Le chevalier d’Assas sortit de sa longue torpeur comme la demie de neuf heures sonnait à la pendule. Bien que sa tête fût lourde encore et ses idées confuses, il n’éprouva aucun étonnement à se retrouver sur ce canapé. Il avait gardé un souvenir assez exact de ce qui lui était arrivé; vaguement, il se rappelait avoir vu à un moment une forme féminine se pencher sur lui, et s’il n’avait aucune mémoire des paroles qu’elle avait prononcées, du moins il pouvait s’affirmer que cette femme, cette jeune folle… c’était celle qu’il était venu chercher rue des Bons-Enfants!
Il souleva la tête qui retomba pesamment.
Au bout de quelques tentatives, il put s’asseoir et regarder autour de lui.
Le sens des choses lui revenait rapidement.
La vie affluait en cette généreuse nature.
Bientôt il put se lever, se tenir debout… Et alors il sourit.
– Ainsi, murmura-t-il, j’ai été transporté chez elle!… Je suis chez elle!…
Il n’eût pas donné sa place pour le trône de France!
– Bénie soit, continua-t-il, cette main brutale qui m’a asséné ce rude coup! Morbleu, quel coup! J’en suis encore tout étourdi! Mais qui m’a frappé?… Bah! quelque voleur!… Ami voleur, je te remercie! Grâce à toi, je suis dans cette maison dont je n’eusse jamais osé franchir le seuil!…
Machinalement, il se tâta, se fouilla, et il tressaillit en constatant que ni sa bourse ni sa montre n’avaient disparu! Ce n’était donc pas un voleur qui l’avait attaqué?…
Ses souvenirs se firent plus précis. Il pâlit. Le roi! Il se rappelait qu’au moment où il avait reçu le coup qui l’avait étendu raide sur la chaussée, il venait d’apercevoir Louis XV embusqué sous le portail de l’hôtel d’Argenson et regardant ces mêmes fenêtres qu’il était, lui, venu contempler!
– C’est un homme du roi qui m’a donné ce coup?… Que faisait là le roi!…
Mais il secoua la tête. Le roi… Eh bien, le roi sortait de chez son ministre, pardieu! qu’y avait-il là d’étonnant? Et qu’allait-il donc imaginer!…
Il se mit à rire avec cette adorable et sublime confiance qu’on n’a qu’à vingt ans.
Et puis sa tête était faible encore.
D’instinct, il repoussait les complications.
– Que diable vas-tu chercher là! Plains-toi donc! Tu es chez elle! Tu as été soigné par elle! Car c’est bien elle qui m’est apparue… elle s’est penchée sur moi… elle m’a parlé… pour me plaindre sans doute!… Il me semble encore sentir sur mon front brûlant la délicieuse sensation de sa main… Oh! moi… je me souviens!… Cette main, cette chère main si fine, si jolie, ne me l’a-t-elle pas donné à baiser!… Anges du ciel! Est-ce qu’elle m’aimerait!…
Il fut si étourdi de cette pensée qu’il dut s’appuyer à la cheminée vers laquelle il s’était dirigé.
Dans cette position, il s’aperçut dans la glace, tout pâle de son bonheur…
– Elle m’aime! murmura-t-il. Il est impossible qu’il en soit autrement! Elle m’aime! Elle va venir! Sûrement, elle va entrer ici… Que lui dirai-je?… Voyons, je lui dirai… Non! je ne lui dirai rien, simplement, je me mettrai à genoux devant elle.
En parlant ainsi, il réparait le désordre de sa toilette, rajustait sa dentelle, boutonnait son habit.
Dix heures sonnèrent. Il s’assit.
– Le joli salon! fit-il en souriant; comme tout est gracieux ici! Quel joli cadre pour tant de beauté!… Ah ça… mais elle est donc riche?…
Un nuage passa sur son front.
