XVII LA FILLE GALANTE

Monsieur Jacques rentra dans son logis de la rue du Foin et y trouva le comte du Barry qui l’attendait, en trempant des biscuits dans du frontignan dont il venait d’absorber une demi-bouteille.


– Voilà qui est fait, dit-il en entrant. Votre farouche ennemi est en liberté. Mais pas de bêtises, n’est-ce pas? Songez que le chevalier d’Assas est désormais votre ami… et le mien!


– Le vôtre, peut-être! mais…


– Mon cher, dit M. Jacques en regardant durement du Barry, le frontignan ne vous vaut rien. Il vous inspire des pensées de révolte… Voici les deux bons que je vous ai promis. Cinquante mille livres pour être l’ami d’un petit cornette au régiment d’Auvergne, il me semble que c’est bien payé!


Du Barry saisit les deux papiers, les empocha, et s’inclina en grondant:


– C’est bien, je suis l’ami du chevalier.


– À telles enseignes que vous allez me procurer pour lui une invitation au bal de l’Hôtel de Ville où Sa Majesté doit paraître.


– Mais on n’invite que les dignitaires ou gens de cour!


– Ceci ne me regarde pas, dit froidement monsieur Jacques. Ayez-moi l’invitation dès demain. Ah! à propos, j’allais oublier: il faut aussi une invitation pour une demoiselle… une dame… que j’espère vous présenter.


– Belle?


– À damner un saint.


– Noble?


– Elle s’appelle Juliette Bécu.


Du Barry secoua la tête.


– Bien entendu, reprit alors M. Jacques, l’invitation ne sera pas au nom de Juliette Bécu. Donnez-lui un nom qui la rende possible. Et tenez… j’y pense… pourquoi ne s’appellerait-elle pas tout simplement comtesse du Barry?


– Tout simplement! s’écria le comte suffoqué. Mais je ne suis pas marié!…


– Bah!… Vous vous seriez marié secrètement. Des raisons intimes vous auront obligé à cacher la comtesse quelque temps… cela attirera l’attention sur elle… et peut-être que le roi daignera la voir et remarquer sa beauté.


Du Barry était pâle comme un mort. Il eut une de ces révoltes, derniers ressauts non pas de la conscience, mais de la morgue de race.


– Monsieur, fit-il à voix basse et les dents serrées, prenez garde de trop me demander! Prenez garde de m’acculer à la révolte!


– Et alors?


– Alors, monsieur!… perdu pour perdu, je dirais…


– Nos conventions?… Eh bien! dites-les!… On saura ainsi que vous avez voulu mourir dans la peau d’un espion à la solde de la Prusse!… Quant à moi, mes précautions sont prises. Adieu, comte! dès aujourd’hui vous n’existez plus pour moi!


– Grâce! râla du Barry en s’abattant à genoux. J’obéirai.


– Soit! fit M. Jacques en levant les épaules. Vous êtes un enfant. Allons, à demain, n’est-ce pas?


– Oui! dit le comte en se relevant.


– Avec deux invitations.


– Je les aurai!


– L’une pour le chevalier d’Assas!


– Oui… oui!…


– Et l’autre pour Mme la comtesse du Barry!


À bout de forces, le comte fit un signe de tête désespéré et sortit, la rage dans le cœur.


M. Jacques attendit quelques minutes que du Barry se fût éloigné. Alors, il ferma les portes, tira les rideaux et ouvrit l’armoire secrète d’où il tira quelques papiers qu’il se mit à annoter.


Puis il écrivit une vingtaine de lettres.


Ces diverses besognes l’occupèrent jusqu’au soir… Vers huit heures, il dîna. Son repas se composait, presque invariablement, comme des notes du temps nous l’apprennent: d’un potage, d’un poisson, d’un peu de blanc de volaille et d’eau légèrement rougie. Le matin, le poisson était remplacé par un légume vert, et le blanc de volaille par un peu de viande ou des œufs.


