Quai des Augustins, à cent pas de l’hôtel de Tournehem, se dressait une vaste et magnifique demeure qui avait été édifiée sous Louis XIV par le marquis de Nesles, prince d’Orange. Disons-le en passant: c’est là qu’en l’année 1717 était née cette grande coquette qui s’appela la marquise de la Tournelle, duchesse de Châteauroux, laquelle, après avoir longtemps régné sur le cœur de Louis XV, devait mourir deux mois après les événements que nous racontons, – mort demeurée mystérieuse à tout jamais. Pour le moment, Marie-Anne, duchesse de Châteauroux, venait d’être chassée de la cour d’une façon presque ignominieuse. Et, en femme prudente, elle s’apprêtait à gagner l’étranger après avoir «réalisé» l’énorme fortune qu’elle avait puisée dans les coffres de Louis XV.
Car Louis XV payait royalement ses amours: le peuple était là pour combler le déficit!…
Bref, au mois de septembre de cette année 1744, la fameuse duchesse vendit l’hôtel à un singulier homme qui paya sans marchander et prétendit simplement s’appeler «monsieur Jacques».
Il est probable que ce «monsieur Jacques» n’agissait pas pour son propre compte. Car le lendemain du jour où fut signé le contrat de vente, Le Normant d’Étioles vint visiter la maison, suivi de deux ou trois architectes et d’un maître tapissier, lesquels lui parlaient chapeau bas. M. d’Étioles donna ses ordres. De pièce en pièce, d’escalier en escalier, depuis la cour jusqu’au grenier, il indiqua avec précision ce qu’il comptait faire de la superbe demeure qu’il appelait une bicoque.
Dès le jour même, une armée d’ouvriers se mit à l’œuvre, travaillant jour et nuit.
Dès que les maçons sortaient d’une pièce, les peintres l’envahissaient, puis les décorateurs, puis les tapissiers; en un mois et demi l’hôtel fut transformé: ce fut une merveille. Ce caprice coûta un million au puissant sous-fermier. Mais M. d’Étioles ne s’en inquiéta pas. À cette époque, roi, ministres, traitants, fermiers, tout ce monde jetait l’argent par les fenêtres. Quand les coffres étaient vides, le peuple s’enfonçait d’un nouveau degré dans la misère; la famine sévissait avec plus d’intensité; on mourait, – mais on payait: et tout était dit!
Quand l’hôtel fut prêt, Le Normant d’Étioles y jeta une profusion de bibelots d’art, bronzes, statues, porcelaines précieuses, flambeaux aux cuivres ciselés; des meubles d’une fabuleuse magnificence, – citons le lit de la grande chambre à coucher qui, avec ses Amours sculptés et ses appliques, coûta quatre cent mille francs -, des tableaux de la vieille école arrachés à prix d’or aux collections célèbres; des vitrines où s’entassèrent les mille créations des manufactures de Saxe.
Une vaste pièce donnant sur la Seine fut exactement disposée comme l’atelier de la rue des Bons-Enfants: mêmes dimensions, mêmes dispositions, même décor; des meubles identiques y occupèrent les mêmes places; à coup d’argent, le sous-fermier se procura jusqu’aux moindres bibelots de Chine et du Japon qui garnissaient le célèbre atelier, mais à ce point pareils et si bien placés de la même façon qu’une personne transportée les yeux bandés de la rue des Bons-Enfants au quai des Augustins eût pu demeurer convaincue qu’elle n’avait pas changé de maison. C’était une reproduction parfaite, au point que Jeanne elle-même s’y fût trompée.
Lorsque tout fut terminé, on se trouvait à l’avant-veille du mariage.
D’Étioles, dans la journée, embaucha la domesticité, ne s’en rapportant à personne du soin de choisir femmes de chambre, valets, cochers, cuisiniers.
Dès lors, tout fut prêt pour recevoir l’épousée.
