendre, si bien qu’elle a fini par croire que c’était moi qu’elle attendait. Femme à demi casée, femme à demi gâchée. Elle n’a, malgré la différence d’âge, même plus envie de faire mieux. Elle s’est identifiée à la maison, accrochée aux enfants. Elle donne mon nom à ses habitudes. »

Aux miennes, malheureusement, bien qu’elles fussent les mêmes, je n’avais pas envie de donner son nom. Que Laure fût une ménagère efficace, infatigable, attentive et gratuite, je n’en disconvenais pas. Mais épouse-t-on une femme pour des qualités ancillaires, comme on épouserait sa bonne ? Son affection pour les enfants, sa délicatesse me touchaient plus, comme sa discrétion, son souci de ne jamais s’imposer, de ne pas jouer l’indispensable — qu’elle était, en fait — et la confusion qui la mettait en fuite dès que sa mère chantait, devant moi, ses louanges. Moins jolie que sa sœur et pâtissant de la comparaison avec mes souvenirs, elle était bien plus jeune, donc en réalité, plus fraîche, plus désirable que n’eût été Gisèle, si elle avait survécu ; assez désirable même, malgré ses blouses et ses fanchons, pour intéresser l’œil, de temps à autre, à son décolleté. Mais incapable de s’en aviser, elle l’était plus encore d’en tirer parti ; et je n’accordais moi-même aucune importance à ces tentations, vite éteintes sous la paupière, comme le sont tant d’autres qu’allument en nous d’accortes passantes et qui ne nous incitent pas pour autant à nous méconduire ou à nous précipiter à la mairie.

Coup de chapeau à ses qualités, coup d’œil prudent à ses charmes. À la gratitude près, qui était vive, cela s’appelle indifférence et le handicap est sérieux, même pour un homme capable — je l’avais déjà démontré — de s’attacher après coup. Mais Laure avait encore contre elle d’être une Hombourg, d’être la sœur de Gisèle ; et la mienne, comme telle définie, installée dans ma maison, dans mon train-train. Le fait de m’être dévouée l’empêchait presque, en un sens, de m’être vouée. Que tout fût en place n’arrangeait rien. Bien au contraire. Même si je n’avais pas eu d’autres projets pour faire une fin, avec une autre femme, vraiment choisie, j’aurais envisagé avec aussi peu d’enthousiasme d’épouser Laure, cette remplaçante, dont le pire tort était justement de prendre la suite, de me la faire prendre avec elle. Je me souviens d’une phrase lancée — à Marie, bien entendu — le lendemain de l’accrochage avec ma belle-mère :

« Avec Laure, ce ne serait pas un mariage, mais une reconduction ! »

Aveu significatif, qui ne se sépare pas des commentaires de Marie, servis en deux temps. D’abord, du bout des lèvres :

« C’est vrai, mais depuis des années tu ne fais rien d’autre que de la reconduire, ta vie, dans l’attente. »

Puis d’une voix bizarre, mi-rieuse, mi-sérieuse, glissée sous les dents et qui, devenue plus fréquente, commençait à m’inquiéter :

« Tu ne dis pas tout, d’ailleurs. Ou tu l’ignores. Mais moi, je ne le sais que trop : aimer Monsieur, ce n’est pas tellement pour lui une référence. Il se roule si bien dans sa modestie, il se déplaît si fort qu’il n’admet pas de plaire. Tu es persuadé que Gisèle t’avait épousé par erreur, par inattention. De Laure, qui a eu le temps de réfléchir, tu penses confusément qu’elle n’a pas le choix difficile : ce qui la rabaisse à tes yeux. Ou encore qu’elle a pitié : ce qui tout de même te désoblige. Et ne parlons pas de moi… »


Il me faut pourtant bien parler d’elle, maintenant. De ce côté, ma gêne était peut-être moindre, mais la situation aussi fausse. En me taisant devant Laure, en confiant tout à Marie, j’abusais de la même patience ; et dans l’espoir de lasser l’une, dans celui de ne pas lasser l’autre, je cherchais à gagner du temps, à repousser l’heure des explications. Je me revois, tassé dans un gémissant fauteuil d’osier, devant Marie, qui surveillait sa bouilloire. Je m’entends lui raconter la scène avec Mamette et souffler, mollement satisfait :

« Enfin, je m’en suis tiré !

— Tiré de quoi ? On comprend qu’elle veuille savoir à quoi s’en tenir », jeta Marie.