Il faisait nuit noire lorsque M. Jacques acheva ce dîner modeste, qui lui fut servi par un domestique silencieux comme une ombre.


Alors il se leva, et, ayant consulté un carnet rempli de notes, il sortit.


Par des chemins compliqués, il parvint à l’ancienne rue des Barres et pénétra dans une maison de pauvre apparence. Tout était noir et silencieux aux environs. Tout paraissait dormir dans la maison.


Cependant M. Jacques, sans hésitation, pénétra dans une allée que n’éclairait aucune lampe, et se mit à monter un escalier très raide, en se tenant d’une main à la corde qui servait de rampe. Il arriva ainsi tout en haut de la maison, hésita un instant, puis frappa à une porte.


Au bout de quelques secondes on vint ouvrir, et une jeune femme parut, tenant une lampe à la main, et considérant avec une curiosité hardie ce nocturne visiteur.


M. Jacques mit le chapeau à la main, s’inclina, et, d’une voix presque respectueuse, il dit:


– Mademoiselle, voulez-vous, malgré l’heure tardive, me permettre de vous entretenir quelques minutes?…


Mademoiselle!… L’heure tardive!… Ces deux mots amenèrent un sourire vite réprimé sur les lèvres de la jeune femme qui répondit:


– Entrez, monsieur, on ne me dérange jamais… quand toutefois je suis seule comme ce soir.


M. Jacques entra, s’assit dans le fauteuil que lui désignait la maîtresse de céans; et de ce rapide coup d’œil qui jugeait vite et bien, il inspecta la chambre d’abord, la femme ensuite.


La pièce, à demi-salon, à demi-chambre à coucher, contenait un lit assez beau, des fauteuils, un clavecin et quelques toiles suspendues aux murs couverts de brocatelle.


Tout cela était usé, pauvre, et sentait la misère décorée et savamment déguisée.


La femme était étrangement belle. C’était une magnifique créature rayonnante de jeunesse, avec des yeux de velours noir que faisait briller davantage le contraste d’une opulente chevelure d’un blond ardent. Elle portait une toilette d’intérieur d’un goût qu’on était étonné de lui voir. Elle s’exprimait avec aisance, et sa voix n’avait aucune de ces intonations canailles qu’on retrouve si souvent chez les malheureuses filles d’amour.


Car cette jeune femme était une fille galante!…


M. Jacques, ayant achevé son double examen, tendit le bras vers le clavecin et demanda:


– Vous faites de la musique?


– Oui… assez bien pour être entendue sans ennui. Voulez-vous…


Déjà elle se levait, docile, prête à contenter la musicale envie qu’elle supposait au visiteur que lui envoyait le hasard, – pensait-elle.


– Merci, dit M. Jacques en la contenant d’un geste. Simple curiosité. Excusez-moi. Mais dites-moi, je vois à ces murs des toiles non signées…


– Elles sont de moi, monsieur. Je m’exerce à la peinture, et vous voyez, je ne réussis pas plus mal qu’un autre. Voici une copie du Voyage à Cythère qu’on a bien voulu…


– Je vois, je vois… Demeurez assise, mon enfant. Ainsi, peintre et musicien… tant mieux…


– Pourquoi tant mieux? se demanda la jeune femme étonnée.


– Dites-moi, reprit M. Jacques, c’est bien vous qui vous appelez Mlle Juliette Bécu?…


– Oui, monsieur… mais j’ai changé mon nom que je trouvais un peu… vulgaire.


– Oui, je sais… vous vous faites appeler mademoiselle Lange?


– L’Ange! dit Juliette Bécu en riant. C’est bien cela. Ange un peu déchu, par exemple! mais que voulez-vous… il faut vivre!…


– Je sais… je sais… dit M. Jacques en hochant la tête. Vous menez une triste existence, mon enfant, et ce doit être bien pénible pour vous, intelligente, belle comme vous êtes.


– Seriez-vous prêtre? fit Juliette Bécu non sans quelque inquiétude.