Cet hôtel, en effet, ces transformations, ce luxe inouï, ce faste royal, tout cela, c’était pour Jeanne!…
Ce fut vers cet hôtel qui cessa à cette époque de s’appeler «l’hôtel de Châteauroux» pour porter le nom d’Étioles, ce fut vers cette féerique demeure que la voiture nuptiale emporta, à leur sortie de Saint-Germain-l’Auxerrois, M. de Tournehem, Le Normant d’Étioles et Jeanne évanouie.
Les invités suivaient. Et dans cette foule élégante qui faisait escorte à la fortune du sous-fermier, nul ne songea à commenter l’incident: on supposa que l’émotion avait frappé «cette pauvre petite» et l’on parla surtout des merveilles de la corbeille.
Lorsqu’on arriva à l’hôtel d’Étioles, Jeanne n’était pas encore revenue de sa syncope.
Cette fois encore, ce fut Tournehem qui la prit dans ses bras et la transporta dans un boudoir.
– Non, pas là, mon cher oncle, dit d’Étioles.
Et il ouvrit la porte de la pièce qui était l’exacte reconstitution de l’atelier de Jeanne.
– Je vous laisse ma femme, ajouta-t-il. Ce ne sera rien, j’en suis sûr. Moi, je vais rendre nos devoirs à nos invités.
Si le cœur de Tournehem eût été moins angoissé par les pressentiments qui l’assiégeaient, sans doute il eût trouvé étrange cette attitude d’un si heureux époux qui eût dû se montrer plein d’inquiétude.
D’Étioles disparut, et, comme il l’avait dit, se rendit en effet dans la grande salle des fêtes – salle de réception. Il était souriant, et comme on lui demandait des nouvelles de la jeune mariée, il ordonna à l’orchestre d’attaquer une gavotte. En lui-même il songeait:
– Qu’elle parle maintenant, si elle veut!… Je les tiens tous deux… le père et la fille!…
Armand de Tournehem avait déposé Jeanne sur un canapé. Il était épouvanté – non de l’évanouissement même, mais des causes qui avaient pu le provoquer. Il savait toute la force de caractère, toute la puissance de volonté qui résidaient sous cette enveloppe gracile, fragile en apparence. Non, Jeanne n’avait pu s’évanouir d’une émotion de jeune mariée!
Mais alors, qu’y avait-il?
– Un mystère que je percerai, murmura ardemment Tournehem. Et alors, malheur à celui qui…
À ce moment, sous ses soins paternels, Jeanne rouvrait les yeux.
Elle se vit dans son atelier, et revenant à elle avec toute la promptitude d’esprit qui lui était coutumière:
– Ah! mon père, s’écria-t-elle en se blottissant dans les bras de Tournehem, merci, merci de cette bonne pensée que vous avez eue.
– Quelle bonne pensée, mon enfant?
– Celle de me transporter ici… Mais il me semble que j’entends des musiques… un air de danse… Oh! faites-les taire… je vous en supplie… Pourquoi les musiciens sont-ils ici au lieu de se trouver à l’hôtel d’Étioles?…
– Voyons, enfant, dit Tournehem en serrant la jeune fille sur sa noble poitrine angoissée; entendons-nous… expliquons-nous, veux-tu? Tu vas tout me dire, n’est-ce pas? Ton chagrin, je veux le connaître… Je veux savoir… Écoute-moi bien… Et d’abord, sache que nous sommes à l’hôtel d’Étioles…
Jeanne bondit, regarda autour d’elle.
– Mon atelier! murmura-t-elle. C’est pourtant mon atelier, je ne rêve pas…
Elle courut à la fenêtre et elle étouffa un soupir d’amère déception; la fenêtre donnait sur la Seine, et non sur la rue des Bons-Enfants.
– Une surprise que te fait ce brave Henri, dit Tournehem. Cette pièce est l’exacte reproduction de celle que tu aimais tant… mais elle se trouve bien dans l’hôtel d’Étioles. Ah! çà! ajouta-t-il avec un sourire navré, mais on dirait que tu espérais… que tu croyais… Voyons… viens t’asseoir… là… sur mes genoux, comme autrefois lorsque tu étais toute petite… quand je venais te voir… entre mes longs voyages… Alors, enfant, tu mettais tes bras autour de mon cou… tu posais ta chère petite tête blonde sur mon épaule… et, levant vers moi tes yeux lumineux, tu me souriais… comme si tu avais vraiment connu l’inapaisable douleur de ma vie… comme si tu avais voulu me donner une précieuse consolation… Et alors, ma Jeanne, ma fille adorée, je sentais en effet mon désespoir s’apaiser et mes remords se fondre comme la glace sous le sourire du soleil… Tu réchauffais mon âme…
Jeanne s’était assise, avait mis ses bras autour du cou de son père et laissé tomber sa tête sur son épaule.
