XXV LA ROUTE DE VERSAILLES

Ce soir-là, le chevalier d’Assas, vers la nuit tombante, sortit de Paris à cheval, après s’être muni de sa rapière de bataille et de ses pistolets d’arçon.


Lorsqu’il atteignit la route de Versailles, un groupe de six cavaliers, qui s’étaient dissimulés dans la cour d’une auberge isolée, se mit à le suivre à deux cents pas.


Ces cavaliers, c’étaient du Barry et ses acolytes qui étaient là pour prêter main-forte à d’Assas en cas de besoin. Ils étaient masqués et s’enveloppaient dans des manteaux qui couvraient par surcroît de précaution tout ce que le masque n’avait pu cacher.


– Me voilà obligé de protéger cet homme que je hais! songeait du Barry. Les exigences de M. Jacques deviennent intolérables. Où s’arrêteront-elles! Ah! si seulement une bonne balle égarée pouvait…


Du Barry acheva d’un geste la pensée de mort qui traversait son cerveau, et il jeta un sombre regard de sinistre espoir sur la silhouette à peine visible du chevalier d’Assas.


Le jeune homme trottait doucement. Il avait le temps… Une sorte de joie nerveuse le faisait parfois tressaillir. Il avait alors au coin des lèvres un petit rire qui n’annonçait rien de bon pour ses ennemis.


– Ce digne M. Berryer, disait-il entre ses dents, ne s’attend certes pas à la rencontre qu’il va faire. Ah! monsieur le lieutenant de police! monsieur l’enleveur de femmes!… Fidèle serviteur de Sa Haute et Puissante Majesté!… Vous faites là un vilain métier!… Misérable, va!… Mais halte-là! Nous sommes à deux pour compter!…


Des lueurs d’éclair passaient dans ses yeux.


Par moments, il pâlissait.


– Si j’étais sûr que Jeanne n’a pas consenti, n’a pas cherché cet enlèvement!… Si ce M. Jacques pouvait m’avoir dit la vérité!… Si c’était vraiment malgré elle qu’on l’a jetée dans un carrosse pour la conduire au roi!… Comme je me sentirais fort!… Le carrosse fût-il escorté de vingt cavaliers, je l’attaquerais! Et, par la mordieu, je la délivrerais ou je mourrais sur place!…


En parlant ainsi, il avait abandonné les rênes de son cheval qui s’était mis au pas et s’en allait à l’aventure, reniflant des naseaux dans la nuit.


– M’aimera-t-elle jamais? reprenait alors le pauvre cavalier. Insensé! Est-ce qu’il n’est pas clair qu’elle aime le roi? Est-ce que, dans cette fête maudite, elle ne s’est pas affichée au point que toute la cour pendant deux jours n’a juré que par elle?… Et pourtant, j’ose encore espérer!… Et même, s’il n’y a pas d’espoir, je veux lutter!… Advienne que pourra! Et coûte que coûte! Il faut que ce soir l’infâme Berryer morde la poussière!… Or ça, puisque je veux en découdre, prenons un dispositif de combat… Bataille, mordieu, bataille!… Et après, on verra!…


Le chevalier, en partie pour assurer la réussite de son hardi projet, mais aussi, dans le fond, pour s’arracher à ses désolantes pensées, se mit à combiner ce qu’il appelait un dispositif de combat.


D’après ce que lui avait dit M. Jacques, le carrosse ne devait contenir qu’un homme et une femme.


La femme, c’était celle qu’il adorait avec tant de juvénile constance… L’homme, c’était Berryer.


– Quant au postillon, avait ajouté M. Jacques, si quelqu’un voulait attaquer cette voiture, il ne devrait pas s’en inquiéter… ce postillon sera sans aucun doute un laquais de Berryer, un trembleur qui prendra la fuite au premier bruit d’un pistolet qu’on arme.


Il résultait de tout cela que le chevalier n’avait à combattre qu’un homme: le lieutenant de police.