Elle fit trois pas vers la fenêtre, en retenant sa jambe, comme elle le faisait devant ses élèves. Elle tapotait les vitres, nerveusement ; elle ne disait plus rien. Mais je comprenais trop bien ce qu’elle criait, à bouche fermée : « Et moi ? Saurai-je enfin à quoi m’en tenir ? Ton alibi, là-bas, ce sont ces liens de famille. Ton alibi, ici, c’est l’amitié. Et tu m’assotes de confidences, tu jases, tu jases, tu me répètes cent fois les motifs pour lesquels tu n’épouseras pas Laure, sans lâcher un mot de ceux qui te pousseraient vers une autre. Où en es-tu ? Où en sommes-nous ? Cela va-t-il encore durer longtemps ? »

Soudain elle revint de la fenêtre, boitant bas. Et je me souvins de l’entrevue que je lui avais ménagée avec Maman, quinze ans plus tôt, alors que j’espérais en faire ma fiancée. Refusant de tricher, elle était arrivée, dopant de toute sa jambe. Par loyauté, je pense. Et ma mère, après son départ, avait murmuré : « Quel dommage ! La fille est remarquable et deux traitements de professeur, au lieu d’un, c’était à considérer. Mais vraiment elle boite trop, nous ne pouvons pas. »

Cette fois encore, Marie dopait de toute sa jambe : avec beaucoup d’à-propos. « Je suis une pauvre dot, disait la jambe. Qui me porte ne peut être soupçonnée d’erreur ni de pitié. Est-ce que je boite assez fort pour te rassurer ? » Elle me rassurait, en effet, comme ces deux mariages manqués, avoués par Marie et qui, dans l’infortune, nous mettaient à égalité. De quoi s’inquiétait-elle ? Le fait de l’avoir retrouvée, après l’avoir perdue de vue, oubliée, m’apparaissait comme un signe. Je ne suis pas de ces frénétiques qui bouleversent leur vie — et celle de leurs proches — pour une femme. Mais si j’en souhaitais une, c’était bien elle. Avec Marie je retrouvais à la fois ma jeunesse et mon âge, une amitié et ce que je préfère appeler, par simplicité, un attachement. Un attachement libre. Nullement cerné par des obligations, des pressions, des arguments extérieurs. Ne me priant pas d’en bas, avec la patience harassante, les paupières tombées de Laure, mais d’en haut, avec l’assurance de ce regard vert qui ne se laissait point enfermer sous les cils, de cette bouche aux commissures un peu fripées et frémissantes, qui articulait posément :

« Il faudra pourtant bien te décider, Daniel. »

La bouilloire chantait. Marie étendit le bras vers la boîte à thé. Mais comme je bafouillais quelques phrases, vaguement encourageantes, elle haussa les épaules :

« Laisse, dit-elle, tu me fatigues. »

Une minute de silence nous soulagea. Elle restait figée, toujours debout devant moi et je lui trouvais cette grâce seconde que nous avons tous connue chez nos mères, ce charme en péril où s’abolit le règne bref de la peau et qui rend les femmes plus intérieures, comme si leurs premières rides, autour des yeux, en faisaient mieux rayonner l’éclat. Enfin Marie s’anima.

« Les petits, ça va ? demanda-t-elle.

— Oui, merci. Ça va même très bien. Michel est ébouriffant : 16,4 de moyenne. Et Bruno, lui-même, a trouvé moyen de figurer au tableau. J’ai eu peur un moment de le voir redoubler sa quatrième, mais le voilà qui démarre. Il change, d’ailleurs. Il est presque accessible. »

Le réveil — un tout petit réveil tapi sur une étagère — laissa filer quelques secondes.

« Le petit bougre t’a-t-il assez fait peur ! De ce côté-là, au moins, il y a du progrès », reprit Marie.

Sans conviction. Et de nouveau songeuse. Pour sortir les gâteaux, trop secs, pour empoigner la théière, ses gestes me parurent saccadés. Le passe-thé se décrocha, vint souiller le napperon. Marie non plus ne disait pas tout, taisait le véritable obstacle, le seul avantage de Laure. Oui, j’aurais dû écarter celle-ci, mais les enfants ne le voulaient pas. Oui, j’aurais dû épouser celle-là, mais les enfants ne le voulaient pas. Aucun des trois. Ni Louise que le seul nom de Marie transformait en statue de sel. Ni Michel qui devant moi osait dire : « La prof de Villemomble a téléphoné », et derrière moi, je le savais, disait : « la patte folle ». Et encore moins Bruno dont renaissait, à la moindre allusion, le sifflotement solitaire et farouche. La conversation languit, le thé tiédit dans ma tasse, à moitié vide et où le sucre n’avait pas fondu.

« Que fais-tu de tes vacances ? dit encore Marie.

— Nous irons à L’Émeronce, évidemment.

— Tâche au moins de m’écrire. »

Je l’embrassai, ce que je faisais rarement. Mais dans la rue l’humeur me gagna ; et même la mauvaise foi. Ce refuge allait-il devenir incertain ? Serais-je désormais à Villemomble aussi guetté qu’à Chelles ? Ce qu’espérait Marie, je l’espérais aussi. Mais y parvenir n’était pas le problème le plus urgent. Voilà que brusquement je repensais à Bruno. Les vacances approchaient, où, poil au vent, nous aurions sur le sable plus aisément raison de M. Astin.

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