– Je ne dis pas non, répondit M. Jacques. Croyez de moi ce que vous voudrez. Peu importe. C’est de vous qu’il s’agit, et ce qui importe, c’est…


À ce moment, d’une pièce voisine, partirent des cris d’enfant qui se réveille et appelle.


Juliette Bécu se leva précipitamment en disant:


– Excusez-moi une minute, monsieur, c’est l’enfant qui demande à boire, la pauvre chérie!… Me voici! me voici! Ne pleure pas, mignonne!…


En même temps, elle entra vivement dans la pièce voisine et alla se pencher sur un berceau où une fillette de trois ans environ, un joli petit ange aux yeux mordorés, aux cheveux bouclés, était couchée dans de la dentelle.


Car si tout était triste d’usure en ce logis, le berceau était au contraire une merveille de riche élégance.


L’enfant tendit ses petites mains, et voyant Juliette, s’apaisa aussitôt et se mit à sourire. Juliette lui offrit à boire un peu de lait tiède dans une tasse de porcelaine qu’elle prit sur une veilleuse. L’enfant but, embrassa Juliette, laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et presque aussitôt se rendormit, toute souriante.


La fille galante, devenue soudain très grave, se pencha alors, déposa un baiser léger comme un souffle sur le front de ce pauvre petit ange, et se reculant de deux pas, la contempla avec une indicible expression de tendresse.


– Votre fille? interrogea une voix qui fit tressaillir Juliette.


Elle se retourna, vit son visiteur qui, curieusement, était entré et avait assisté à toute cette scène intime.


– Non, fit-elle à voix basse, ce n’est pas ma fille.


Et lorsqu’ils furent revenus dans la première pièce, elle continua:


– C’est Anne… ma petite sœur…


Oui! Cette enfant s’appelait Anne Bécu!… Elle devait plus tard s’appeler, elle aussi, Mlle Lange, comme sa sœur Juliette dont elle devait hériter… Et plus tard encore, le 8 décembre 1793, elle devait porter sa tête sur l’échafaud!…


Mais demeurons dans le cadre de notre récit.


– Une bien jolie enfant, reprit M. Jacques, et que vous semblez aimer de tout votre cœur?…


– C’est vrai, monsieur!… Tenez, je vois bien que vous avez quelque chose à me dire… que vous ne venez pas pour… comme les autres, enfin! Cela m’inspire confiance, et je puis vous le dire: cette enfant, c’est toute ma joie dans ce monde. Lorsque ma pauvre mère est morte, il y a deux ans, elle m’a montré d’un regard la pauvre petite qui allait se trouver sans mère… Alors, que voulez-vous, je me suis mise à être sa mère! Et moi qui dois jouer la comédie de l’amour si je veux vivre, eh bien, j’en suis arrivée à me figurer que j’ai aimé réellement, moi aussi! Que moi aussi, j’ai été aimée! Que j’ai eu une petite fille! Quand je suis seule, près du berceau de ma petite Anne, ces idées me passent par la tête, et alors, je pleure… tenez, comme en ce moment!…


Juliette Bécu – ou Mlle Lange, ou encore mademoiselle L’Ange, comme ou voudra l’appeler – essuya ses yeux où brillaient quelques larmes.


– Me suis-je trompé? gronda M. Jacques entre ses dents. Suis-je tombé sur une fille qui a du cœur? Ce serait jouer de malheur!


– Que dites-vous, monsieur?


– Rien. Je réfléchissais à la singulière destinée qui pousse hors de leur route naturelle certains hommes et certaines femmes. Vous, par exemple, d’après votre attitude, d’après tout ce que je vois et entends, depuis que je suis ici, vous étiez née pour être une bonne femme de ménage, heureuse et fière d’être fidèle à votre époux, élevant avec amour vos enfants…


Juliette eut un éclat de rire qui découvrit l’éblouissante rangée de perles qui brillait entre le double corail de ses lèvres.


Ce rire soudain, cette mobilité dans les idées parurent rassurer le digne M. Jacques.