Nous devons noter ici que d’Assas n’avait nullement assuré à M. Jacques qu’il attaquerait le carrosse et que M. Jacques, d’ailleurs, ne le lui avait nullement demandé.


Le terrible personnage, avec sa haute science du cœur humain, s’était contenté d’expliquer minutieusement au chevalier ce qui se tramait. Il lui avait donné toutes les indications possibles, et jusqu’à la couleur du carrosse qui devait emmener Jeanne.


Le carrosse devait être bleu de France.


Les chevaux devaient être blancs.


Et comme c’était Bernis qui était chargé d’amener la voiture au carrefour Buci et de la conduire ensuite à Versailles, M. Jacques n’avait eu qu’à le faire prévenir qu’il désirait un carrosse bleu avec des chevaux blancs.


M. Jacques parti, le chevalier s’était dit aussitôt:


– Cette voiture, moi vivant, n’arrivera pas à Versailles!… Je ne sais ce que je risque à attaquer en pleine nuit le lieutenant de police en personne… peut-être ma tête! Eh bien, risquons tout, plutôt que d’éprouver cette atroce douleur que Jeanne est dans les bras du roi, que j’aurais pu empêcher ce malheur et que je ne l’ai pas fait!…


Il était près de dix heures.


Le chevalier était arrivé au pont de Saint-Cloud.


L’endroit était propice: le carrosse serait forcé de passer par-là…


À une vingtaine de pas avant d’arriver au pont, il y avait sur la droite un de ces mystérieux logis qu’on appelait alors des petites maisons, – lieu de plaisir et de rendez-vous appartenant à quelque gentilhomme et comme on en voit encore quelques-uns autour de Paris.


Le chevalier résolut de se poster entre cette maison et le pont.


Voici quel était son plan – son dispositif de bataille:


Il se planterait au milieu de la route, ses pistolets à la main, et crierait au cocher d’arrêter.


Alors le postillon arrêtait… ou n’arrêtait pas…


S’il continuait à s’avancer, le chevalier déchargeait sur lui ses pistolets, puis se jetait à la tête des chevaux.


Alors, une fois le carrosse immobile, il tirerait son épée, s’avancerait à la portière, ôterait son chapeau et dirait:


– Monsieur le lieutenant de police, je vous tiens pour un misérable, et je devrais vous tuer comme on tue, la nuit, un tire-laine. Mais je veux vous faire l’honneur de croiser mon épée avec la vôtre. Je m’appelle le chevalier d’Assas. Veuillez donc descendre, s’il vous plaît, et dégainer à l’instant, sans quoi je serai forcé de vous tuer sans que vous vous soyez défendu!…


Il ne doutait pas que Berryer ne fit droit à une requête ainsi présentée…


Et alors…


Alors, Jeanne pourrait juger de quoi l’amour est capable!


Il blessait son adversaire, le remettait dans le carrosse dont il faisait descendre Jeanne, ordonnait au postillon de ramener à Paris le corps de son maître, et disait à Jeanne:


– Madame, voici mon cheval pour vous ramener. Veuillez seulement me dire à quel endroit de Paris vous désirez être ramenée… je conduirai le cheval par la bride…


Tel était le rêve qu’échafaudait le chevalier, et cependant, il faisait le guet et interrogeait anxieusement la route… Tout était noir… rien n’apparaissait…


D’Assas mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre.


Alors, il s’assura que son épée sortait facilement du fourreau, visita ses pistolets, se débarrassa de son manteau qu’il jeta en travers de la selle du cheval, et, se campant au milieu de la route, il attendit…


Les cavaliers masqués que nous avons signalés s’étaient arrêtés en voyant le chevalier mettre pied à terre. Ils se glissèrent sur le côté de la petite maison que d’Assas venait de dépasser, et prirent aussitôt leurs dispositions.