Mais elle ne levait pas les yeux; elle ne souriait pas: elle pleurait doucement, sans bruit.
Tournehem garda un moment le silence, puis tout à coup, gravement, il demanda:
– Jeanne… ma bien-aimée, pourquoi pleures-tu?…
– Taisez-vous, père… oh!… taisez-vous!…
– Jeanne! je veux savoir pourquoi tu pleures! Le serment que je fis à la pauvre morte de l’Ermitage; le serment que, devant toi, j’ai renouvelé sur la dalle qui couvre son éternel sommeil, Jeanne, je le tiendrai! J’ai consacré ma vie à ton bonheur: tu seras heureuse!… Réponds-moi, mon enfant… réponds-moi seulement par oui et par non… je veux t’éviter jusqu’au chagrin pénible d’un aveu… je veux chercher pour toi… Voyons.
Il parlait d’une voix grave, douce, tendre, et mettait son énergie à ne pas trembler.
– Voyons… est-ce que ce mariage te déplaît?
Par un prodigieux effort de tout son être raidi. Jeanne parvint à ne pas tressaillir…
Seulement, elle continua de pleurer, doucement.
– Tu as pu te tromper… ces choses-là arrivent… C’est cela, n’est-ce pas?… Tu as cru aimer ce pauvre Henri… tu as accepté de devenir Mme d’Étioles… et au moment suprême, tu t’es aperçue qu’il n’y avait dans ton cœur que de l’affection familiale pour ton cousin… c’est cela, parbleu! Eh bien, rassure-toi… je parlerai à Henri… Ce mariage, je parviendrai à le briser…
Cette fois, Jeanne frémit, – mais non d’espoir. Une épouvante insensée s’empara d’elle. Si son père essayait de briser l’infâme union, c’était la calomnie qui le guettait! C’était la dénonciation toute prête! C’était la formidable accusation de concussion! C’était l’échafaud!…
Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.
– Ce pauvre Henri! continua Tournehem. C’est un excellent cœur, je le sais. Il m’a rendu d’immenses services en s’occupant activement de la gestion de ma ferme royale, pendant mes voyages. Il mérite toute ma gratitude et toute notre affection… mais enfin je dois avouer qu’il n’est pas beau… Je m’étonnais aussi de cet amour… mais devant tes affirmations venant après les siennes, je m’étais incliné. Au fond, je n’étais pas fâché de te voir épouser mon neveu. Ainsi tu restais dans la famille… plus près de moi. C’était de l’égoïsme. J’eusse dû ouvrir les yeux, étudier, analyser… Allons, ne pleure pas, mon enfant chérie… je vais, à l’instant même, parler à Henri…
Jeanne se dressa toute droite.
La vision de son père montant à l’échafaud passa devant ses yeux.
Elle essuya ses larmes, et, d’une voix ferme, d’une voix où il y eût été impossible de saisir une hésitation, d’une voix qui traduisait admirablement le sacrifice de sa vie, elle prononça:
– Vous vous trompez, mon père: mon mariage avec Henri ne m’inspire aucun regret, aucune amertume…
– Je me trompe! s’écria Tournehem stupéfait.
– Et ce mariage, acheva Jeanne, s’il était à refaire, je n’en souhaiterais pas d’autre…
– Ainsi, tu l’aimes… vraiment?…
– Je l’aime! répondit Jeanne, sublime à coup sûr dans cette minute.
– Et tu es heureuse?…
– Oui, mon père: heureuse!…
Tournehem, pensif, prit la main de Jeanne. Cette main était glacée. Mais l’intrépide jeune femme n’avait pas un tressaillement… et elle souriait!
