Lorsque le chevalier d’Assas, ayant franchi la porte de la Bastille, eut respiré cinq ou six grands coups d’air libre; lorsqu’il se fut assuré que son libérateur avait disparu, le débarrassant de sa présence et de l’étrange malaise qu’il lui occasionnait, – malaise que le jeune homme se reprochait comme une noire ingratitude, – lorsque, enfin, il fut bien convaincu qu’il était libre, ou du moins ce qui s’appelait libre à cette époque où, sur dix passants, il y avait un agent secret chargé de surveiller les neuf autres, le chevalier prit en toute hâte le chemin de la rue Saint-Honoré.
Il marchait gaillardement, le nez au vent, la main sur la poignée de l’épée qu’on lui avait rendue au corps de garde de la sombre forteresse.
Il n’eût pas fait bon le regarder de travers en ce moment.
En effet, le chevalier sentait son cœur bondir à la pensée de ce que lui avait révélé le digne M. Jacques: cette sorte de conspiration qui devait jeter Jeanne dans les bras du roi de France!…
Lui, un simple cornette, un pauvre officier subalterne, il allait se trouver en lutte avec la personne royale! avec Louis XV!…
Pareil à ces chevaliers errants des époques héroïques, il se disait que, pour sauver la dame de ses pensées, il était prêt à donner sa vie!…
La lutte serait effrayante! Mais son courage se haussait à cette entreprise titanesque où il s’agissait de sauver une douce et belle créature des embûches qui l’entouraient sans doute, de la sauver d’elle-même; au besoin! Et lui, contre ce dévouement qui le mènerait peut-être à l’échafaud, ne demanderait rien.
Non! Rien!… En somme, le chevalier raisonnait comme un don Quichotte, mais comme un don Quichotte plein de jeunesse, don Quichotte, moins le ridicule, plus la beauté!
Le bon apôtre ne s’avouait pas que, sous tout ce beau dévouement, il y avait bel et bien un amour sans guérison possible, une passion ardente qui l’entraînait malgré lui. Et il avait raison de ne pas se faire cet aveu, car l’amour pur est au fond la forme la plus idéale du dévouement.
Crâne, et le tricorne sur l’oreille, la pâleur de la prison déjà disparue sous ces roses que la marche au grand air et la joie mettent sur un jeune visage, le chevalier d’Assas atteignit donc rapidement l’auberge des Trois-Dauphins au moment où maître Claude, le digne hôtelier, s’apprêtait à faire porter son portemanteau à la halle aux hardes pour se dédommager de la dépense demeurée impayée.
Maître Claude ne put dissimuler une grimace en apercevant le chevalier.
La belle Claudine, sa femme, devint au contraire rayonnante dès que le jeune homme eut mis le pied dans la grande salle commune.
– Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle gentiment, c’est bien vous que je vois, monsieur le chevalier! Quelles inquiétudes nous avons eues!…
– Surtout pour mon argent, grommela Claude.
– Merci, ma bonne madame Claude, fit le chevalier. J’ai dû entreprendre tout à coup un voyage imprévu, et, vous le voyez, me voici… mourant de faim et de fatigue, je vous l’avoue!
– Pierre! Jeannette! cria la belle Claudine, vite, un couvert pour monsieur le chevalier qui a faim! vite qu’on bassine le lit du 14!… Si monsieur le chevalier le désire, on va lui monter son dîner dans sa chambre…
– Non, non, mille mercis, ma chère dame… Je dînerai ici, près de ces magnifiques fourneaux si agréables à voir… et à flairer, ajouta le chevalier en riant. Quant à bassiner mon lit, pas davantage; il me suffira de prendre une heure de repos dans un bon fauteuil.
– À la bonne heure! s’écria maître Claude qui, flatté des éloges accordés à ses fourneaux, se rua aussitôt en cuisine et se mit à préparer un déjeuner succulent, digne d’un client sérieux.
Le chevalier s’assit à une table que déjà une servante couvrait de son couvert d’argent et sur laquelle Mme Claude – la belle Claudine – déposait un flacon de beaujolais.
