Celui que le chevalier d’Assas avait blessé dans la matinée d’un coup d’épée dans l’épaule avait été ramené chez lui par son témoin, le comte de Saint-Germain.
Du Barry habitait en l’île Saint-Louis, à l’extrémité du quai d’Anjou, un antique hôtel dont les fenêtres regardaient la petite île Louvier, sablonneuse et déserte, – simple langue de terre fréquentée le jour par quelques pêcheurs de goujons, sinistre coupe-gorge abri de truands dès que la nuit l’enveloppait de ses voiles.
L’hôtel du Barry était une magnifique demeure, un de ces vastes bâtiments majestueux et sévères, dont un seul vestibule ferait ce que les constructeurs de nos jours, avec une audace ingénue, appellent un grand appartement.
Jadis, vers le milieu du règne de Louis XIV, le feu comte du Barry, père de celui que nous mettons en scène, avait mené grand train de fortune dans cet hôtel: les immenses salons avaient vu se développer sous leurs lambris dorés la pompe de fêtes splendides. Le roi en personne avait assisté à l’un de ces galas où l’on avait donné à Sa Majesté la comédie et une collation qui avait émerveillé M. de Saint-Simon, difficile à contenter pourtant, comme on sait.
Mais maintenant ces salles étaient silencieuses et glaciales.
Peu à peu, les meubles précieux, les tableaux de maîtres, les riches tentures en étaient sortis… vendus pièce à pièce, dispersés dans une rapide ruine.
L’hôtel lui-même était hypothéqué de dettes.
Et lorsque les pas du comte faisaient résonner dans les mornes salons vides d’étranges sonorités, il semblait qu’il éveillât des échos funèbres, comme si cette maison eût été la tombe d’une prospérité défunte.
Dans ces moments-là, une rapide contraction nerveuse fronçait les noirs sourcils du comte et un soupir d’immense amertume gonflait sa poitrine.
Alors il se rappelait sa première enfance écoulée au sein du luxe, de l’opulence et des fêtes, les maîtres qu’on lui avait donnés, la foule des grands seigneurs qui venait, les belles dames qui le caressaient…
Puis son père était mort…
Le comte du Barry entrait alors dans sa dix-huitième année.
Enfant, il avait peu aimé son père; il avait paru d’un caractère sombre, songeant à des choses qu’il ne communiquait à personne, injuriant ses maîtres, battant ses domestiques.
Jeune homme et maître d’une grande fortune, on sut enfin ce qu’il y avait dans cette tête au front volontaire et quelles pensées l’agitaient.
Sur le cercueil de son père, il ne versa pas une larme; et à peine ce cercueil fut-il fermé, le nouveau comte dressa un inventaire exact de sa fortune.
Elle était considérable et donnait deux cent mille livres de rente, somme énorme pour l’époque: le comte fit la grimace; il s’attendait à mieux!
Alors il apparut tel qu’il était: les passions comprimées éclataient avec une violence inouïe; les vices, d’abord couverts d’un vernis de somptueuse élégance, bientôt débridés en plein emportement de folie, descendaient jusqu’à la plus basse ignominie. Le comte du Barry fut, dans toute la fougue de son impétuosité passionnée, un viveur, un dévoreur, un assoiffé de plaisirs. Tous les plaisirs, il voulut les connaître, et quand il les connut tous, il en inventa de nouveaux. Il étonna Paris. Il scandalisa la cour, jetant l’or à poignées, éventrant, saignant à blanc l’antique patrimoine, conduisant les saturnales dans les salons somptueusement austères du vieil hôtel, et, cyniquement, installant jusque dans la chambre de sa mère, les créatures de luxure qu’il se plaisait à tirer des bas-fonds de la truanderie pour les y replonger ensuite tout éblouies de leur aventure…
Une excuse à cet homme: une seule.
Cette mère, il ne l’avait pas connue!
Cette mère qui eût pu le guider, qui, sans aucun doute, eût fait naître sous ses caresses des sentiments humains dans ce cœur, cette mère était morte trois mois après la naissance du comte.