– Ces larmes… ton évanouissement…
– Caprice… vapeurs d’une pauvre petite tête exaltée…
– Jeanne!…
– Ces chants à l’église, ces lumières, ces parfums d’encens, la marche triomphale des orgues… vous savez, mon père, que je suis une petite détraquée… et que la musique me met les nerfs en pelote…
– Jeanne!… mon enfant… tu mens!… tu mens à ton père!…
– Je vous jure que je dis la vérité!
– Tu le jures?…
– Sur votre tête… oui, dit Jeanne dont le fin visage s’illumina de l’auréole des martyrs; sur votre chère tête, je le jure!…
– Oh! songea Tournehem au plus profond de sa conscience, est-ce que ce serait plus grave encore que je n’avais supposé? Je pressens quelque trame souterraine et formidable autour du bonheur de mon enfant!… Quoi?… Je le saurai! Dussé-je y employer ma fortune et ma vie!…
Quelques minutes plus tard, celle qui le matin encore s’appelait Jeanne-Antoinette Poisson, selon l’extrait du registre de sa paroisse, et qui s’appelait maintenant Mme Le Normant d’Étioles, Jeanne, souriante, fit son apparition dans la grande salle des fêtes, au milieu d’une foule qui représentait tout ce que Paris comptait alors de gens illustres en finances, en art et en littérature.
Elle fut acclamée.
Elle traversa au bras de son père les groupes empressés à l’admirer.
Et avec une liberté d’esprit qui eût paru prodigieuse si l’on eût connu les véritables pensées de cette enfant, avec une promptitude charmante et un merveilleux tact, elle répondit à chacun, trouva pour les artistes et les gens de lettres le mot qui flatte la vanité et amène ce sourire de gloire satisfaite sur les lèvres épanouies.
Il apparut à tous qu’elle serait une incomparable maîtresse de maison.
– Désormais, s’écria Crébillon qui avait de l’esprit même quand il n’était pas ivre, désormais il y a dix muses au lieu de neuf. Il était réservé à notre siècle de créer la muse des fêtes… sans compter que par un raffinement de grâce, il y a dans son nom un admirable anagramme…
– Lequel? fit-on curieusement.
– Sans doute; elle ne s’appelle pas d’Étioles: elle est l’étoile des Étoiles…
Ce mot fit pâlir d’envie toutes les femmes des financiers qui se trouvaient là, lesquelles se vengèrent en organisant une cabale contre le pauvre Crébillon à la première représentation de son Catilina.
À quoi tiennent les destinées d’un poète!…
La nuit vint. Vers onze heures, les derniers invités se retirèrent; Jeanne, réfugiée dans le salon du premier étage, sonna une femme de chambre et se fit conduire à la chambre à coucher. Alors elle renvoya cette fille d’un geste, et poussa les verrous. Puis elle s’assura qu’il n’y avait pas d’autre issue, d’autre porte par où celui dont elle portait le nom pût pénétrer jusqu’à elle.
Alors, toute cette force d’âme extraordinaire qui lui avait permis de jouer jusqu’au bout son rôle héroïque se brisa d’un coup, comme peut se briser un ressort de montre.
Elle devint livide et s’affaissa sur ses genoux, balbutiant des mots sans suite, livrée à une de ces crises de désespoir qui ravagent le cœur, enténèbrent l’esprit et désorganisent la pensée.
Par un phénomène curieux, mais tout naturel, l’image d’Henri Le Normant d’Étioles – de son mari – ne vint pas un instant se pencher sur ce désespoir… Ce que voyait Jeanne dans cette affreuse minute de solitude, c’était un beau gentilhomme, à l’air un peu dédaigneux, qui passait, emporté par le galop d’un carrosse, dans une gloire d’épées nues, dans le tonnerre des acclamations d’un peuple… le roi!…
Cet amour, presque mystique à son début, entrait dans la phase violente.
Elle aimait ardemment, de toute son âme, de tout son corps… elle aspirait au vertige du baiser d’amour… et l’impression fut si intense que ses bras se tendirent vers cette image flottant devant ses yeux… D’un mouvement lent et continu, elle se releva… elle se mit en marche comme si vraiment le roi eût été là!