L’un d’eux fut chargé de tenir les six chevaux et alla se dissimuler avec les bêtes, en plein champ, sur les derrières de la maison. Les cinq autres, s’avançant à travers champs, le long et à vingt pas de la route, s’arrêtèrent à la hauteur de d’Assas, se couchèrent à plat ventre sur le sol et attendirent.


Tout à coup, le chevalier d’Assas entendit au loin des grondements de roues sur la terre dure…


Presque aussitôt, les deux lanternes d’une voiture lui apparurent dans la nuit.


Il eut un effroyable battement de cœur…


Cette voiture, c’était sans doute le carrosse qu’il attendait… et dans ce carrosse, il y avait Jeanne!…


D’un geste rapide et machinal, le chevalier prépara ses deux pistolets… La voiture avançait d’un bon trot de ses deux chevaux pesants… Bientôt, elle ne fut plus qu’à une trentaine de pas du chevalier…


Il eut un tressaillement suprême…


Les chevaux étaient blancs, tous deux! Ce carrosse était bien celui qu’il attendait!…


Au même instant, il s’avança et, d’une voix terrible, – toute la rage de l’amour, du désespoir, de la jalousie! – il cria:


– Halte! halte! ou je fais feu!…


– Place! hurla le postillon.


Le chevalier visa, fit feu!…


Puis, jetant son premier pistolet, il tira du second!…


Le postillon se renversa sur son siège avec un gémissement.


D’Assas s’élança à la tête ces chevaux qui, ne sentant plus de bride, s’arrêtaient d’ailleurs à ce moment.


Alors, le cœur battant, les tempes en feu, la bouche crispée, il s’avança vers la portière en disant:


– Descendez, monsieur, qui que vous soyez!… Descendez! ou, par le Ciel, je vous traite comme je viens de traiter votre laquais!…


À ce moment un cri déchirant, – un cri de femme! – retentit dans l’intérieur du carrosse.


D’Assas se rua; mais à la même seconde, la portière s’ouvrit, un homme sauta lestement sur le sol, et se croisant les bras, d’une voix dédaigneuse, empreinte d’une autorité suprême:


– Or çà!… Quel est le truand qui ose arrêter le roi?…


D’Assas, livide, vacillant, foudroyé, jeta un regard d’indicible angoisse sur l’homme qui parlait ainsi.


Et, hagard, les cheveux hérissés par l’horreur, il murmura:


– Le roi!… Le roi!…


Oui! ce n’était pas Berryer qui se trouvait dans le carrosse où Jeanne avait été poussée: c’était Louis XV, le roi de France en personne!…


Voici, en effet, ce qui s’était passé:


Berryer, on se le rappelle, après avoir décidé Noé Poisson et Crébillon à amener Jeanne chez la tireuse de cartes, après avoir combiné son plan avec Bernis et chargé ce dernier d’amener un carrosse à la porte de la Lebon, Berryer, le lendemain, s’était mis en quête du roi, et avait fini par le rejoindre le soir seulement.


Louis XV avait emmené le lieutenant de police dans son cabinet et lui avait demandé:


– Vous me dites, monsieur que vous avez à me parler de Mme d’Étioles?…


– Oui, Sire, répondit Berryer.


Et jouant brutalement sa partie, décidé à tout risquer, il ajouta:


– Votre Majesté me permet-elle de lui parler librement?


– Je vous l’ordonne.


– En ce cas, Sire, je suis sûr de vous intéresser. Laissant donc toute circonlocution de côté, je dirai que, à la fête de l’Hôtel de Ville où je m’étais rendu pour protéger Votre Majesté selon le devoir de ma charge, je me suis aperçu de deux choses…


Tout cynique et décidé qu’il était, Berryer hésita un instant…


– Voyons les deux choses! fit Louis XV en se jetant dans un fauteuil et en fouettant sa botte.


– Je procéderai par ordre, reprit le lieutenant de police en jouant sur le sens de ce mot. La première chose, c’est qu’une femme aimait Votre Majesté…


Louis XV se mit à rire.


– Une seule? fit-il; c’est peu!