– Vous êtes étonné? s’écria Juliette en riant toujours. Je ris… excusez-moi. Mais c’est si étrange, ce que vous me dites!… Pour les enfants, je ne dis pas non. Je crois que je les eusse aimés. Et encore, ma petite Anne… ce n’est pas la même chose!… Mais quant à la fidélité… quant à l’époux… ah! non, c’est trop drôle!… Le pauvre malheureux! Je le plains!… Tenez, je suis en veine de confession, ce soir…


– Parlez, parlez tout à votre aise, ma chère enfant… je parlerai ensuite, moi!


– Soit! Vous n’avez pas l’air de vous douter de ce qui nous entraîne, nous autres, créatures de joie, à une existence que vous jugez sans doute très immorale. Pour les unes, c’est la misère… c’est vrai pour le plus grand nombre. Pour d’autres… et c’est mon cas, c’est la soif des plaisirs, l’amour de tout ce qui brille, les belles toilettes, les brillants…


– Ah! ah! interrompit M. Jacques avec une parfaite tranquillité. Permettez-moi donc de vous offrir ceux-ci!


En même temps, il tira de sa poche une petite boîte de chagrin qu’il ouvrit et fit briller aux yeux éblouis de Juliette une paire de boucles… deux solitaires d’une eau magnifique et gros comme des petites noisettes.


Elle saisit la boîte en tremblant, et murmura:


– Oh! monsieur… vous voulez vous moquer d’une pauvre fille!…


– Pas le moins du monde: ces diamants sont à vous!


– À moi! À moi!… Mais ces deux boucles valent au moins trente mille livres!…


– Quarante mille chacune, mon enfant: cela fait quatre-vingt mille…


Juliette demeura suffoquée, toute pâle. Puis elle devint pourpre, et courant vers une haute glace qui occupait tout un panneau, elle essaya d’accrocher les boucles à ses oreilles. Mais ses mains tremblaient trop.


– Permettez-moi, fit M. Jacques avec la même tranquillité.


Et en un tour de main, avec une habileté que lui eût enviée plus d’un roué, il attacha les boucles.


Devant la glace, Juliette se tournait et se retournait.


– Que c’est beau, mon Dieu! que c’est beau!…


– Allons… venez vous asseoir… vous contemplerez ces bijoux à votre aise quand je serai parti…


– Oh! laissez-moi vous remercier au moins!…


– Avec plaisir. Mais la meilleure manière de me remercier, c’est d’achever votre confession…


Juliette, encore toute bouleversée, vint reprendre sa place, et cette fois, avec un sérieux où perçait tout son respect pour la fabuleuse générosité de cet inconnu, elle reprit:


– Ma confession n’est pas longue, monsieur! Je raffole de la danse, j’adore les bijoux, j’ai une passion pour les toilettes… Tenez, toute ma vie, j’ai fait un rêve qui jamais ne se réalisera: souvent, quand je pense à ces choses, je me vois dans une magnifique salle de bal…


– Vous seriez habillée comme une reine, interrompit M. Jacques en souriant, vous seriez vêtue et parée comme une de ces belles dames de la cour que vous allez voir passer lorsqu’il y a soirée de gala…


– C’est cela! oh! c’est cela! s’écria Juliette en battant des mains.


– Vous entreriez dans la salle de bal qui se trouverait être au Louvre, par exemple, ou quelque chose d’approchant… Vous descendriez de votre carrosse tout de satin, en donnant la main à quelque beau gentilhomme, en retroussant votre jupe de soie, et en jetant un regard sur l’admiration du peuple rangé pour vous voir passer…


– Mon Dieu! Mon Dieu! C’est comme si j’y étais!… Vous dites mot à mot ce que je pense!…


– Poursuivons, reprit M. Jacques en souriant. Vous porteriez des bijoux splendides, tout comme une duchesse, ou tout au moins une comtesse… Sur votre beau front, la couronne en brillants, à vos oreilles, les deux solitaires qui y brillent en ce moment, à votre cou une rivière de perles, à vos doigts les saphirs et les émeraudes…


– Ah! monsieur, vous êtes un grand poète, ou un bien profond philosophe…


– Dans la salle de bal, vous seriez admirée, fêtée, les plus illustres gentilshommes brigueraient l’honneur de danser avec vous, mais vous n’accorderiez cet honneur qu’aux plus magnifiques… il vous faudrait des princes… peut-être le roi…


Juliette Bécu jeta un cri qui ressemblait à de l’effroi.