À cet instant, un cri terrible fit explosion sur ses lèvres.
Un cri d’angoisse et d’horreur!
Là, contre cette tapisserie, il y avait un homme!…
Et cet homme, ce n’était pas le roi! C’était Le Normant d’Étioles!
Comment était-il là?… Par où était-il entré? Elle recula jusqu’au lit, contre lequel elle s’appuya. Dans le même moment, Henri fit quelques pas en avant, et elle, galvanisée par l’horreur, reconquit tout son courage et son sang-froid.
– Que faites-vous ici? demanda-t-elle d’une voix basse, haletante.
Henri se redressa, donna une chiquenaude à son jabot, et éclata de son mauvais rire:
– Pardieu, madame, voilà une plaisante question!… Ce que je fais ici… mais j’y viens voir ma femme!…
– Comment y êtes-vous? râla-t-elle.
– De la façon la plus simple. J’avais prévu les verrous. Et, ayant prévu cela, j’ai dû m’arranger pour entrer chez moi autrement que par la porte officielle… Ah! nos architectes sont d’habiles gens!
Il paraissait tranquille; il avait au coin des yeux une gaîté féroce.
Jeanne se dirigea, sans dire un mot, vers ce que son mari appelait la porte officielle.
Elle poussa les verrous, tourna la clef, et revint se placer en face d’Henri qui l’avait regardée faire sans un geste, son sourire terrible toujours sur les lèvres.
Jeanne étendit le bras vers la porte, et, d’une voix étrangement calme, elle dit:
– Croyez-moi. Dans votre intérêt, ne me poussez pas à bout. Pour sauver mon père, j’ai subi de porter votre nom. Je vous préviens que vous auriez tort d’exiger davantage. Sortez, monsieur: de vous à moi, il y a un abîme que rien ne peut combler…
Henri d’Étioles s’inclina très bas. Puis, avec la même lenteur, il se redressa, raffermit son attitude. Son visage prit une expression de menace effroyable. Sa voix devint sifflante:
– C’est la deuxième fois que vous me chassez, dit-il. Prenez garde à la troisième! Car, cette fois, je vous obéirai, et alors!… Mais non, je veux être encore conciliant. Écoutez, il y a entre nous deux un malentendu. Vous me détestez et je vous aime, moi!
Jeanne frissonna à ce mot. Elle ne voulait plus rien entendre. Tout plutôt que de subir plus longtemps la présence du monstre!
– Prenez garde, madame! dit tranquillement d’Étioles. Vous allez encore faire un geste qui pourrait nous coûter cher à tous… Vous ne comprenez pas? Je vais vous dire. Au geste que vous feriez, j’obéirais, madame! Et savez-vous ce qui arriverait alors?… Ceci: dans un instant va entrer dans mon cabinet un homme qui m’apportera quelque chose à signer… un simple papier… la preuve des concussions de votre père!…
Jeanne écoutait, les yeux agrandis par l’épouvante.
– Or, continua Henri avec la même tranquillité féroce, si je suis ici… près de vous… si cet homme ne me trouve pas… il est bien évident que je ne pourrai signer… Au contraire, si vous me répétez l’ordre de me retirer, j’obéirai, madame! Et cela nous coûterait cher à tous: à moi qui aime mon oncle, à vous… à lui surtout… si toutefois il tient à sa tête!
Jeanne chancela.
Le hideux gnome se croisa les bras.
Son masque de menaçante ironie tomba, et d’une voix rude, rauque, il acheva:
– Parlez, madame! Dois-je m’en aller?…
Le bras de Jeanne, qui avait recommencé le geste, retomba pesamment.
Elle inclina la tête et, brisée, domptée, vaincue, laissa couler ses larmes sans songer à les cacher!…
Henri d’Étioles eut un hideux sourire de triomphe.
Il reprit à voix basse:
– Ainsi je reste?
Immobile, pareille à la statue du désespoir, elle parut n’avoir pas entendu.
– Je reste, insista le mari.