Sevré de ses caresses qui sont pour l’homme le plus prodigieux, le plus fécond et le plus sublime des enseignements, le cœur du comte du Barry fut ce qu’il devait être:
Une quintessence de féroce égoïsme.
Ses yeux avaient la froideur sinistre et le rapide étincellement d’une lueur d’acier.
Il ignorait la signification de ces deux mots: bonté, méchanceté. Il était le contraire de la bonté, mais on ne peut dire qu’il était méchant. La méchanceté suppose dans un coin de l’âme un reflet de sentiment.
Tout simplement, le comte du Barry n’avait pas d’âme.
Un jour, une de ses maîtresses, qu’il paraissait aimer puisqu’il l’avait depuis six mois et venait de dépenser cent mille livres pour elle, mourut subitement chez lui, en pleine fête, d’une maladie de cœur.
Le comte se leva de table, s’approcha de la malheureuse, et, ayant constaté qu’elle était morte, appela ses domestiques et leur dit froidement:
– Emportez cela au dehors… où vous voudrez. Mademoiselle Marion, venez ça près de moi. Vous remplacez dès maintenant celle qui sort d’ici.
Cela! c’était le cadavre de la morte!
Celle que le comte avait appelée Mlle Marion, une pauvre fille de luxe, vint à lui, toute pâle, et, d’un revers de main, le souffleta, puis sortit, escortant le cadavre qu’on emportait…
Du Barry ne comprit jamais ce soufflet.
Quelques années suffirent pour engloutir la fortune patrimoniale des du Barry.
Un matin, le comte se trouva face à face avec le spectre de la ruine:
Vendues lambeau par lambeau, ses terres de Normandie; vendues ses fermes; vendus ses trois châteaux avec leurs bois et leurs étangs; vendus les meubles de l’hôtel… tout était vendu, tout, tout, sauf le nom!
Le dilemme se présenta dans sa hideur:
La misère ou le suicide!
Le suicide? Non! Il ne voulait pas mourir!… Non pas qu’il fût lâche, mais l’idée de renoncer aux jouissances qui avaient été sa vie lui était insupportable.
La misère? Encore non! Puisque c’était le même renoncement! Le comte appela son valet de chambre et lui dit simplement:
– Va me chercher M. Jacques. Tu sais qui? L’homme de la rue du Foin…
Une heure plus tard, celui qui portait ce nom modeste – du moins le comte ne lui en connaissait pas d’autre – entrait en souriant dans le petit salon où se tenait du Barry.
C’était un homme de moyenne taille, mince, modeste dans sa mise comme dans son nom; il semblait plutôt glisser que marcher: son regard se posait en un instant sur cent objets différents; il parlait d’une voix blanche, sans accent, ne disant jamais un mot plus haut que l’autre; il n’y avait dans son attitude ni humilité ni affectation. Il semblait être la parfaite expression de ce qui s’appelle la modestie.
Seulement, l’observateur qui se fût attaché à l’examiner curieusement eût découvert dans ses attitudes plus d’élégance qu’il n’eût convenu, dans certains de ses gestes une autorité vite réprimée, dans quelques-uns de ses regards profonds un jet de flamme aussitôt éteinte.
On ne savait rien de cet homme, sinon qu’il vivait, sans mystère apparent d’ailleurs, dans une petite maison qui lui appartenait, rue du Foin, près de la place Royale, et qu’il passait pour assez pauvre.
– Monsieur Jacques, dit du Barry, vous êtes venu me trouver trois fois: il y a un an, il y a six mois et il y a trois mois. À chaque fois, vous m’avez répété: «Le jour où vous serez complètement ruiné, appelez-moi, et je vous sauverai.» Le jour de la ruine est venu, monsieur Jacques. Et vous le voyez, je vous appelle.
– Êtes-vous vraiment ruiné, monsieur le comte, ce qui s’appelle ruiné?
– Complètement, monsieur Jacques. Je n’ai plus rien, répondit du Barry en grinçant des dents.
– Vraiment, monsieur le comte, est-ce bien au point que vous dites?
– En cherchant bien dans tous les tiroirs de ce meuble, on finirait par rassembler une centaine de livres: la dixième partie de ce que je dois au dernier de mes domestiques.