– Monsieur! fit-elle d’une voix tremblante, finissez je vous en supplie. Vous me faites peur, vous devinez tout ce que je pense… et puis, cela est cruel de me laisser ainsi entrevoir le paradis pour me laisser ensuite retomber du haut de ces rêves.


– Mon enfant, dit simplement M. Jacques, ce rêve sera une réalité quand vous voudrez!


– Folie! Imagination! murmura Juliette.


– Est-ce de la folie? Est-ce de l’imagination, ces deux brillants que vous portez aux oreilles?


– C’est vrai, monsieur! dit tristement Juliette. Mais des diamants, pour si beaux qu’ils soient, se peuvent acheter. Il ne suffit pour cela que d’être riche. Mais ce qui ne s’achète pas, c’est un titre de noblesse, c’est la considération, c’est l’époux, c’est la couronne comtale, c’est tout ce qui permet d’entrer dans ces fêtes triées où ne sont admises que les dames les plus illustres…


M. Jacques s’était levé.


– Venez, dit-il.


– Où cela? fit Juliette étonnée.


– Venez toujours. Je suppose que vous n’avez pas peur avec moi?


M. Jacques sortit de l’appartement dont la fille galante referma la porte. Ils se trouvaient alors sur un palier où s’ouvraient deux portes: à droite, celle de Juliette; à gauche, celle d’un logement inoccupé depuis trois mois.


À la grande stupéfaction de Mlle L’Ange, M. Jacques tira une clef de sa poche et ouvrit cette porte de l’appartement vide. Ils entrèrent. Et il poussa derrière lui la porte.


Ils étaient dans une pièce qu’éclairait un seul flambeau, d’une lumière triste. La pièce était nue. Il n’y avait pas un meuble, pas une chaise…


– Veuillez entrer dans cette chambre, dit alors M. Jacques en désignant une épaisse tenture qu’il suffisait de soulever pour pénétrer dans la pièce voisine.


Juliette Bécu souleva cette tenture et, jetant un léger cri, s’arrêta stupéfaite, comme devant un conte des Mille et une nuits soudain réalisé!…


– Je rêve! Je rêve! balbutia-t-elle.


– Entrez donc! fit M. Jacques en la poussant doucement.


La chambre devant laquelle s’était arrêtée Juliette avec une extase d’admiration et presque de terreur était de belles dimensions, magnifiquement meublée et éclairée par la vive lumière de deux candélabres à six flambeaux.


Juliette entra sur la pointe des pieds, avec une sorte de religieux respect.


Et ce fut un fantastique spectacle qui s’offrit à ses yeux éblouis.


Sur le canapé et les fauteuils étaient disposés les diverses pièces d’un costume de cour, tel qu’une haute et noble dame pouvait le porter en grande cérémonie. Aucun détail n’était oublié dans ce flot de soies, de fines batistes, de dentelles: jupons garnis de valenciennes, jupe à paniers en lourde faille de Lyon, corsage à manches courtes, avec entre-deux en point d’Alençon, bas de soie rose ajourés, garnitures de satin rose, souliers à minces talons cambrés comme les portaient les élégances de l’époque.


Juliette, prise par l’instinct de la coquetterie, oubliait M. Jacques. Et, en plein ravissement, fouillait parmi ces richesses qu’une fée bienfaisante semblait avoir déposées là pour elle.


Que fût-ce lorsque, s’étant retournée, elle vit, rangés sur une table de laque, plusieurs écrins tout ouverts!…


L’un d’eux contenait une rivière de perles d’une eau magnifique.