– Oh! mais celle-là, Sire, vous aime pour dix, pour vingt, pour cent! Je l’ai étudiée de près. Je l’ai vue pâlir ou rougir, j’ai lu dans ses yeux. Et bientôt j’ai acquis la conviction intime, absolue, que cette femme vous appartenait de toute son âme!


– Et c’est?… interrogea Louis XV qui, pour dissimuler son émotion, bâilla un grand coup.


– Sire, laissez-moi d’abord vous dire la deuxième chose que j’ai remarquée… seulement, j’oserai rappeler à Votre Majesté qu’elle m’a positivement ordonné de parler en toute franchise…


– Et je vous réitère l’ordre, monsieur!


– Eh bien, la deuxième chose, c’est que le roi est amoureux!… Ah! Sire, voilà que vous vous fâchez déjà! ajouta Berryer en voyant le roi froncer le sourcil. Je dis que le roi est amoureux au point de ne pas oser avouer son amour, et de le proclamer à la face de tous, comme il convient à un grand roi, maître absolu dans son royaume et dans sa ville… Maintenant, je n’ai plus qu’un mot à ajouter: c’est que le roi est justement amoureux de cette femme qui l’adore, et que cette femme s’appelle Mme d’Étioles…


Le roi se leva, fit quelques pas dans son cabinet, puis revenant au lieutenant de police:


– Eh bien, oui, Berryer… je l’aime… comme vous dites, comme un véritable écolier. Je sais qu’elle m’aime… ah! par Dieu et le Diable, cela me soulage de le dire. Oui, c’est vrai! J’ai son aveu… et…


– Et le roi n’ose pas oser! fit Berryer rayonnant de la confiance qui lui était témoignée. C’est bien ce que j’ai vu. Et alors, Sire, je me suis dit que, du moment que le roi n’osait pas, c’était le devoir de ses fidèles sujets en général et de son lieutenant de police en particulier de supprimer les obstacles…


– Et ces obstacles, vous les avez supprimés? demanda ardemment le roi. Il y a un mari…


– Qui ne compte pas!… Sire, reprit rapidement Berryer, ce soir un carrosse doit emmener madame d’Étioles à Versailles…


Louis XV jeta un léger cri.


– J’ai tout préparé, continua Berryer, et tout est prêt. Mme d’Étioles doit se rendre ce soir dans une maison du carrefour Buci… on la fera monter dans le carrosse, qui prendra aussitôt le chemin de Versailles… il y aura un homme dans ce carrosse, et ce sera moi! Quant au postillon, ce sera un des plus fervents serviteurs de Votre Majesté, M. de Bernis…


– Ce soir! fit machinalement Louis XV tout étourdi.


– Ce soir, à dix heures, insista Berryer sans même se douter de ce qu’il y avait d’infâme dans le rôle qu’il jouait.


Et en effet, tout bouillant d’une joie d’ambitieux -, la plus terrible joie qui existe, – du ton le plus naturel, il ajouta:


– Sire, plaise à Votre Majesté de me dire où il faudra arrêter le carrosse qui contiendra Mme d’Étioles et votre serviteur…


– Berryer, dit le roi, vous me rendez là un service que je n’oublierai pas.


Berryer s’inclina si bas que son front descendit presque à la hauteur des genoux du roi.


– Je n’ai fait que mon devoir, Sire! murmura-t-il.


– Votre plan est admirable! reprit Louis XV. C’est pardieu vrai! Vous m’avez fait voir clair en moi-même: je n’osais pas! Eh bien, je vais oser!… Berryer, je modifie quelque chose à votre plan!…


– Qu’est-ce donc, Sire?…


– Ce n’est pas vous que Mme d’Étioles doit trouver dans le carrosse lorsqu’elle y montera.