– C’est curieux, se disait le chevalier lorsqu’il attaqua la tranche de pâté que l’hôtesse venait de déposer dans son assiette ornée du chiffre de la maison: trois dauphins or sur azur, c’est curieux, ce matin, je voulais absolument mourir et je n’eusse pas racheté ma peau six liards. Par la tête! par le ventre! par le diable cornu! qu’on est bête quand on est triste! C’était la prison, sans doute! c’était cet air méphitique et fade qui me portait au cerveau; c’était cette obscurité qui me mettait du noir dans l’âme… Et maintenant, morbleu! j’ai envie de rire, de chanter! J’ai envie d’embrasser l’hôtesse!…
– Prendrez-vous bien une aile de ce perdreau? soupira la belle Claudine. On vient de le rôtir à votre intention, tout bardé de lardillons et enveloppé de feuilles de vigne…
– Une aile, madame Claude? Les deux ailes, voulez-vous dire! Et les deux cuisses! Et la carcasse, et les pattes, et la tête! À moi le perdreau! Vous êtes charmante, madame Claude, et votre perdreau est divin…
La belle Claudine, pourpre de plaisir, découpa le volatile qui répandait en effet un merveilleux fumet, et qui reposait douillettement sur un canapé de choux tendres à souhait. Canapé fut dit par l’hôtesse. Et c’était déjà le terme officiel en gastronomie.
– Je suis bien… bien heureuse, murmura Claudine.
– De quoi donc, ma belle hôtesse? fit le chevalier étonné.
– De… de vous revoir… c’est-à-dire de vous voir si bon appétit. C’est un honneur pour ma maison.
– Ah! c’est que je reviens d’un pays où l’on jeûne avec furie, avec extravagance; voilà huit jours que j’enrage de faim et de soif.
– Pauvre garçon! soupira Claudine qui, voyant le flacon de Beaujolais entièrement vide, s’empressa de courir en chercher un deuxième.
– Moi aussi, j’ai soif! dit à ce moment une voix.
– Et moi aussi, j’enrage! ajouta une deuxième voix.
Ces deux exclamations furent ponctuées par deux coups de poing assénés sur une table voisine, par deux consommateurs qui venaient d’entrer et de prendre place l’un vis-à-vis de l’autre.
– Une bouteille de vin d’Anjou! tonna le premier.
– Pardon! rugit le deuxième, une bouteille de champagne!
– Monsieur Prosper Jolyot de Crébillon, vous m’insultez!…
– Monsieur Noé Poisson, vous m’excédez!…
– Allez-vous encore me faire la guerre?
– Allez-vous encore me soutenir que le champagne n’est pas le nectar des dieux, que Jupiter et Apollo ne l’ont pas exprès créé pour les poètes, c’est-à-dire pour moi!
– Votre M. Jupiter est un faquin, dit Noé Poisson; et votre M. Apollo un cuistre, incapable de distinguer l’âge et le cru d’un flacon.
– Poisson, dit le poète en larmoyant, je t’assure que tu me fais de la peine…
– Et toi, Crébillon, tiens, tu me fais pleurer… tel un veau!
Les deux ivrognes, en effet, qui étaient entrés pour près et furieux, sans doute à la suite de cette intéressante discussion commencée dans la rue, se mouchèrent bruyamment et essuyèrent leurs yeux. Mais à ce moment, le garçon d’auberge plaçait devant eux une bouteille de saumur et un flacon de champagne tout débouchés. Mais, comme il n’était pas au courant de l’éternel sujet de dispute qui divisait ces deux parfaits amis, si étroitement liés d’ailleurs, il plaça le champagne devant Noé Poisson qui ne pouvait pas le sentir, disait-il, et offrit le vin d’Anjou à Crébillon qui le détestait, prétendait-il.
Ils trinquèrent après avoir consciencieusement essuyé leurs larmes.
– Poisson, mon cher Noé, dit Crébillon en avalant d’un trait son verre de vin d’Anjou, je te jure que tu as tort de ne pas goûter à ce champagne! C’est sec, pétillant, la mousse vous chatouille, cela vous a un fumet de pierre à feu…
– Crébillon, reprit Noé de son côté, Dieu me damne si ce verre de saumur n’est pas la véritable liqueur digne d’un grand poète comme toi! Bois du saumur, mon ami! bois…
En même temps, il absorbait une forte rasade de champagne.
– Exquis! fit-il en remplissant à nouveau son verre.
– Délicieux! ponctua Crébillon en caressant le goulot du flacon d’Anjou.
Cependant, le chevalier d’Assas qui, comme tous les amoureux, éprouvait le besoin de se raconter à lui-même son amour, le chevalier continuait le monologue que nous avons esquissé plus haut.
