XXVIII

J’entends les « Ouin » de Bruno, qu’on vient encore d’appeler. C’est fou ce que son frère, sa sœur, ses amis, la plupart incapables de supporter les critiques, peuvent l’accabler des leurs ! L’acharnement des gens contre les apparences malheureuses me rappellent la haine que vouent les paysans aux inoffensives petites couleuvres qu’ils réputent aspics pour les mieux talonner.

« Eh bien, non, figure-toi, crie Bruno, je suis ravi. »

Je sais de quoi Bruno est ravi : d’être père. Je sais aussi pourquoi : le crédit qu’il s’accorde est mince. Peut-on être sûr d’une femme tant qu’on n’a pas intéressé sa sécurité ? Et le meilleur moyen que de lui faire un enfant ? La femme, rémora de l’homme, s’en détache moins souvent quand, parasite à son tour parasité, elle en reçoit l’enfant, rémora de la femme.

« Du cynisme, où vois-tu du cynisme là-dedans ? »

Aucun doute : c’est Michel qui est au bout du fil. Ma mère disait : « La ressource suprême des hypocrites est d’appeler cynisme la franchise, comme celle des imbéciles est d’appeler paradoxe la vérité. » Bruno raccroche, sèchement. Le voilà dans le vivoir. Il jette :

« Michel veut que j’aie fait un gosse à Odile pour te forcer la main. Et il me plaint ! Est-ce qu’il te plaint de l’avoir fait, lui ? »

Bruno se calme, parce qu’il n’est point en situation de brailler trop fort et bougonne :

« Il téléphonait du café de la gare. Il vient d’arriver avec Louise. Je vais les chercher. »

Je vois. On s’intéresse à mes dispositions. Bruno lui-même s’en mêle à peine ; il a la pudeur de me faire confiance. Je lui ai dit que je logerai le ménage, je n’ai rien ajouté à mon sujet. Mais Michel a raison de venir : il n’est pas impossible que j’aie autre chose à lui annoncer.


Deux jours de réflexion m’ont suffi. Puisque ce dimanche matin Laure est chez elle, traversons : je suis le demandeur et il est bon que je le marque ainsi, évitant de lui parler chez moi où elle se trouve un peu en condition servile.

Je ne sonnerai point. Un tas de cartons, de boîtes à chaussures, d’oripeaux, de reliques inidentifiables attend le passage des boueux, près de la porte. Laure s’est enfin décidée à faire le vide, à distribuer au fripier et au brocanteur le bazar dont Mamette, depuis un demi-siècle, encombrait ses armoires. Le capharnaüm, purgé de la plupart de ses meubles, est devenu une autre pièce.

« Attention au chat ! » crie Laure.

Cachou, qui m’a sournoisement suivi, se jette sur l’ennemi, qui bondit sur la commode Louis XV et crache. Laure se précipite. Elle est en pantalon et en chemisette : tenue qu’elle a fini par trouver commode, mais qu’elle ne s’autorise pas au pair. Ainsi libérée, elle est, je cherche le mot… Elle est, ma foi, appétissante. Gisèle aurait mon âge. Marie aussi. Laure a dix ans de moins. Ça compte. Allons, ce ne sera pas si désagréable.

« Je le laisserai aux enfants », dit M. Astin, qui a empoigné le chien et refermé sur lui la porte du vestibule.

Bon début. Laure observe, intriguée, le visiteur qui l’observe, inquiet. Dix ans de moins que moi, bon. Mais tout de même, mais enfin trente-cinq ans : ils lui font grâce du handicap qu’était pour moi sa jeunesse ; ils lui ont donné un peu de poitrine, d’assurance et ces ridules qui, sans trop les défraîchir, délissent les dangereux visages de porcelaine, pour leur donner le sourire gratuit, rassurant, de ceux auprès de qui les hommes mûrs se souviennent d’avoir été enfants. Un argument de plus : qui a décidé quelque chose, une bonne fois, s’en trouve mille qui feront boule de neige autour du premier. Mais celui-ci, pour moi, est d’une étrange force. Je peux me jeter à l’eau :

« Ma petite Laure, je viens vous poser une question saugrenue. »

Laure écarquille ses yeux pâles. Brodons. Brodons l’écran, qui masquera mon trop petit feu : « Votre mère est morte, auprès de qui vous vous êtes dévouée jusqu’au bout et voilà les enfants qui nous lâchent. Nous allons rester seuls, tous les deux.

— Vous, pas tellement, murmure Laure.

— Vous savez bien qu’un beau-père cohabite mal avec un jeune ménage. On ne prend pas le risque d’agacer la tendresse des siens. »

Un doigt de Laure pointe vers le plafond, d’où ne pendent plus les ficelles de Mamette :

« Vous voudriez vous installer là-haut, dit-elle.