Dans un autre, se trouvait une délicieuse couronne de comtesse, perles et diamants.


En d’autres enfin, c’étaient des bagues, des bracelets où les émeraudes, les saphirs, les rubis croisaient leurs feux étincelants ou sombres.


Il y avait là de quoi parer la reine Marie Leszczynska dans les rares soirées où la pauvre délaissée était admise par son royal et dédaigneux époux.


En réalité, c’était toute une fortune qui venait de surgir aux yeux affolés de Juliette, comme à un coup de baguette magique.


Et, ne trouvant aucun mot, aucun geste qui pût exprimer son émotion, elle se mit à genoux et pleura.


Le général des Jésuites la contempla un instant avec la sombre et hautaine satisfaction de l’homme supérieur à ces féminines faiblesses, puis il la toucha à l’épaule et dit:


– Venez, maintenant!…


Juliette tressaillit.


Rapidement, M. Jacques éteignit toutes les bougies, et plongée soudain dans l’obscurité, la fille galante murmura:


– Ce n’était qu’un rêve!…


Monsieur Jacques la saisit par la main, la releva, l’entraîna sur le palier, referma la porte du féerique appartement et reconduisit Juliette chez elle.


– Eh bien? demandait-il alors en souriant. La pauvre fille palpitait.


– Ah! monsieur, dit-elle, pourquoi m’avoir fait entrevoir le paradis, pour me replonger ensuite dans mon obscurité et ma misère!… Ceci est cruel, savez-vous!


– Allons! fit M. Jacques d’un ton soudain grave et presque menaçant, je vous en ai fait voir assez pour vous prouver que je ne parle pas en vain, que je dispose de richesses royales, et que je puis à mon gré vous hausser jusqu’à ce paradis que vous avez entrevu ou vous laisser sinon dans l’enfer, du moins dans le triste purgatoire qu’est votre existence actuelle. Écoutez-moi donc avec toute votre attention. De vous, de vous seule en ce moment dépend votre fortune.


– Parlez, monsieur, dit Juliette d’une voix tremblante.


Le chef suprême de la puissance Compagnie se recueillit un instant. Puis il dit:


– Vous êtes pauvre; vous êtes misérable; vous êtes méprisée; vous habitez dans une maison sordide un triste appartement dont tout votre bon goût et votre propreté ne parviennent pas à déguiser la misère; vous avez une petite sœur que vous aimez comme si elle était votre enfant, et cette petite fille est destinée aux mêmes hontes que vous-même. Tout cela est-il vrai?


– Hélas! oui… en ce qui me concerne… mais quant à ma petite Annette, je vous jure bien que je saurai la préserver!…


– Voulez-vous, reprit le mystérieux personnage, comme s’il n’eût pas entendu, voulez-vous devenir riche, considérée, adulée? Voulez-vous habiter un hôtel princier? Voulez-vous assurer à la petite innocente un avenir heureux, paisible, facile, et à vous-même un avenir éblouissant de fêtes?


Juliette, frémissante, joignit les mains.


– Votre petite sœur, je m’en charge, reprit-il; je la ferai élever à la campagne près de Paris, dans un village où vous pourrez la voir tant que vous voudrez. Et plus tard, je lui ferai donner une brillante éducation dans quelque pension. Acceptez-vous?…


Juliette, trop émue pour répondre, fit oui de la tête.


– Bien. Quant à vous, voici quelle sera désormais votre vie. Vous irez habiter un hôtel que je vais vous désigner. Cet hôtel, un des plus vieux et des plus beaux de Paris, est situé en l’île Saint-Louis, quai d’Anjou… J’avais d’abord acquis pour vous l’hôtel même de la duchesse de Châteauroux, sur le quai des Augustins, mais, ajouta-t-il avec un sourire livide, j’ai dû le céder dès le lendemain à un de mes amis… M. d’Étioles… et tout est mieux ainsi…


M. Jacques demeura quelques instants sombre et pensif, les yeux perdus dans le vague. Juliette le considérait avec une secrète épouvante. Qu’était-ce donc que cet homme formidable qui surgissait tout à coup dans sa vie de pauvre fille, allongeait sur elle sa main puissante, l’arrachait à sa misère et lui faisait entrevoir une existence de reine?