Il était pauvre, lui!…
Mais, comme nous l’avons dit, le chevalier d’Assas était décidé pour le moment à repousser toute complication. Si elle était riche, d’ailleurs, n’avait-il pas sa bonne épée? Est-ce qu’on ne se battait pas à la frontière? Est-ce que la gloire ne vaut pas l’argent?…
Cependant, le temps passait. Le chevalier tenait ses yeux fixés sur la porte. Et cette porte ne s’ouvrait pas! Bien mieux, un silence étrange pesait sur toute la maison, comme si elle eût été abandonnée. Il n’entendait pas ces craquements de parquet, ces bruits sourds de portes qui s’ouvrent, ces murmures lointains qui constituent la vie d’une maison. Tout était mort!…
À la longue, ce silence devint angoissant.
Que se passait-il?…
D’Assas voulut le savoir à tout prix. S’étant levé, il constata que sa tête était maintenant dégagée, sauf une lourdeur qui persistait à la tempe. Il se sentit fort, solide, prêt à tout entreprendre, s’il y avait quelque chose à entreprendre!…
Il se dirigea en hésitant vers la porte, l’ouvrit, et vit qu’elle donnait sur un somptueux vestibule où commençait l’escalier qui montait à l’étage supérieur.
À sa grande surprise, et presque à sa terreur, il vit que la grande porte de la rue était ouverte. Il vit les passants aller et venir dans la clarté gaie de la rue. Le tapis du vestibule était parsemé de fleurs, comme s’il y eût eu une fête… Devant le grand portail, un tapis était placé.
Une poignante angoisse étreignit le cœur du chevalier.
Il s’avança dans le vestibule et se hasarda à appeler.
Aussitôt un valet en grande tenue apparut. Cet homme se tenait sur le pas de la porte, dans la rue. En apercevant le chevalier, il s’écria, avec cette familiarité des laquais de grande maison:
– Ah! Ah! vous voilà sur pied, mon officier! Eh bien, tant mieux! car madame…
– Madame? interrompit le chevalier.
– Eh! oui, Mme Poisson!
– La mère de…
– De Mlle Jeanne… parfaitement, mon gentilhomme!
– Jeanne! songea d’Assas. Elle s’appelle Jeanne!… Dites-moi, mon ami, ajouta-t-il tout haut, ces dames sont sans doute sorties?… Je voudrais pourtant leur offrir mes remerciements…
– Tout le monde est à l’église, fit le laquais en secouant la tête.
– À l’église? murmura le chevalier en frissonnant.
– Oui, tout le monde… depuis monsieur et madame jusqu’au dernier valet, depuis Mme du Hausset jusqu’à la dernière fille de chambre… je suis resté seul pour garder l’hôtel… C’est moi le concierge! termina le laquais en se redressant.
– Quelle église? balbutia le chevalier en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front.
– Saint-Germain, donc!… l’église de la paroisse, Saint-Germain-l’Auxerrois!…
Le chevalier fit un geste de remerciement et sortit, la tête bourdonnante, courant presque.
– Au diable le jeune fou! pensa le laquais. J’allais lui expliquer le mariage de mademoiselle, ce qui l’eût intéressé à coup sûr, et ce qui m’eût fait, à moi, passer cinq minutes…
– Pourquoi est-elle à l’église? se demandait d’Assas.
Cette question, il eût été bien simple de la poser au digne concierge. Mais ce mot d’église avait bouleversé le chevalier, et la question s’était étranglée dans sa gorge. Il pressentait un malheur, et jusqu’à la dernière seconde, il voulait garder l’espérance.
À l’église!… ce n’était ni dimanche ni jour de fête…
On va à l’église pour un enterrement… mais non! il y avait des fleurs plein le vestibule, et le concierge avait un air de fête…
On va aussi à l’église pour un mariage!…
Le chevalier s’arrêta court et devint très pâle. Des gens qui passaient près de lui l’entendirent qui disait presque à haute voix:
– Eh bien, oui, un mariage! Et puis après? Pardieu, elle assiste au mariage d’une de ses amies, voilà tout! Que diable vais-je chercher? Quelle vraisemblance dans tout ce que j’ai vu et entendu y a-t-il que ce soit son mariage à elle!… Allons donc!…
Il se remit à courir; et comme il débouchait non loin de l’église, les cloches se mirent à sonner joyeusement; le grand portail s’ouvrit tout large, laissant passer au dehors des bouffées de la marche triomphale que les orgues attaquaient…
Devant ce portail ouvert, d’Assas demeura pétrifié.