Et, cherchant à donner à sa voix un accent de passion, il ajouta:
– Je vous aime, Jeanne. Je vous aime vraiment d’amour. Il faut que vous le sachiez. Jugez-moi comme vous voudrez. Croyez-moi vil, infâme, criminel. Je suis tout cela par amour. M’entendez-vous, Jeanne? Par amour! Pour vous posséder, je commettrais encore d’autres crimes que celui de vous avoir menacée et de vous avoir fait pleurer! Si je vous perdais, je mourrais! Ne croyez pas un mot de tout ce que je vous ai raconté avant notre mariage. La vérité, c’est que je vous aime. Si on vous enlevait à moi, voyez-vous, si vous en aimiez un autre…
Jeanne tressaillit.
– Si cet autre vous aimait… eh bien, je le tuerais!
Jeanne eut un long frisson.
– Si loin ou si haut qu’il se place, je l’atteindrais! Car je vous aime, et rien n’est impossible à l’amour! Me croyez-vous, au moins? Croyez-vous à cette passion insensée qui me dévore… moi si chétif… si laid… si affreux!
Oui!… Elle y croyait!
Il le vit bien à son attitude où il y avait presque de la pitié maintenant.
Car il jouait admirablement son rôle. Il avait la voix ardente, le geste exalté d’un fou… mais si Jeanne avait eu le courage de le regarder en face, elle aurait constaté cette chose effrayante:
Que le regard de ce fou d’amour demeurait glacial, terne, vitreux, sans une flamme!
Elle ne bougeait pas. Sa pensée était bien loin de ce qu’elle entendait.
Et pourtant les paroles d’Henri lui entraient dans la tête. Ce mot qu’il répétait: «Je vous aime!» finissait par pénétrer profondément dans son esprit.
Lentement, il s’était approché, comme sans oser la toucher.
Mais il était tout contre elle.
Dans un de ces gestes de passion désordonnée qu’il multipliait, il sortit tout à coup son mouchoir et le tordit dans ses mains. En même temps, ces mains, il les tendait vers le visage de Jeanne dans un geste de supplication intense. Et en même temps aussi, lui-même rejetait le plus possible la tête en arrière.
– Je vous aime, continua-t-il en étudiant la physionomie de la jeune femme, je vous aime comme il est impossible que jamais homme ait aimé! Mon cœur est plein de vous! Pour vous seule, je rêve richesse infinie et puissance! Jeanne, écoutez-moi, entendez-moi, je vous aime… je vous aime!…
Depuis un instant, une étrange torpeur s’emparait de la jeune femme. Il lui sembla tout à coup qu’un irrésistible besoin de dormir l’envahissait.
Elle voulut faire un effort, esquisser un geste, mais en vain. Ses paupières, lourdement, se fermèrent.
– Je vous aime… Je t’aime!… Ah! tu es dans mes bras!… Jeanne, tu es à moi!…
Comme dans un cauchemar, elle entendit ces paroles… murmurées à son oreille, elle sentit que Henri d’Étioles la prenait dans ses bras, la soulevait… puis le sens des choses s’abolit en elle… elle tomba dans un profond sommeil…
Henri la déposa sur le lit.
Contre les narines de la jeune femme, il appuya alors son mouchoir et l’y maintint pendant deux ou trois minutes, continuant à répéter:
– Je t’aime, Jeanne, tu es moi!…
Comme s’il eût voulu que ces paroles, à travers les nuées du sommeil, parvinssent jusqu’à l’esprit de Jeanne et s’y incrustassent à jamais!
– Je t’aime… Jeanne… oui… crois-moi… c’est par amour que je suis devenu infâme à tes yeux… Mais je me réhabiliterai… car je t’aime… Et tu finiras par m’aimer… toi aussi… divine enfant!…
Quand il la vit insensible; lorsque, l’ayant secouée, appelée à haute voix, il se fut convaincu qu’elle ne se réveillerait pas avant plusieurs heures, il replia son mouchoir en écartant soigneusement sa tête, et l’enfouit au fond de sa poche.
Alors il eut un haussement d’épaules et ricana:
– Ouf! ce ne fut pas sans mal… mais enfin, me voilà seigneur et maître!…