– Très bien. En ce cas, nous allons causer, monsieur le comte.
– Causons, monsieur Jacques!…
En parlant ainsi, le comte était effroyable à voir, avec ses lèvres crispées, son teint blême, ses traits convulsés. Mais, avec son sourire et sa mine paisible, M. Jacques était peut-être plus effroyable encore…
Alors, M. Jacques «causa».
Longuement, à voix basse, il parla.
Le comte rougissait, pâlissait. Parfois il secouait violemment la tête.
Mais M. Jacques revenait à la charge, avec un entêtement doux, une obstination paisible.
Le jour baissait lorsque M. Jacques tira un papier de sa poche, l’étala sur une table, et, d’une voix qui, soudain, se fit dure, autoritaire, glaciale, prononça:
– Signez-vous?
Le comte jeta autour de lui un regard éperdu. Sans doute il eut à cet instant cette révolte, cette hésitation suprême que durent connaître les damnés qui, dans les légendes du vieux temps, signaient le pacte satanique.
Mais sans doute aussi l’esprit du mal était sur lui…
Il signa!…
M. Jacques plia méthodiquement le papier qu’il mit dans sa poche.
Il s’inclina gravement, et, dans les ténèbres qui s’épaississaient, s’éloigna sans bruit…
À partir de ce moment, le comte du Barry ne manqua jamais d’argent: du moins en avait-il assez pour faire figure à la cour et soutenir dignement son rang. Mais il était facile de voir que cette existence relativement modérée lui pesait et qu’il rongeait son frein en attendant…
En attendant quoi?… Lui seul eût pu le dire, – et M. Jacques!
Ajoutons que son caractère se fit plus sombre de jour en jour, et que souvent, au milieu des orgies, il lui arrivait de tressaillir tout à coup et de pâlir sans cause apparente.
Le comte continua à demeurer dans le vieil hôtel du quai d’Anjou où il avait pour tout domestique un valet de chambre et un palefrenier qui prenait soin de ses chevaux, fort à leur aise dans les écuries qui jadis en avaient contenu une vingtaine.
Seulement il avait fait aménager trois ou quatre pièces de l’aile gauche qui lui servaient d’appartement; le reste était abandonné à la poussière et aux toiles d’araignée.
C’est dans cet appartement que du Barry avait été ramené par le comte de Saint-Germain, son témoin, le jour de son duel avec le chevalier d’Assas.
Saint-Germain n’avait mandé aucun chirurgien: il avait lui-même lavé, sondé, pansé et bandé la plaie à l’orifice de laquelle il avait étalé une couche épaisse d’un onguent balsamique.
– Me voilà au lit pour huit jours, dit alors du Barry avec une sorte de rage; et cela dans un moment où je donnerais bien huit ans de ma vie pour être libre!…
Saint Germain sourit.
– Dans quelques heures, dit-il, vous serez sur pied.
– Mordieu!… Dites-vous vrai!
– Jamais je ne mens, cher comte!… Et puis, voulez-vous que je vous dise? je désire autant que vous-même que vous puissiez aller et venir… Ne vous étonnez pas… c’est une idée à moi… Donc, dès ce soir, vous pourrez marcher très raisonnablement; dans trois jours, vous pourrez monter à cheval; dans six, vous serez aussi fort de votre bras blessé que de votre bras indemne…
– C’est admirable! Je sens déjà l’effet rafraîchissant et réparateur de votre baume. Quel merveilleux chirurgien vous êtes!…
Saint-Germain haussa les épaules.
– Ce n’est pas moi qui ai composé ce baume, dit-il; je n’y ai donc aucun mérite. Je le tiens de Nostradamus qui, lui, était vraiment un médecin transcendant. Il le composa à la prière de Catherine de Médicis; cette pauvre Catherine avait toujours peur de quelque coup de poignard, elle qui jouait ou faisait si bien jouer de la dague. Nostradamus travailla cinq ans à ce baume, et le soir où il en trouva la synthèse définitive, il pleura de joie, leva les bras au ciel et s’écria qu’il touchait enfin à l’Absolu…
– Ah çà, comte! fit du Barry en riant comme il riait dans ses grandes gaîtés, c’est-à-dire du bout des dents; ah çà, on dirait qu’à moi aussi vous voulez faire croire que vous avez connu Nostradamus!…
– Je ne veux rien vous faire croire, dit froidement Saint-Germain; c’est vous qui voulez à toute force me prendre pour un médecin de génie en me faisant honneur de la composition de ce baume. Et comme jamais je ne mens, la vérité m’oblige à confesser que je le tiens de Nostradamus, tout simplement.