Dans la vague obscurité de l’église, il vit une foule élégante, merveilleux costumes de cette époque qui fut le triomphe du «joli» sur le «beau», gracieux ensemble de broderies, de velours et de satins, couleurs claires, robes à falbalas, jabots de dentelles précieuses, épées de parade à poignées incrustées de diamants, tout un décor théâtral sur le fond lumineux des cierges de l’autel et des tapisseries dont l’église s’était parée…
Alors, au son des cloches sonnées à toute volée, au rythme majestueux scandé par les orgues, un cortège s’organisait, précédé par un suisse gigantesque, passant dans la haie des invités que courbait, comme un souffle d’harmonie, le même salut aux épousés qui s’avançaient!…
Le chevalier regardait cela, un vague sourire aux lèvres.
Dans cette foule, il cherchait Jeanne, et ses yeux allaient très loin, jusqu’à l’hôtel illuminé.
Soudain, le suisse parut dans la pleine lumière du jour.
Et il s’effaça…
Les épousés furent visibles…
Une légère secousse agita d’Assas. Il s’appuya à un arbre. Quelque chose comme une plainte monta à ses lèvres. Livide, hagard, il tenait ses yeux angoissés sur la belle épousée qui, lente et tremblante, toute pâle dans la magnificence des dentelles, s’avançait vers les voitures, donnant la main à l’époux!
– Jeanne! râla d’Assas. Jeanne!… Elle!… Je ne rêve pas! L’atroce réalité est bien là sous mes yeux!… L’aventure est effroyable!… mais que vais-je devenir, moi!… Mais je l’aime! je l’aime! oh! insensé! insensé!…
Devant la foule rassemblée, il se raidit un instant, chercha à admettre «l’aventure»…
Et son regard, par un violent effort, se détourna de Jeanne, chercha l’époux!…
– Le Normant d’Étioles!
Et il le vit, si laid, si affreux avec son sourire sarcastique, ses yeux mauvais, son front têtu, sa taille déjetée; il le vit si insolent dans son triomphe, dans la splendeur de son costume semé de perles et de pierreries, – toute une fortune sur un habit! – il le vit dans une telle hideur mise en valeur par la fragile et si délicate beauté de l’épousée, qu’une colère, une révolte furieuse se déchaînèrent en lui!
Quoi! c’était là le mari de Jeanne… Quoi! cet être dont il avait eu pitié!… Quoi! cette idéale créature s’unissait à ce monstre! Ah! sans aucun doute l’immense richesse du monstre avait conquis cette fille! Une fille! oui! Une fille! Pas de cœur, pas d’âme dans cette poupée! Elle ne se donnait pas! Elle se vendait!… Et lui! lui le pauvre chevalier sans fortune! lui qui n’avait que son épée et la poésie de ses rêves à offrir!… Il avait osé espérer!… Il avait fait ce doux songe!… Ah! la chute était terrible!… Il avait cru aimer un ange: il s’était heurté à une fille!… Oh! mais il allait lui dire, lui crier à la face de tous…
Il fit rapidement trois pas en avant.
Ces trois pas le portèrent en présence des épousés.
Sa gorge se serra; ses paupières se gonflèrent comme si des larmes allaient en jaillir, mais en réalité ses yeux demeurèrent secs et hagards. Il chercha le regard de Jeanne. Il chercha la parole qui devait traduire son désespoir et sa révolte…
Et dans cette seconde à peine saisissable, il vit que le regard de Jeanne se levait… se perdait… là-bas quelque part! Jeanne ne le voyait pas! Jeanne regardait quelqu’un, au loin, derrière lui!…
D’instinct, tout d’une pièce, il se retourna.