– Et qui, alors, Sire?…


– Moi! dit le roi. Partons, Berryer. Conduisez-moi. Ne perdons pas un instant!…


En même temps, Louis XV appela son valet de chambre et lui ordonna d’annoncer qu’il était couché et que chacun pouvait se retirer. Puis, jetant un manteau sur ses épaules et assurant une bonne épée à son côté, il sortit de l’appartement royal par une porte secrète, gagna un escalier dérobé, et bientôt, toujours suivi de Berryer, se trouva hors du Louvre.


Les deux hommes marchèrent rapidement jusqu’au carrefour Buci… Le carrosse ne tarda pas à arriver, conduit par Bernis… Berryer se posta près de l’entrée de la maison, et lorsque Jeanne apparut, la saisit et la poussa…


Le carrosse s’éloigna.


– Ma fortune est faite! murmura le lieutenant de police.


Jeanne, en se sentant ainsi entraînée, eut la sensation rapide qu’elle avait été attirée dans un guet-apens. Dans la voiture, elle jeta un grand cri… mais deux bras vigoureux l’enlacèrent aussitôt…


– Laissez-moi, monsieur! cria-t-elle. Laissez-moi! Vous êtes un lâche!… Laissez-moi, ou je jure que je vous soufflette!…


– Jeanne!… Jeanne!… Ma chère Jeanne! fit une voix ardente.


Elle reconnut la voix, écarta les mains qui couvraient ses yeux, et vit le roi à demi agenouillé.


– Vous!… Sire!… Quoi! c’est Votre Majesté! balbutia-t-elle.


– À vos pieds, Jeanne!… Ah! pardonnez l’extrémité où m’a poussé mon amour! Je ne vivais plus, Jeanne!… Je ne songeais plus qu’à vous! Je voulais vous revoir à tout prix! Et l’idée seule de demeurer un jour de plus sans vous voir m’était odieuse… Oh! je vous en supplie, n’écartez pas ainsi votre tête, ne vous éloignez pas de moi!… Oui, j’ai osé concevoir et exécuter ce plan indigne peut-être d’un gentilhomme, mais digne du fou d’amour que je suis… Un mot, Jeanne… un regard qui me dise que vous me pardonnez!…


Jeanne s’était assise sur le coussin.


Elle était ravie, en extase… et elle sanglotait…


Elle éprouvait un bonheur inouï à entendre ainsi parler celui qu’elle adorait, et elle pleurait!…


– Sire, dit-elle tristement, vous en avez agi avec moi comme avec une de ces filles pour lesquelles il n’est plus de ménagement à prendre…


Le roi pâlit.


Le reproche était affreusement juste dans sa cruauté même.


Mais ce qui faisait pâlir Louis XV, c’était surtout la crainte que Jeanne ne lui échappât, qu’elle n’exigeât de lui de faire arrêter la voiture et de la laisser descendre.


– Ah! s’écria-t-il, je vois bien que je m’étais trompé!


– Que voulez-vous dire, Sire?…


– Vous ne m’aimez pas, Jeanne! Voilà la vérité!…


– Moi!… Je ne vous aime pas!…


Ce fut un tel cri de passion que Louis XV en fut bouleversé, et pour ainsi dire ébloui… Sa tête s’enflamma… son cœur se mit à battre plus fort… il se laissa glisser à genoux, et saisissant les deux mains de Jeanne, il les couvrit de baisers furieux… et d’une douceur qui pénétrait la jeune femme jusqu’à l’âme.


Et enivré, exalté, il répétait:


– Je t’aime, ma Jeanne adorée… Je t’aime et suis à toi pour toujours…


– Sire! Sire!… bégayait Jeanne, extasiée.


– Je t’adore, Jeanne. Ne le comprends-tu pas au son de ma voix! Ne le comprends-tu pas même par la hardiesse de ce que je viens de faire! Songe que c’est le roi de France qui a quitté secrètement son Louvre pour venir te retrouver!…


– Hélas! murmura Jeanne, combien je serais plus heureuse si celui que j’aime n’avait ni Louvre ni gardes…


– Jeanne, pour te rejoindre, j’ai bravé plus que les gardes, j’ai bravé le scandale et les lois de l’étiquette…


– Sire, Sire!… Vous parlez de scandale… Par pitié, ramenez-moi à Paris…


– Chez votre mari? fit Louis XV avec dépit.