– Oui, continuait-il, je voulais mourir! Est-ce bête? Or ça, pourquoi donc suis-je si gai, maintenant? Est-ce parce que je suis libre? Hum! Il y a un peu de vrai là-dedans, mais enfin, parce que je puis aller et venir à ma guise, ce n’est pas une raison suffisante pour trouver que Paris a embelli depuis une dizaine de jours que je le quittai!… Voyons, est-ce parce que ce vénérable inconnu… non, non… ce n’est pas cela! Et puis, est-il si vénérable que cela, mon sauveur? Il a une tête qui ne me revient qu’à demi!… Alors?… Ma foi, j’y renonce, je suis gai parce que je suis heureux, et heureux parce que je suis gai, voilà tout!
La vérité que le chevalier ne voulait pas avouer et que nous avons, nous, le droit de dégager, la voici: dans la conversation qu’il avait eue avec M. Jacques, d’Assas avait été vivement frappé par deux choses: la première, c’est que le roi Louis XV aimait bien Jeanne, c’est vrai, mais que Jeanne ne l’aimait pas encore, puisque le digne précepteur du roi tentait de sauver Louis de cet amour. La deuxième, c’est que Jeanne était mariée, c’était encore vrai, c’était là une catastrophe irréparable… pour le moment, mais Jeanne n’aimait pas son mari!
Non seulement elle ne l’aimait pas, mais encore elle en avait horreur!
La situation paraissait donc très nette et très franche au jeune homme, qui se disait avec juste raison qu’en de semblables conditions il avait le droit d’espérer.
Enfin, s’il faut tout dire, le chevalier «se forçait» un peu à l’espoir et à la joie.
Il avait tant souffert en ces quelques jours!…
Quel bouleversement dans sa vie!…
Il était venu à Paris pour obtenir la protection du duc de Nivernais et surtout du maréchal de Mirepoix sur lequel il comptait pour passer du régiment d’Auvergne aux chevau-légers du roi. Et, certes, il ne pensait guère à l’amour lorsqu’il s’était mis en selle pour entreprendre ce long voyage, avec un congé régulier et deux mois de solde dans la poche!
Il ne rêvait alors que batailles, avancement et gloire, tout ce qui peut hanter la tête d’un jeune officier de fortune, qui ne peut guère compter que sur sa vaillance et sa bonne mine pour faire son chemin.
Et il avait suffi de la rencontre, dans une clairière empourprée par l’automne, d’une petite fille qui l’avait regardé de ses yeux doux, railleurs et profonds, pour donner à sa vie une orientation toute nouvelle!
Voilà à quoi songeait le chevalier d’Assas en remontant dans sa chambre, le fameux 14 d’où on avait une si belle vue sur les jardins du couvent des Jacobins.
Comme il l’avait annoncé, le chevalier prit aussitôt ses dispositions pour dormir une heure ou deux dans un fauteuil. Habitué aux nuits de corps de garde, aux alertes et à la dure, il ne doutait pas que ce court sommeil ne réparât en partie ses forces épuisées par la mortelle angoisse de la prison.
Il venait donc de s’installer de son mieux dans le fauteuil susdit et déjà il fermait les yeux, lorsqu’on frappa légèrement à la porte.
– Entrez, dit le chevalier qui, soit insouciance ou habitude, ne s’enfermait jamais à clef…
L’hôtesse, la belle Claudine, parut aussitôt, tenant une lettre à la main. Mais cette lettre n’était au fond qu’un prétexte pour elle; ce qu’elle voulait, surtout, c’était revoir le joli chevalier, s’assurer qu’il ne manquait de rien, soupirer, le regarder de ses yeux langoureux, enfin se livrer à tout ce manège à demi amoureux qui donnait satisfaction à son âme sentimentale et très bourgeoise.
– Voici une lettre pour vous, monsieur le chevalier, dit-elle.
– Pour moi! s’écria d’Assas très étonné; car, à part du Barry et d’Étioles, il ne connaissait personne à Paris qui sût déjà son adresse.
– Oui, reprit Claudine, elle vous a été apportée le jour même de votre départ, juste au moment où vous sortiez, pour ne plus revenir qu’aujourd’hui… J’ai même couru après vous dans la rue… mais vous étiez loin déjà… vous couriez si vite… à quelque rendez-vous… d’amour, sans doute…
En même temps, elle tendait la lettre au chevalier qui l’ouvrit machinalement.
Mais à peine y eut-il jeté un coup d’œil qu’il se dressa tout debout, devint très pâle et courut à la fenêtre pour la relire avec plus d’attention.
– Et vous dites que ce billet m’est parvenu au moment même où je sortais?