Vers quelles grandes ou terribles destinées allait-elle être entraînée?


Quel rôle mystérieux et redoutable lui était donc destiné?


Elle se rendait parfaitement compte que si cet inconnu l’avait choisie entre mille, – sans doute qu’il avait dû étudier, – c’est que sa beauté et peut-être ses appétits pouvaient lui être utiles…


À quoi?… Sans aucun doute à l’accomplissement de quelque œuvre géante!…


– Donc, reprit M. Jacques, vous irez habiter l’hôtel qui vous sera expressément désigné sous deux jours. Vous le trouverez tout installé, avec chaise peinte par Watteau, carrosse, chevaux, robes et bijoux pareils à ceux que je viens de vous montrer… Acceptez-vous?…


– J’accepte! dit la fille galante d’une voix que l’émotion faisait trembler.


– Une fois là, continua M. Jacques, vous vivrez la vie des grandes dames. Une comédienne du théâtre de Sa Majesté viendra vous donner des leçons de maintien et vous enseignera les révérences. D’ailleurs, pour vous, ce sera chose facile que d’apprendre ces fadaises. Vous recevrez, vous donnerez à souper et à danser. Vous regarderez beaucoup, et parlerez le moins possible… Enfin, dans quelques jours, quand vous serez installée, vous recevrez, ainsi que votre mari, une invitation pour le bal de l’Hôtel de Ville…


– Mon mari!… s’exclama sourdement Juliette.


– Oui: un galant parfait gentilhomme que vous avez épousé secrètement, il y a deux ans, dont de puissantes raisons de famille vous ont tenue éloignée, à votre grand chagrin, et que vous rejoignez enfin dans la capitale avec toute la joie possible… car ce mari, vous l’aimez, vous l’adorez…


– Je comprends, balbutia Juliette.


– Ne craignez rien, d’ailleurs. Vous trouverez dans une cassette sur la cheminée de votre chambre tous les papiers de famille qui vous seront nécessaires… Poursuivons… Donc, avec votre mari, vous vous rendrez à la fête que Paris donne à son roi dans le vieil Hôtel de Ville…


Et M. Jacques s’arrêta encore.


Juliette comprit que le point capital de cet étrange entretien était atteint.


– Et que faut-il que je fasse au bal de l’Hôtel de Ville? demanda-t-elle.


M. Jacques jeta un regard d’inquiétude sur la fille galante.


– Est-ce qu’elle serait trop intelligente? gronda-t-il en lui même. Au fait… cela vaut mieux ainsi!…


Et il répondit:


– Ce que vous devrez faire?


– Oui! je vous demande ce que je devrai faire à ce bal.


– Vous faire aimer! dit le général d’une voix sourde.


– De qui? haleta Juliette.


– De l’homme qui vous sera désigné… par…


– Par…?


– Par votre mari!…


Il y eut entre ces deux personnages une minute de silence sinistre. C’était pourtant bien simple en apparence: se faire aimer!… Mais Juliette comprenait que cet amour qu’elle devait imposer n’était que le commencement des besognes redoutables qu’on attendait d’elle.


Quant au puissant et sombre personnage dont nous essayons d’esquisser ici la formidable silhouette, il réfléchissait profondément.


Hésitait-il?…


Ou plutôt, s’irritait-il des moyens qu’il était obligé d’employer pour assurer sa puissance et combattre le roi?


Qui sait!…


– Tout cela est bien compris et bien convenu, n’est-ce pas? reprit-il tout à coup.


– Disposez de moi corps et âme, dit Juliette.


– Quant à votre discrétion… votre fortune à venir m’en répond. Maintenant, mon enfant, maintenant que nous sommes d’accord, faisons comme tous les bons commerçants, qui ne se contentent pas de vaines paroles. Comme arrhes, je viens de vous donner quatre-vingt mille livres représentées par ces deux brillants, et cela sans savoir si vous étiez bien celle qui me convenait. À votre tour…


– Que puis-je donc vous donner? bégaya Juliette.