Jeanne frissonna, ses yeux s’emplirent de terreur. Ce mari!… Elle l’avait oublié!…


Et le roi comprit alors d’un coup quel abîme séparait cette femme exquise de l’être hideux qu’était d’Étioles.


Louis XV n’était pas jaloux… il ne pouvait l’être. Il ne demandait à ses maîtresses qu’un bonheur passager, trop sceptique pour imaginer une fidélité possible.


Mais cette fois, sans doute, ce n’était pas une passion semblable aux précédentes qui s’emparait de lui.


Cette fois, Louis s’aperçut qu’il avait un cœur et que ce cœur battait plus vite qu’il n’eût voulu.


Ce fut donc avec une sourde joie qu’il nota le frisson d’épouvante qui avait agité Jeanne à la seule idée de revenir près de son mari…


Il s’assit près d’elle et murmura ardemment:


– Tu vois bien que je ne puis te reconduire à Paris puisque tu trembles à la pensée de revoir cet homme…


– Sire, où me conduisez-vous? s’écria Jeanne en se débattant, affolée…


– À Versailles, dit le roi.


– Non! oh! non!… Sire!… Au nom de mon amour, au nom de ce sentiment si pur que je vous ai voué…


– Écoute! interrompit le roi. Je te conduis dans une maison dont tu seras la souveraine maîtresse. Je te jure sur mon honneur de gentilhomme que je n’y entrerai jamais si tu ne m’y appelles!… Ou si j’y viens, ce ne sera qu’en plein jour, comme un visiteur que tu daignes recevoir… Nous ferons ensemble de la poésie et de la musique… près de toi j’oublierai les visages faux de mes courtisans, les menaces de guerre, les observations de mes ministres… j’oublierai enfin cette chose si brillante à la surface et si triste, si vide au fond, qu’on appelle la royauté… Veux-tu, Jeanne?… Veux-tu être mon bon ange? Veux-tu être la consolatrice de mes longs ennuis, de mes désespoirs, parfois?… Veux-tu être l’inspiratrice auprès de laquelle je viendrai chercher la bonté qui, de Versailles, rayonnera sur la France?… Dis un mot, et ce carrosse va retourner à Paris! Je souffrirai, mais je ne me plaindrai pas… je ne t’importunerai plus de cet amour aussi pur, je le jure, que peut l’être le tien! Tes scrupules, je les respecterai!… Mais si tu ne dis rien, Jeanne, tu deviens la secrète amie du pauvre Louis qui n’a autour de lui que des respects d’étiquette et pas une affection… la fleur tendre et douce sur laquelle parfois je me pencherai pour m’enivrer de son parfum…


Jeanne avait baissé la tête et avait mis ses deux mains sur ses yeux…


Oh! le beau rêve que lui faisait entrevoir Louis!…


L’aimer chastement, purement… être son amie… le conseiller, le guider, le consoler… quelle douceur!…


Ce mot que demandait le roi et qui devait la ramener à Paris, elle n’eut pas le courage de le prononcer!…


Louis XV déposa un long baiser sur son front… et le carrosse continua sa route!…


Tout à coup, deux coups de feu retentirent. La voiture s’arrêta!…


Louis XV n’avait pas cette bravoure entreprenante qui avait distingué quelques-uns de ses aïeux. Il redoutait le vol. Il avait peur de la mort.


Sur les champs de bataille, il ne donna jamais de sa personne.


Au double coup de pistolet qui éclata dans la nuit, il pâlit.