– Oui, monsieur! Ah! mon Dieu! serait-ce quelque malheur!…
– Et vous dites que vous avez couru après moi?…
– En vous appelant! Mais vous ne m’entendiez pas sans doute!…
– Fatalité! murmura le chevalier.
Il demeura un moment accablé. Cette lettre, c’était celle que Jeanne avait fait porter par Noé Poisson, et où elle appelait le chevalier à son secours!…
Dix jours s’étaient écoulés depuis!…
Le chevalier chancelant alla retomber dans son fauteuil. La belle Claudine l’examinait avec un intérêt facile à comprendre et, oubliant ce commencement d’amour qui germait dans son cœur, cherchait, dans un sentiment presque maternel, comment elle pourrait se rendre utile.
– Chère madame Claude, fit tout à coup le chevalier, qui a apporté cette lettre?
– Ma foi, monsieur, répondit Claudine, en ceci du moins, vous jouez de bonheur. L’homme qui vous apportait ce billet, et que vous avez du reste heurté en sortant, a voulu goûter à notre vin et le trouva fort bon, en sorte que, depuis, il revient tous les jours avec un de ses amis, et qu’ils vident à eux deux force flacons, en sorte que, enfin, cet homme est en ce moment en bas, en train de boire…
– J’y cours, dit le chevalier. Ou plutôt non… priez-le de monter… et puis, chère madame Claude, je compterai sur vous pour ne pas être dérangé dans l’entretien que je veux avoir avec cet homme… vous êtes si aimable et si intelligente que je ne doute pas…
Claudine, charmée, s’élança sans attendre la fin de la phrase et, quelques minutes plus tard, elle introduisait non pas un homme, mais deux…
C’était Noé Poisson et son inséparable ami le poète Crébillon.
Le chevalier fit un signe que comprit l’hôtesse, car elle se pencha sur la rampe et cria:
– Deux flacons d’anjou et deux bouteilles de champagne pour le n° 14.
– Oh! oh! fit Noé Poisson en faisant claquer sa langue et en arrondissant les yeux.
– Quatre flacons de champagne eussent mieux valu, murmura Crébillon.
À cet instant, une servante déposait sur la table les bouteilles et les verres. Puis le chevalier, Noé Poisson et Crébillon se trouvèrent seuls.
– Messieurs, dit d’Assas d’une voix altérée, lequel de vous deux m’a apporté une lettre, il y a une dizaine de jours?…
– C’est moi! fit Noé. Je vous remets à présent. C’est vous qui m’avez fait asseoir sur le derrière en passant.
– Je vous prie de m’en excuser, monsieur, j’étais fort pressé; en mémoire de cet événement, je suppose que vous voudrez bien boire avec moi à la santé du roi?… ainsi que monsieur votre ami?…
– De grand cœur! firent les deux ivrognes qui s’assirent sans façon.
– Seulement, continua le chevalier, quand nous aurons trinqué, je prierai monsieur votre ami de nous laisser seuls… car je voudrais vous entretenir particulièrement…
– Impossible, monsieur! dit Noé d’un air majestueux.
– Tout à fait impossible! ajouta Crébillon en avalant un verre de vin.
– Oreste et Pylade, Castor et Pollux, deux doigts de la même main, deux cœurs qui battent à l’unisson, mêmes pensées, mêmes goûts…
– Soit donc! fit d’Assas avec une certaine inquiétude. Et en lui-même il ajouta:
– Que pourrai-je tirer de ces fieffés suppôts de Bacchus? Rien ou pas grand chose…
– Ah ça! mais, s’écria tout à coup Crébillon, c’est bien vous, mon beau jeune homme, que nous avons trouvé évanoui et fort mal en point, dans la rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel où nous vous transportâmes…
– Ah ah! c’est donc vous qui m’avez ramassé et porté? Touchez là! Vous êtes tous deux des amis du chevalier d’Assas!
Les deux inséparables s’inclinèrent non sans quelque dignité.
– Mais, dites-moi, reprit vivement le chevalier, avez-vous pu voir celui qui, lâchement et par derrière, m’avait porté ce terrible coup?
– Nous n’avons rien vu… que vous, très pâle, comme je vous disais… la rue était déserte.
– Quoi qu’il en soit, merci de tout mon cœur. Vous m’avez rendu là un service que je n’oublierai pas. Comptez sur ma gratitude.
– Il est tout plein gentil! murmura Crébillon à l’oreille de Poisson.
– Et il nous fait boire du fameux! ajouta Noé sur le même ton.