– Tout simplement! murmura du Barry qui ne put s’empêcher de frissonner.
Et, jetant un ardent regard au comte de Saint-Germain, il reprit:
– Dites-moi, comte, parmi tant de choses que vous savez… et notamment au sujet de Nostradamus… pouvez-vous me dire si… réellement… il a trouvé…
– Quoi donc? sourit Saint-Germain en faisant chatoyer une monstrueuse émeraude qu’il portait au doigt.
– La pierre philosophale!…
– Non certes, il ne l’a pas trouvée… puisqu’il est mort.
Du Barry eut un geste d’étonnement.
– Sans doute! continua Saint-Germain, s’il eût trouvé la pierre philosophale, il eût du même coup trouvé l’élixir d’éternité que le vulgaire, dans sa terreur instinctive du mot «éternité», appelle élixir de longue vie. Tout est dans tout, mon cher comte, et l’Absolu est un. Sans quoi il ne serait pas l’Absolu. Donc, le pouvoir de créer de l’or et le pouvoir de créer de la vie ne sont qu’un seul et même pouvoir.
– Mais vous, comte, reprit du Barry d’une voix haletante, emporté sur les ailes du mystère vers l’irréalisable féerie; vous qui, dit on, avez étudié ces sublimes questions… vous qui avez sondé l’insondable… répondez-moi… que pensez vous?… que savez-vous?… peut-on trouver la pierre philosophale?…
– Pourquoi pas? dit négligemment Saint Germain. Je vous l’ai dit: tout est dans tout. Le primordial principe de la création se cache dans les replis les plus secrets de la nature. Mais si les précautions de la nature ont été infinies pour cacher son secret, l’audace de l’intelligence ne peut-elle être infinie pour le découvrir? Eh quoi! ce que peut accomplir la chaleur du soleil dans les entrailles du sol, l’alchimiste ne pourrait-il le réaliser dans son creuset, alors qu’il a à sa disposition les ressources toutes puissantes du calcul et de l’imagination!
– Oh! haleta le blessé dont les yeux flamboyèrent, posséder ce secret! Être riche! Riche à l’infini!…
– Oui, n’est-ce pas? Car la richesse infinie, c’est l’infinie jouissance. C’est le droit de concevoir l’irréalisable et de le réaliser sans effort. Que l’imagination la plus fougueuse ouvre toutes grandes ses ailes et s’élance éperdument dans les espaces du rêve! qu’elle conçoive des plaisirs inaccessibles à l’humanité! qu’elle recherche des raffinements devant lesquels l’homme recule épouvanté, désespéré de son impuissance! Celui qui détient la pierre philosophale se fera un jeu de ces plaisirs et de ces raffinements. Tout est à lui. Il n’a qu’à prendre la peine de souhaiter, de désirer! Puissance, honneur, gloire, amour, tout lui appartient. Les orgies fabuleuses, il les renouvelle avec dédain; les amours impossibles, il les réalise dès qu’il le veut… Et notez, comte, que la soif de plaisir peut être inextinguible chez cet homme, puisqu’il est éternel, puisque les excès qui tuent les autres ne peuvent l’user, lui!…
Saint-Germain se leva, s’approcha du comte du Barry qui frémissait et dont le front s’inondait de sueur.
– Cet homme, continua-t-il, goûte des jouissances infinies. D’abord, il se rue aux orgies, aux plaisirs des sens. Dans le premier enchantement de sa découverte, il use la moyenne de plusieurs existence à toucher le fond des joies sensuelles: à lui les mets les plus fabuleusement exquis! à lui les vins que, dans des serres spéciales, ses raisins seuls peuvent donner! à lui les femmes les plus splendides de la création! S’il s’en trouve une sur la surface du globe qui soit la plus belle, c’est celle-là qui sera à lui!…
Du Barry haletait, se tordait sous la parole brûlante qui tombait sur son cerveau comme une lave incandescente.