Mais là, devant cette femme aux yeux de qui il devait résumer toute la chevalerie, tout le courage, il comprit qu’une hésitation lui serait fatale… un signe de lâcheté tuerait l’amour dans le cœur de Jeanne…


Il ouvrit la portière…


Jeanne jeta un cri et voulut le retenir… Le roi avait déjà sauté sur la chaussée…


Elle le suivit, décidée à se faire tuer près de lui.


Et déjà Louis XV, persuadé qu’il avait affaire à des truands embusqués; Louis XV, dont l’intérêt eût dû être de garder le plus strict incognito, criait qu’il était le roi… dans l’espoir que ce mot le roi! lui servirait de bouclier et suffirait à mettre l’ennemi en fuite…


Son étonnement fut grand quand il ne vit devant lui qu’un jeune homme dont la lueur des lanternes montrait toute la pâleur, et qui reculait, désespéré!…


Dès lors, Louis XV retrouva son courage.


Il s’avança de deux pas et demanda:


– Qui êtes-vous, monsieur? Comment avez-vous l’audace d’arrêter la voiture qui porte le roi?…


– J’ai eu cette audace, répondit le chevalier d’Assas d’une voix désespérée, parce que je croyais trouver dans ce carrosse un homme faisant métier de sbire… Je ne pouvais supposer que le roi de France consentirait à remplacer cet homme et à faire son métier!…


– Vous êtes bien hardi, mon maître! s’écria le roi avec un geste de rage. Ce que vous venez de dire pourrait vous coûter cher!… Mais je veux être bon prince… Excusez-vous et passez votre chemin…


– J’ai cru, dit d’Assas, à la magnanimité du roi: j’ai eu tort! J’ai cru à l’honnêteté de la femme qui est là: je m’en excuse!…


– Et vous portez le costume de mes officiers! rugit Louis XV. Votre nom, monsieur!


Jeanne avait reconnu le chevalier.


Tremblante de terreur et de pitié pour ce noble et si beau cavalier pour lequel, à de certains moments, elle avait peut-être éprouvé un sentiment plus doux, elle s’élança vers lui et lui saisit la main.


– Votre nom! répéta le roi avec une fureur grandissante.


– Silence! murmura Jeanne. Silence! Et fuyez!… Ou vous êtes perdu!…


– Sire! dit le jeune homme, je m’appelle le chevalier d’Assas et je suis officier au régiment d’Auvergne. J’ai insulté la majesté royale dans la personne du roi et dans celle de sa maîtresse… À qui faut il remettre mon épée? À elle ou à vous?…


Jeanne, repoussée par le chevalier qui s’avançait, recula avec un cri d’angoisse et, haletante, attendit la décision du roi.


– Gardez votre épée, chevalier d’Assas, dit Louis XV. Et allez la remettre à mon capitaine des gardes, au Louvre. Vous lui ordonnerez de vous arrêter et de vous garder au Louvre jusqu’à ce que j’aie pris à votre égard la décision qui convient…


– J’y vais, Sire! répondit tranquillement d’Assas.


– Un mot encore, monsieur, reprit le roi. Si par hasard l’idée de fuir vous venait, sachez que…


– Sire! interrompit d’Assas, dans ma famille on n’a jamais fui – ni la prison ni la mort. Veuille donc Votre Majesté se rassurer: je vais de ce pas me rendre prisonnier…


Il se tourna vers Jeanne, et, refoulant un sanglot, d’une voix ferme, douce et triste, il prononça:


– Adieu, madame!…


Et il se dirigea vers son cheval sans tourner la tête.


– L’insolent! gronda Louis XV, il saura ce qu’il en coûte de braver le roi de France!… S’il ne fuit pas, une bonne corde…


– Sire, murmura Jeanne pantelante, écoutez-moi… Ce jeune homme m’aime…


– Raison de plus!…


– Sire, je vous demande sa grâce!…


– Eh quoi! n’avez-vous pas entendu?… Vous pleurez!…


– Sire, songez que le souvenir de notre rencontre sera souillé de sang!…


– Eh bien, soit!… Il ne mourra pas!