D’Assas garda une minute le silence, puis, d’une voix qui tremblait légèrement, il dit:
– Messieurs, le service que vous m’avez rendu tous les deux fait que je parlerai à cœur ouvert, comme à des amis… Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant spécialement à Noé, à votre air, à votre costume, je vois bien que vous ne pouvez être un simple serviteur de la personne qui a écrit la lettre… qui vous a envoyé… Cette personne, monsieur, la connaissez-vous?… entendons-nous, la connaissez-vous assez pour…
– Je crois bien! interrompit Noé avec un rire épais. C’est ma fille!
– Votre fille! s’écria le chevalier stupéfait, abasourdi.
– Oui, monsieur, dit majestueusement l’ivrogne; c’est moi, Noé Poisson, le mari d’Héloïse Poisson, père de Jeanne-Antoinette Poisson, aujourd’hui madame Le Normant d’Étioles…
– Votre fille! balbutia d’Assas.
– Je vois ce qui vous étonne. Vous vous demandez comment il se fait qu’un homme aussi fort, aussi solide, aussi puissant que moi peut être le père d’une pareille mauviette? Car ma fille est une faiblarde, monsieur! Pas pour deux liards de muscles! Incapable de vider seulement la moitié d’un verre dans tout un repas! Des vapeurs avec cela! Des larmes, des vertiges, des évanouissements pour un rien!…
D’Assas considérait Poisson avec une stupeur voisine de l’effroi.
… Cet homme! le père de Jeanne!… Ce n’était pas possible! Comment cet ivrogne se trouvait-il assez riche pour posséder un hôtel magnifique, plein de bibelots coûteux? Comment cet être dégradé avait-il pu songer à donner à Jeanne l’éducation de princesse qu’elle avait reçue?
Il y avait là un mystère. Mais il comprit que ce n’était pas Noé Poisson ni Crébillon qui l’aideraient à l’approfondir.
– Permettez-moi de vous féliciter, dit-il; mademoiselle Jeanne…
– Pardon: Mme d’Étioles!…
– C’est vrai… Mme d’Étioles est une véritable reine par la beauté, l’esprit, l’éducation…
– Je m’en flatte, dit Noé.
– C’est moi qui lui ai enseigné la poésie! ajouta Crébillon. En ce sens, elle est un peu ma fille à moi aussi! Et vous savez, talis pater, talis filia: c’est vous dire qu’elle tourne le vers à ravir.
– Et musicienne, monsieur!
– Et peintre! graveur! Elle dessine, elle joue du clavecin, c’est une artiste!
– Une fée! dit Poisson.
– Une muse! conclut Crébillon.
Le chevalier demeurait comme atterré. Les deux amis trinquèrent, vidèrent leurs verres, et ils préparaient une nouvelle avalanche d’éloges, lorsque d’Assas reprit:
– Monsieur, je vous en supplie, rappelez bien vos souvenirs. Puisque vous êtes le père de… madame d’Étioles, vous devez tenir à ce qu’elle soit heureuse…
– Je vous garantis qu’elle l’est!
– Soit! Mais le jour où elle vous a chargé de porter cette lettre, ne s’était-il rien passé d’anormal… d’étrange… de dangereux pour elle?
– Rien de rien!
– Elle ne vous a point paru triste, inquiète, agitée?…
– Elle?… Jamais je ne l’ai vue si gaie. La preuve, c’est qu’elle m’a donné douze louis rien que pour me dépêcher, ne pas m’arrêter en route. Et je vous assure que j’ai bien gagné mes douze louis. À ta santé, Crébillon! À la vôtre, monsieur le chevalier d’Assas!
– Rien! Rien! murmura avec angoisse le chevalier. Je ne tirerai rien de ces ivrognes!
Tout à coup, il se frappa le front. Un éclair illumina son regard.
Il saisit la main de Noé Poisson et dit:
– Monsieur, voulez-vous rendre à votre fille un grand service?
– Parbleu!…
– Et moi donc! fit Crébillon.
– Eh bien, en ce cas, conduisez-moi près d’elle. Introduisez-moi dans l’hôtel qu’elle habite. Faites que je puisse l’entretenir une minute sans témoins… Ah! monsieur, je vous jure que le souci de son bonheur me guide seul… et que nulle pensée, dans votre susceptibilité paternelle…
– Mais tout cela est facile! interrompit Noé Poisson avec un calme qui désarçonna d’Assas.