– Votre signature. Verba volant, scripta manent. Entendez-vous le latin?


– Non… on a oublié de me l’apprendre.


– Tant pis!… Mme d’Étioles le sait, elle!… Et elle sait bien d’autres choses…


– Mme d’Étioles?…


– Ai-je dit Mme d’Étioles?… Peu importe. En tout cas, verba volant signifie que les paroles s’envolent, tandis que les écrits restent: scripta manent… Voici donc un papier en bonne et due forme que je vous prie de vouloir bien signer en le datant d’aujourd’hui, et en le certifiant de tous points conforme à la vérité.


Juliette prit le papier que lui tendait M. Jacques, et alors elle pâlit.


Ce papier dépassait toutes les violentes surprises qu’elle avait éprouvées en cette soirée.


Voici en effet comment il était libellé:


«Moi, comtesse du Barry, maîtresse en titre et favorite de Sa Majesté le roi Louis XV, affirme et certifie que je m’appelle en réalité Juliette Bécu; que c’est par suite d’un vol de papiers que j’ai pu me faire passer pour une dame de noblesse; que, moyennant la somme de cinq cent mille livres qui m’était promise, sans compter d’autres avantages, moi pauvre fille galante, rebut de la société, j’ai entrepris de me faire aimer de ce roi pour lequel je n’ai d’ailleurs que du mépris sans nulle haine; je certifie qu’avant d’atteindre la haute situation où je suis placée, j’ai vécu d’amour, j’ai vendu mes sourires au plus offrant et dernier enchérisseur, et que le triste sire qui s’imagine m’avoir possédée le premier ne vient qu’après un nombre d’amants qui eût suffi à deux ou trois filles de mon espèce.»


Juliette Bécu devint pourpre, et puis, très pâle.


Quelque chose comme une larme brillante parut dans ses yeux.


– Signez-vous? fit rudement M. Jacques. Si vous signez, c’est la fortune. Car jamais je n’aurai occasion de me servir de ce papier… si vous m’obéissez toutefois.


– Comtesse du Barry! maîtresse du roi! balbutia Juliette éperdue.


– Favorite de Louis XV!… C’est-à-dire une fortune inouïe: le droit de commander en France, et peut-être à l’Europe! Des fêtes! Des honneurs! Tous les trésors de l’Inde à vos pieds!…


– Je signe! haleta Juliette.


Et se levant d’un bond, elle courut à un secrétaire, data, parapha le papier.


– Maintenant, dit M. Jacques, recopiez-le tout entier de votre main, et signez le nouveau papier…


La fille galante obéit.


M. Jacques relut soigneusement les deux papiers, les fit sécher, les plia et les enfouit dans un portefeuille qui fermait à clef et qu’il portait suspendu au cou par une chaînette, sous ses vêtements.


Alors il remit son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte.


– Un instant, monsieur, dit Juliette. Quand vous reverrai-je?


– Peut-être cette nuit, peut-être jamais…


– Si je ne vous revois jamais, comment connaîtrai-je vos intentions?


– Ne vous en inquiétez pas. Où que vous soyez, humble fille ou favorite du roi, sachez seulement que mon regard et ma main sont sur vous…


– De quel nom dois-je vous appeler? reprit Juliette frémissante et courbée.


– Je m’appelle M. Jacques, dit paisiblement l’étrange et terrible visiteur.


Lorsque la fille galante, lorsque Juliette Bécu se redressa, M. Jacques avait disparu et elle put se demander si tout cela n’était pas un rêve prodigieux… si elle ne s’était pas endormie dans son fauteuil, si elle n’avait pas eu une vision de cauchemar…


À ce moment, elle se regarda dans la glace, et vit les deux solitaires qui resplendissaient à ses oreilles… Non, non! elle n’avait pas rêvé!…

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