Et en lui-même, le roi ajouta:


– La Bastille tue aussi bien que la hache du bourreau!


– Sire! reprit Jeanne en saisissant convulsivement la main de Louis XV, c’est la grâce entière de ce jeune homme que je vous demande!…


– Ah! ah!… Vous l’aimez donc?…


– Non! je n’aime que vous au monde, Sire! répondit Jeanne d’une voix pénétrante, brisée de sanglots, et si profonde, si vraie, que le roi fut convaincu. Seulement, écoutez bien, Sire: Si M. le chevalier d’Assas n’est pas libre à l’instant, je l’appelle au moment où il va passer, je me confie à lui, et je le prie de me ramener à l’hôtel d’Étioles avant de se rendre au Louvre!…


Elle palpitait. De ses deux mains, sur son sein, elle contenait les battements de son cœur.


Sombre et hésitant, le roi la regardait… et il l’admirait! Elle était en ce moment d’une beauté tragique qui le bouleversait de passion…


À ce moment, le chevalier d’Assas avait rejoint son cheval, avait sauté en selle, et, au pas, revenait vers le carrosse pour rentrer à Paris… Il arrivait à la hauteur du roi…


Jeanne fit un pas vers lui.


Alors Louis XV se décida: il la retint d’un geste, et appela:


– Chevalier d’Assas!…


Le chevalier arrêta net sa monture, et sans prononcer un mot, attendit…


– Vous êtes libre, monsieur! dit le roi d’une voix altérée.


– Ô mon roi! ô mon Louis! murmura Jeanne. Comme vous êtes bien tel que je vous avais rêvé… magnifique et généreux!…


– Il me plaît, reprit Louis XV, d’oublier et votre acte insensé et les paroles plus insensées que vous avez prononcées…


Le chevalier, livide, demeurait immobile, pareil à quelque statue équestre. Avec la même indifférence qu’il avait reçu l’ordre d’aller se constituer prisonnier, il recevait l’annonce de sa liberté: le cœur serré comme dans un étau, la gorge angoissée, il n’y avait plus en lui qu’une pensée:


– Jeanne est à lui!… Jeanne est au roi!… Il ne me reste qu’à mourir!…


Mais Louis XV n’était pas l’être de générosité que Jeanne supposait dans son ardente imagination. Il vit tout ce que souffrait le malheureux jeune homme, et n’ayant pu le condamner ni à la corde ni à la Bastille, il voulut le condamner à une peine plus atroce.


Et ce fut d’une voix pleine de dédaigneuse raillerie qu’il acheva:


– Je ne veux conserver de cette nuit que les doux souvenirs qu’elle évoquera en moi. Allez, monsieur, vous êtes libre!…


Cette fois, en effet, le chevalier fut secoué par un long frémissement.


Il jeta un dernier regard empreint de désespoir sur celle qu’il adorait, et s’éloigna, s’effaça dans la nuit…


Alors Louis XV fit remonter dans le carrosse Jeanne toute pâle de cette scène, et agitée de sentiments confus où dominait la honte d’avoir été surprise par le chevalier d’Assas.


Puis il se retourna vers le postillon immobile et raide sur son siège.


– Vous êtes blessé? demanda-t-il.


– Oui, Sire, j’ai l’épaule brisée… mais je puis conduire encore…


– Vous êtes brave! fit le roi.


– Quant il s’agit du service de Sa Majesté, blessé ou non, tant qu’il me reste un souffle de vie, ce souffle appartient au roi…


– Votre nom?…


– De Bernis, Sire!…


– Bien. Je ne vous oublierai pas, monsieur de Bernis!… Partons!…


Louis XV sauta légèrement dans le carrosse qui s’ébranla aussitôt dans la direction de Versailles…


Alors Bernis, tout en conduisant, banda tant bien que mal son bras gauche qu’il mit en écharpe.


Mais qui eût soulevé les bandages, qu’il fixait en souriant, eût constaté que le bras et l’épaule n’étaient nullement blessés…

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