– Ainsi, continua le chevalier, vous acceptez?…
– À l’instant même!…
– Messieurs, veuillez m’attendre dans la salle commune. Le temps de m’habiller, et je vous rejoins!…
«Quel père étrange, songea le chevalier quand il fut seul et tout en s’apprêtant fébrilement. Tout est donc mystère chez cette fille extraordinaire!…»
D’Assas employait et pouvait employer sans scrupule le mot «fille», qui n’avait pas à cette époque le sens oblitéré qu’il a fini par prendre de nos jours. De même, quand un galant homme disait alors «ma maîtresse» en parlant d’une femme, cela signifiait simplement qu’elle était la dame de ses pensées, qu’il était aux petits soins pour elle, sans que cela pût éveiller l’idée de la faute.
Le chevalier retrouva dans la salle commune Crébillon et Noé Poisson qui achevaient une dernière bouteille. Tous trois se mirent en route et gagnèrent le quai des Augustins où se trouvait l’hôtel d’Étioles.
Ils furent introduits dans un petit salon qui était une merveille de grâce et de richesse.
Poisson demanda sa femme.
Madame était sortie… Héloïse était en consultation chez Mme Lebon, la tireuse de cartes.
– Tant mieux! grommela Noé qui, aussitôt, se fit conduire auprès de Mme d’Étioles, laissant là Crébillon, qui s’endormit sur un fauteuil, et le chevalier tout palpitant…
Au bout de quelques minutes, un laquais galonné vint chercher le chevalier et le conduisit à travers une série d’escaliers et de pièces; – les escaliers étaient ornés d’objets d’art, statues, lampadaires de bronze, rampes en fer doré, tapis épais sur le marbre des marches, – les pièces étaient des merveilles de richesse, et chacune d’elles représentait une fortune.
Le pauvre chevalier, quelle que fût sa préoccupation, fut tout ébloui.
Plus que jamais il comprit la distance qui le séparait de celle qu’il osait aimer.
La jolie petite fille de la clairière de l’Ermitage disparut de son imagination, qui se représenta dès lors la grande dame que devait être Jeanne d’Étioles.
Il trembla. Tel est l’effet que produit la vue de l’opulence même sur les âmes blasées. Or, le chevalier était tout jeune. C’était un pauvre petit officier qui, en fait de faste, ne connaissait encore que les corps de garde et les chambres d’auberge.
Il eut alors la sensation douloureuse qu’il entreprenait une démarche extravagante.
Que venait-il faire là? Qu’allait-il dire à la haute et puissante maîtresse de ce palais qui l’écrasait de son luxe insolent?
Tout à coup, il la vit!…
On venait de l’introduire dans une sorte de boudoir d’une adorable simplicité. Peut-être Jeanne, dont le cœur connaissait toutes les délicatesses et dont l’esprit subtil devinait avec tant d’acuité la pensée des autres, avait-elle voulu montrer au chevalier que pour lui elle était encore la jolie fée sylvestre de l’étang.
Elle s’avança vers lui, les deux mains tendues.
Et lui, déjà enivré, troublé jusqu’au plus profond de l’être, s’inclinait en tremblant sur ces deux petites mains et les baisait, avec la tentation de se mettre à genoux…
Jeanne se dégagea doucement, lui désigna un fauteuil et s’assit elle-même.
– Je vous attendais, chevalier, dit-elle en souriant.
– Vous m’attendiez, madame!… Hélas! j’arrive un peu tard sans doute… mais j’ai une excuse: je viens de lire seulement il y a une heure la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser: je sors de la Bastille!
– De la Bastille!… Vous n’aviez donc pas reçu ma lettre le soir où…
– Où vous m’avez sauvée, madame! Car c’était vous! Dans le sommeil de plomb où j’étais plongé, dans cette impuissance où je me trouvais de faire un geste, de prononcer un mot, je vous ai reconnue…
– Oui, c’était moi, dit simplement Jeanne, et une ombre de mélancolie voilà son front. Ainsi, à ce moment là, vous n’aviez pas encore lu…
– Non, madame… je me trouvais rue des Bons-Enfants… et… je m’étais arrêté sous vos fenêtres… tout à coup, j’ai vu quelques hommes qui, dans l’ombre, considéraient votre maison… j’ai cru que c’étaient des malfaiteurs… je me suis avancé vers eux… ce n’était pas un malfaiteur qui était là, madame!… c’était le roi de France!…
Jeanne devint très pâle, puis soudain, pourpre.
Le chevalier poussa un soupir amer: l’effet produit par ses paroles dépassait tout ce qu’il avait pu redouter.