– Bientôt, reprit Saint-Germain, c’est-à-dire au bout de quelques centaines d’années, il songe à d’autres joies. La gloire le tente: il est Raphaël ou Michel-Ange. La puissance attire sa curiosité: il se fait roi. Plus haut! Toujours plus haut! Il finit par concevoir, comprendre et réaliser la jouissance absolue. L’homme de plaisir souffre dans ses passions; l’artiste de génie souffre dans la création de son œuvre; le haut dignitaire est soumis au ministre; le ministre est soumis au roi; le roi est soumis à cette chose énorme, inconnue, qui s’appelle le peuple; le peuple est soumis à des légions de maîtres, et, pis encore, soumis au travail… Seul, le détenteur du sublime secret, celui qui a accompli le grand œuvre, échappe à l’univers, au peuple, au ministre, au roi, à la mort! Il est son propre maître, et dans l’exercice de cette liberté sans limites éprouve à chaque seconde qui s’écoule la jouissance sans limites… Alors, du haut sommet où il s’est placé d’un coup d’aile, il contemple le vaste grouillement de l’humanité, écoute la musique infernale des cris de joie et des clameurs de désespoir, et laisse tomber un regard de pitié sur les malheureux qui se tuent à conquérir quelques pauvres millions et, pour arriver à cet humble but, en sont réduits à vendre jusqu’à leur nom!…
Du Barry poussa un cri de terreur. Il se souleva, et bouleversé, hagard, d’une voix rauque, il râla:
– Que voulez-vous dire? quels sont ces hommes dont vous avez pitié?… Parlez! parlez!… en connaissez-vous?…
– Moi? Non!… Pourquoi voulez-vous que je connaisse de tels misérables?…
– Vous disiez…
– Je parlais des jouissances de l’homme qui possède la pierre philosophale, parce que vous m’en avez parlé le premier. N’attachez pas d’autre importance à ce que j’ai pu dire…
– Mais… n’êtes-vous pas… justement… cet homme?
– Vous êtes étranger, comte. Et je suppose que votre blessure y est pour quelque chose. Eh! ne peut-on rêver tout haut? Allons, calmez-vous… sans quoi, vous ne pourrez sortir ce soir…
– Qui vous a dit? s’écria le comte du Barry épouvanté.
– Vous-même! fit Saint-Germain en éclatant de rire. Adieu, comte. Je vous verrai demain; ne vous inquiétez pas de votre blessure, je m’en charge.
Ceci fut dit si cordialement, d’une voix si naturelle, que les soupçons de du Barry se dissipèrent en partie. Demeuré seul, le blessé sommeilla ou fit semblant de sommeiller jusqu’à six heures du soir.
À ce moment, il appela son valet de chambre.
– Habille-moi, lui dit-il.
– Mais votre blessure, monsieur le comte! s’écria le serviteur.
– Habille-moi toujours.
Et, à part lui, du Barry murmura:
– Plutôt que de ne pas accompagner le roi ce soir, j’aimerais mieux perdre mon bras droit!… Oh! qu’y a-t-il donc qui l’attire ainsi?… Vais-je échouer au port!…
Une fois habillé, il fit quelques pas pour essayer ses forces et constata que, malgré un léger étourdissement, il pourrait fort bien marcher. Un sourire d’ironique satisfaction crispa ses lèvres.
– Tout autre que moi, Sire, serait au lit, songea-t-il. Mais moi, aucune blessure ne peut me retenir quand il s’agit du… service de Votre Majesté… J’espère, ô mon roi, que voilà du dévouement!…
Il s’apprêtait à sortir et déjà son valet de chambre jetait son manteau sur ses épaules, lorsqu’on frappa.
Le domestique alla ouvrir: Le Normant d’Étioles entra.