— Pourquoi là-haut ? Nous serons aussi bien en bas. »

Un léger tressaillement, c’est tout.

« Vous voulez m’épouser, dit Laure, vous voulez m’épouser, maintenant ? »

Sa patience se serait-elle figée ? Qui s’interdit son rêve, trop longtemps, à l’heure où il devient possible n’en retrouve parfois que la désillusion. Mais une affreuse humilité l’emporte :

« Vous voulez sauver la pauvre Laure… »

La vie est horrible qui la met, en effet, à ma merci. Feignons au moins de nous mettre à la sienne :

« Je peux demander une chambre au lycée. Rien ne vous force à me recueillir, Laure, si vous n’en avez pas envie. »

Mais Laure éclate de rire :

« Soyons simples, Daniel, voulez-vous. »

Ses mains cherchent quelque chose à remuer, à tenir. Elles happent une peau de chamois qui traînait, la malaxent.

« Bruno vous a empêché de vous remarier, voilà cinq ans. Vous aimiez Marie. Vous ne m’aimez pas… Enfin, vous n’avez que de l’affection pour moi. Mais il n’est pas indispensable que vous ayez mieux à m’offrir. »

Elle essuie maintenant une potiche qui n’a pas un grain de poussière. Elle ajoute :

« J’y gagne assez, Daniel. »

Puis, lâchant l’essuie-meubles qui tombe entre ses pieds :

« Je vous en prie, ne me méjugez pas. Je ne devrais sans doute pas accepter si vite. Mais à quoi bon jouer la comédie de la réflexion ? Je ne sais pas forcer ma chance. Je ne sais pas la bouder.

— Laure…, souffle M. Astin.

— Ne dites rien de plus, fait Laure. Redites seulement mon nom ainsi de temps en temps : ça suffira. »

Voilà. C’est fait. Après Lia, Jacob épousa sa sœur Rachel, non sans avoir dû, quatorze ans durant, servir Laban pour l’obtenir. Nous avons interverti les rôles.

« À propos, dit M. Astin, Michel et Louise arrivent.

— Mon rôti va être trop court, s’écrie Laure. Il faut que je retourne à la boucherie. »


Elle galope, tandis que je repasse la rue. Bruno manœuvre pour rentrer la voiture (il a pris l’Aronde et non sa 4 CV). Déjà descendus, Michel et Louise se font face : mon sous-lieutenant, d’une main gantée, retire une de ces petites feuilles rousses dont la brume d’automne est peuplée et qui est venue se perdre dans les cheveux de sa jumelle. Il m’aperçoit, me donne l’accolade et dit à mi-voix :

« Alors, ils vont s’installer ici ? Tu fais un bail à Bruno ?

— Où voudrais-tu qu’il aille ? dit Louise.

— Ça enlève toute valeur à la maison, reprend Michel. Papa se dépouille. Quand je pense que, mon service tiré, je n’aurai pas de quoi payer ma pantoufle ! »

Sa pantoufle, en argot de l’X, c’est la somme que tout polytechnicien doit reverser à l’État si, pour passer dans l’industrie, il veut se libérer de l’engagement décennal contracté en entrant ; elle est montée à deux millions pour sa promo. Ne ripostons pas : ma générosité aussi est égoïste. Répondons calmement :

« Les entreprises privées en font souvent l’avance. Au besoin j’emprunterai.

— Et que deviens-tu, que devient Laure là-dedans ? » demande encore Michel.

Bruno referme le garage. Il s’approche. Il tend l’oreille, car je viens de répondre :

« Laure et moi, ma foi… »

De nouveau les arguments creux :

« Vous êtes élevés, votre grand-mère est partie, nous n’avons plus de charges : nous pouvons finir notre vie ensemble. »

Ils semblent étonnés, mais soulagés. Contents pour Laure, contents pour moi. Ils ne demanderont même pas s’il s’agit d’un mariage : avec Laure, cela va de soi.

« Évidemment ! dit Louise, ni l’un ni l’autre vous ne pouviez rester seuls. »

Une fin de vie, des soins réciproques, le troc d’un bon ménage contre une paie fidèle, peut-être aussi quelques prudentes satisfactions nocturnes, à quarante-cinq ans, n’est-ce pas, que peut-on souhaiter d’autre ? Il est vrai d’ailleurs cjue ces raisons banales ont bien leur importance. Bruno, seul, paraît moins convaincu :

« Nous n’aurions pas su nous occuper de toi, hein ? » dit-il d’une voix sourde.

Là encore il faut donner l’avers pour le revers, dire en souriant :

« Si j’ai besoin de toi, je n’aurai qu’à ouvrir la fenêtre pour t’appeler. »

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