– Continuez, je vous prie, dit faiblement madame d’Étioles.
– Hélas! madame, reprit alors le chevalier d’une voix tremblante, que vous dirai-je?… Oserai-je vous dire la douleur qui m’étreignit lorsque je reconnus que j’avais un rival!…
– Chevalier!…
– Ah! je vous en supplie, laissez-moi répandre à vos pieds l’amertume et le désespoir qui débordent de mon cœur!… Je vous aime, madame! Vous le savez bien, mon Dieu!… Vous l’avez vu du premier coup… Je vous aime en insensé, car je vois ma passion sans issue, et je sens que je vous aimerai toute la vie!… Un rival!… Quel rival!… Le roi!…
Jeanne palpitait. Son sein se soulevait. Les paroles du chevalier la plongeaient dans un inexprimable ravissement. Était-ce possible! Le roi était venu rôder sous ses fenêtres!… Oh!… mais il l’aimait donc!…
Et, en même temps, elle était bouleversée par la passion si vraie, si ardente, si impétueuse, de ce jeune homme si beau dont le regard de flamme la pénétrait jusqu’à l’âme.
– Je vous en supplie, murmura-t-elle, achevez votre récit…
– C’est bien simple, madame! Au moment où je demeurais tout atterré de cette rencontre, la gorge serrée par une terrible angoisse, je reçus par derrière un coup violent à la tête. Je tombai. Je perdis connaissance. Je vous entrevis, penchée sur moi… je revins à moi pour apprendre que vous étiez à Saint-Germain-l’Auxerrois… j’y courus… et je vis que c’était votre mariage qu’on venait de célébrer… C’est à ce moment que je fus arrêté…
– Pourquoi?…
– Voilà ce que je ne saurai jamais, sans doute… Mais mon arrestation ne vous semble-t-elle pas la suite toute naturelle du coup que je reçus… lorsque j’eus reconnu… le roi!…
Jeanne, elle aussi, le pensait!… Et, malgré elle, elle ne pouvait s’empêcher de songer que si d’Assas eût été le roi de France, il n’eût pas employé un pareil moyen pour se débarrasser d’un rival!… Mais si c’était Louis XV qui avait fait arrêter le jeune homme, pourquoi l’avait-il fait relâcher si vite? Elle savait parfaitement que s’il était très facile d’entrer à la Bastille, il était horriblement difficile d’en sortir… Il y avait là une question à laquelle le chevalier répondit en reprenant:
– Quelqu’un qui s’intéresse à moi et qui est haut placé a pu obtenir mon élargissement.
On vient donc de me remettre seulement la lettre que vous m’adressiez… Vous m’appeliez à votre secours, madame!… Eh bien, me voici! Dites! que faut-il faire, qui faut-il provoquer?…
Jeanne garda un moment le silence.
Elle considérait avec une émotion dont elle ne pouvait se défendre cette loyale figure si rayonnante de jeunesse et d’amour.
Il n’y a rien de contagieux comme l’amour sincère.
Et elle éprouvait peut-être en ce moment un peu plus que de la pitié pour ce charmant cavalier dont les yeux exprimaient un si pur dévouement et un si profond désespoir.
– Chevalier, dit-elle doucement, écoutez-moi… je veux vous parler comme à mon meilleur ami, mon seul ami dans la situation où je me trouve… mon frère!…
D’Assas eut un geste de résignation: ce n’est pas ce mot-là que son cœur espérait!…
– Je vous ai appelé, reprit Jeanne avec cette netteté qui la distingua toujours, parce que j’étais sur le point d’épouser un homme que je hais. Apprenez la vérité, chevalier: M. Poisson, que vous avez vu, n’est pas mon vrai père… Mon père, c’est M. de Tournehem.
– Le fermier général?
– Oui, chevalier. Or, M. d’Étioles est son sous-fermier. Il a relevé dans les comptes de mon père des exactions vraies ou fausses, mais qui, certainement, n’ont pas été commises par M. de Tournehem. Armé de ces chiffres, M. d’Étioles m’a donné à choisir. Ou je l’épouserais, ou il dénoncerait mon père…
– Horreur! Comment cet homme peut-il descendre à ce degré d’infamie et de lâcheté?
– M. d’Étioles y est descendu, fit sourdement Jeanne, et peut-être descendra-t-il plus bas. Enfin, lorsque j’ai pensé à vous, je me disais que peut-être, l’épée à la main, pourriez-vous imposer à M. d’Étioles une plus juste notion de l’honneur…
– Merci! oh! merci, madame! murmura ardemment d’Assas.