À la vue de du Barry debout, d’Étioles poussa un cri de joie… vraie ou feinte, et s’écria:
– Mes félicitations, très cher!… Comment! debout? habillé?… Je craignais vraiment que cette blessure…
– Une piqûre d’épingle! fit du Barry dont les sourcils, un instant, s’étaient contractés.
– Ainsi, vous pourrez demain assister à mon mariage?… Ah! cher, vous me l’avez promis… Je veux toute la cour pour témoin de mon bonheur… et qu’est-ce que la cour sans le comte du Barry!…
– Je ne sais vraiment si je pourrai…
– Si fait! si fait! Vous pourrez, cher ami!… Il faut que vous assistiez à ce spectacle unique, merveilleux, invraisemblable: le pauvre petit d’Étioles conduisant à l’autel la plus radieuse beauté de Paris…
– Est-elle vraiment si belle?…
– Vous verrez: un pur chef-d’œuvre. Vous viendrez, n’est-ce pas?
– Je crois décidément que je n’en aurai pas la force, dit du Barry.
– Pourtant, je vous vois gaillard et sur le point de sortir.
– Ce soir, je fais un grand effort parce que Sa Majesté m’attend.
– Ah! ah! Le roi vous attend? fit sourdement d’Étioles.
– Oui, cher ami!
Les deux amis se regardèrent fixement. Et celui qui eût pu étudier, comprendre tout ce qu’il y avait dans ce double regard amical eût reculé, épouvanté, comme on recule devant un abîme ouvert soudain sous ses pas…
La haine, elle aussi a ses abîmes…
– À propos, reprit d’Étioles, persuadé que vous ne pourriez vous lever demain, j’ai justement invité quelqu’un que je me fusse gardé de prier à cette cérémonie si j’avais pensé que vous y pourriez assister… mais au fait, puisque vous ne pourrez pas…
– De qui voulez-vous parler? demanda le comte en tressaillant.
– De votre adversaire de ce matin… un charmant garçon, ma foi… Mais seule la politesse m’a forcé de l’inviter, puisque je me suis trouvé devenir son second.
– Le chevalier d’Assas viendra donc demain à Saint-Germain l’Auxerrois?
– À moins que cela ne vous contrarie, cher!
– Moi? Et pourquoi donc? Cela me contrarie si peu qu’au contraire je me décide; demain, je veux apposer ma signature près de celle du chevalier que j’estime grandement… Je ferai pour vous le même effort que je fais ce soir pour Sa Majesté…
De nouveau, les regards des deux amis se croisèrent, chargés de sombres méfiances.
Mais déjà d’Étioles s’exclamait joyeusement, remerciait le comte, lui serrait la main et enfin, prenant congé, s’éloignait en jetant ce dernier mot:
– À demain, midi!… Vous verrez la merveille qu’est la future Mme d’Étioles… le roi lui-même qui passe pour connaisseur…
– Le roi! interrompit sourdement le comte.
– Oui… le roi lui-même serait saisi d’admiration s’il la voyait… mais il ne la verra pas.
– Pourquoi cela? fit vivement du Barry.
– Dame, vous savez, cher ami, ce bon cardinal Fleury, qui a fait l’éducation de notre sire, s’est un peu trompé en s’imaginant que son élève passerait à la postérité sous le nom de Louis le Chaste. Et moi je ne tiens pas à lui confirmer à mes dépens le titre de Louis le Bien-Aimé que lui a donné M. Vadé, le poète des Halles…
D’Étioles, sur un dernier signe amical, disparut.
– Qu’a donc voulu siffler cette vipère? murmura le comte quand il fut seul.
De sa main valide, il pressa son front moite de sueur.
– Oh! reprit il, ces paroles du comte de Saint-Germain! Comme elles ont bien évoqué le prestigieux mystère de mes désirs! Tout ce qu’il m’a dépeint en traits de flamme, je le veux, moi! Et malheur à qui me fera obstacle! Malheur à toi, d’Assas! Et à toi, d’Étioles, si mes soupçons se confirment! Je broierai, je briserai tout sur mon chemin. Et qu’importe qu’on dise que j’ai passé comme un météore de dévastation, pourvu que je passe!…