Et il vit!…
Sur le large balcon du Louvre, entre deux colonnes, c’était une dizaine de gentilshommes de la cour… et, en avant de ces gentilshommes, quelqu’un qui se penchait, un peu pâle, et regardait Jeanne!… Et ce quelqu’un, c’était Louis XV!…
– Le roi! balbutia d’Assas éperdu de ce qu’il entrevoyait. Le roi qui, cette nuit, était sous ses fenêtres!…
Avec cette rapidité et cette sûreté de mouvement que les hommes de décision ont dans les moments de crise, il s’effaça, attacha ses yeux sur Jeanne…
L’épousée avait vu le roi!
Ses yeux demeuraient rivés sur le balcon du Louvre!
Lentement elle porta jusqu’à ses lèvres le bouquet blanc qu’elle tenait à la main.
Peut-être la pauvre enfant oubliait-elle en cette suprême minute la définitive cérémonie qui venait de s’accomplir, et où elle se trouvait, et que des centaines de regards étaient fixés sur elle!…
Tout à coup, elle regarda autour d’elle…
Alors, elle se rappela sans doute!
Ses yeux, vers le balcon, jetèrent un adieu désespéré, et, avec une plainte d’enfant qui meurt, elle chancela, se laissa tomber en arrière, évanouie.
– Malheur! malheur sur moi! râla le chevalier d’Assas. Elle aime le roi!…
Il demeura un instant ébloui par la terrible lumière qui envahissait son esprit, écrasé par la catastrophe qui s’abattait sur son amour.
Dans cet instant, au moment même où Jeanne tombait, il vit un homme faire un pas et la recevoir dans ses bras. Le visage de cet homme était bouleversé par la douleur et peut-être par la colère. Il saisit, il enleva la jeune femme, la déposa dans une voiture où l’époux, Le Normant d’Étioles, s’élança en même temps.
Cet homme qui venait de prendre Jeanne dans ses bras, cet homme dont la noble figure penchée sur l’épousée présentait tous les signes d’une inquiétude affreuse, c’était Armand de Tournehem… le père de Jeanne!…
– Oh! gronda-t-il, est-ce que je me serais trompé?… Est-ce que j’aurais fait le malheur de mon enfant?…
Et, comme le chevalier, il murmura à son tour:
– Oh! alors, malheur! malheur sur moi!…
Seul le mari souriait de son affreux et immuable sourire.
Tout cela, le chevalier d’Assas le vit dans un coup d’œil; cela dura quelques secondes à peine, puis il vit la voiture des époux s’élancer, puis les invités à leur tour disparurent, puis la foule qui s’était amassée se dissipa… puis, enfin, la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois se referma…
D’Assas était demeuré à la même place, les mains jointes.
Un profond soupir gonfla sa poitrine.
Il jeta un morne regard sur le balcon du Louvre et vit que le roi avait disparu…
Alors, il murmura:
– C’est fini!… Tout est fini pour moi!…
Il fit quelques pas en chancelant. Ses dents claquaient. Il répétait, sans savoir:
– Elle aime le roi… c’est fini… tout est fini!
Le chevalier ne vit pas deux gentilshommes qui avaient semblé faire partie du cortège nuptial, mais qui ne s’étaient pas éloignés en même temps que les voitures. À demi cachés dans l’angle de la ruelle des Prêtres, ils n’avaient pas perdu des yeux d’Assas et avaient suivi chacun de ses mouvements.
De ces deux gentilshommes l’un s’appelait Berryer et était lieutenant de police. L’autre, c’était le comte du Barry!…
Le lieutenant de police, au moment où la foule se dissipa, fit un signe.
Le chevalier d’Assas, tout à coup, se vit entouré par cinq ou six individus à mine patibulaire.
L’un d’eux ôta son chapeau, exhiba un papier et dit:
– Pardon, mon officier. Vous êtes bien monsieur le chevalier d’Assas, cornette au régiment d’Auvergne, en congé à Paris?…
– Je suis bien celui que vous dites! répondit le chevalier d’une voix morne.
Alors l’homme remit son chapeau et dit:
– Au nom du roi, je vous arrête!…