– N’en parlons plus! La fatalité s’en est mêlée. Tout est fini, puisque je m’appelle Mme d’Étioles. Mais vous l’avouerai-je? cet homme me fait plus peur encore qu’avant mon mariage. Il me semble qu’il veut me pousser à je ne sais quelle sinistre aventure… Je ne puis rien dire à mon père de mes craintes, non seulement parce que je ne veux pas le replonger en de nouveaux chagrins – il a déjà tant souffert! – mais encore parce que l’horrible d’Étioles est toujours armé, lui!… Alors, écoutez… voulez-vous que nous fassions un traité?…
– Ah! madame… qu’est-il besoin de traité!… Vous savez bien que vous pouvez disposer de moi à votre gré!…
– Eh bien, soit!… J’accepte votre généreux dévouement… Si j’ai besoin de quelqu’un pour me défendre c’est vous qui serez mon chevalier!…
D’Assas tomba à genoux.
Il lui parut que le ciel s’entr’ouvrait.
Dans l’émotion de Jeanne, il vit ce qui y était peut-être en ce moment: un commencement d’amour!
Alors il se sentit fort comme Samson quand il marchait contre les Philistins! Il se sentit de taille à lutter contre le roi lui-même! Et saisissant les mains que Jeanne lui abandonnait, il les couvrait de baisers ardents…
– Relevez-vous, chevalier, dit-elle doucement.
Il obéit.
– Quand faut-il attaquer? demanda-t-il.
– Je vous le dirai! D’ici là, si vous rencontrez M. d’Étioles, il faut prendre sur vous de lui faire beau visage…
– Le pourrai-je!…
– Il le faut!… Il faut que vous soyez reçu ici en ami, que vous puissiez entrer à toute heure…
– Oui, oui!… s’écria d’Assas enivré.
Jeanne lui jeta un adorable sourire.
Et il est certain qu’à cette minute, l’image du roi pâlissait dans son cœur, et que l’amour éclatant du beau chevalier la troublait beaucoup plus qu’elle ne le croyait elle-même.
Tout à coup on frappa à la porte, et Henri d’Étioles entra en s’écriant:
– Ah! chère amie, je vous cherche partout!… Oh! pardon, ajouta-t-il en feignant d’apercevoir d’Assas, je ne vous savais pas en compagnie… Eh! mais… c’est le vaillant chevalier d’Assas! Un de mes meilleurs amis!…
Et il courut à d’Assas en lui tendant une main que le chevalier prit en frissonnant.
Jeanne était devenue de glace.
Mais Henri d’Étioles n’eut pas l’air de s’en apercevoir.
Il sortit d’un élégant portefeuille en maroquin deux carrés de carton, qui, sur le recto, portaient un dessin signé Boucher et, sur le verso, quelques lignes imprimées.
– Devinez ce que je vous apporte là? dit-il en souriant.
– Comment le devinerais-je, monsieur?
– Eh bien, ce sont… dame, cela m’a coûté gros… mais pour vous, chère amie, il n’est rien qui me coûte… et puis je sais que vous mourez d’envie de voir de près notre bon sire Louis quinzième… le Bien-Aimé!…
– Le roi! balbutia Jeanne en devenant très rouge.
– Le roi! répéta sourdement d’Assas en devenant pâle comme un mort.
– Oui! Le roi, pardieu!… Eh bien, ces deux cartons, ce sont deux invitations obtenues à prix d’or pour le bal que l’Hôtel de Ville offre à Sa Majesté… Vous ne me remerciez pas?…
En même temps, il déposa les deux cartons sur un guéridon.
Jeanne, palpitante, les dévorait des yeux.
– Je vous emmène, chevalier, reprit d’Étioles.
– À vos ordres…
D’Assas s’inclina profondément devant Jeanne qui lui rendit la révérence. Sur le pas de la porte, il se retourna et la vit qui allongeait la main vers les cartons!…
– Cher ami, dit Henri d’Étioles quand ils furent dehors, est-ce qu’il vous plairait d’assister à cette fête?… Je puis, si vous le voulez… vous procurer une invitation… si, si… ne dites pas non… c’est entendu, vous recevrez votre invitation aux Trois-Dauphins…
– Eh bien, oui! fit d’Assas, les dents serrées, j’accepte!…
Et ils partirent voir ensemble une paire de chevaux que d’Étioles voulait acheter et sur lesquels, disait-il, il tenait à avoir l’avis du chevalier.