XXVIII L’HOSPITALITÉ DE M. JACQUES

Le chevalier d’Assas était demeuré seul, tout étourdi de la singulière invitation que lui avait faite M. Jacques, et de la désinvolture plus singulière encore qu’il y avait mise.


Devait-il accepter?


Cet homme l’étonnait et l’effrayait.


En somme, tout ce que M. Jacques lui avait dit était exact: il lui devait la liberté, il lui devait de savoir où se trouvait Jeanne.


Et pourtant le chevalier sentait que s’il acceptait de se rendre dans le logis qui lui était offert, il allait peut-être se livrer à un homme qui lui apparaissait redoutable de mystère et de puissance.


D’autre part, retourner à Paris lui semblait maintenant chose impossible. Il avait cette sensation que sa présence à Versailles protégeait encore Jeanne et que, lui parti, tout serait fini…


Et sa maigre bourse tirait à sa fin!… Il était venu à Paris comptant repartir bientôt, et, pauvre d’argent, s’il était riche d’espoir, n’avait emporté que sa solde.


– Allons toujours voir le logis en question, se dit-il. Et puis nous verrons!… Quant à m’en aller de Versailles… non… c’est impossible!… Le moment est venu de tout risquer… même ma dignité!


Et humilié, furieux contre lui même, mais tout soupirant d’amour, le chevalier, ayant envoyé un baiser dans la direction de la mystérieuse petite maison, se dirigea à grands pas vers son cheval, sauta en selle, et, en quelques minutes, atteignit les Réservoirs. Une ruelle débouchait là, comme l’avait dit M. Jacques.


Le chevalier, ayant mis pied à terre, entra dans la ruelle, et, selon la recommandation qui lui avait été faite, s’arrêta devant la quatrième maison à gauche.


C’était d’ailleurs une maison de modeste apparence, élevée seulement d’un étage, avec trois fenêtres closes de volets.


Le chevalier frappa deux coups.


Au bout de quelques instants, un judas s’entr’ouvrit, et, à travers le treillis, le chevalier crut un moment avoir vu le visage de M. Jacques lui-même.


Mais sans doute il s’était trompé.


Car lorsqu’on ouvrit, deux secondes plus tard, il se trouva en présence d’une sorte de valet qui demanda d’un air étonné:


– Que désire monsieur?…


Le chevalier fut sur le point de répondre qu’il s’était trompé, et de se retirer.


Mais la pensée de Jeanne se présenta à lui. Et il répondit:


– Je viens de la part de M. Jacques…


Le valet changea aussitôt de mine, se fit souriant et frappa dans ses mains. Un deuxième valet apparut.


– Conduis à l’écurie le cheval de ce gentilhomme, fit celui qui avait ouvert et qui, alors, invita d’un geste le chevalier à entrer.


D’Assas pénétra dans un couloir au milieu duquel commençait un escalier qui conduisait à l’étage supérieur. Deux portes des pièces du rez-de-chaussée s’ouvraient sur ce couloir qui traversait la maison dans sa largeur.


L’ayant franchi, toujours précédé par le laquais, d’Assas se trouva dans une cour spacieuse sur laquelle s’élevaient trois pavillons séparés l’un de l’autre: l’un à gauche, le deuxième à droite, le troisième au fond. Avec le pavillon donnant sur la rue, cela formait un quadrilatère régulier.


Ces trois pavillons étaient silencieux, obscurs, et semblaient inhabités.


– Si vous voulez me suivre, mon officier? fit le valet en pénétrant dans le pavillon de gauche.


D’Assas le saisit par le bras et lui demanda:


– Ah çà! mon ami, vous étiez donc prévenu de ma visite?


– Nullement, mon gentilhomme. Mais il y a toujours ici trois logis prêts pour ceux que nous envoie mon maître. Et ce sont généralement de dignes seigneurs qui ont intérêt à se cacher à Versailles, soit pour faire oublier une peccadille, soit pour tout autre motif que, vous le comprenez bien, je ne demande jamais.


En parlant ainsi, le laquais était entré dans une sorte de petit salon confortablement meublé et avait allumé des flambeaux. Ce salon était élégant. Il contenait une petite bibliothèque avec des livres, un clavecin – de quoi se distraire.


– Et votre maître, demanda d’Assas, qui est-ce?


– Mais c’est M. Jacques, fit le valet d’un air étonné. Celui qui vous envoie…


– Et vous dites qu’il vient parfois ici des gentilshommes qui se cachent?…


– Oui, mon officier… comme vous… des jeunes gens qui ont joué et perdu… ou qui ont rossé la maréchaussée… ou qui ont séduit la dame de quelque bourgeois, lequel s’avise de crier comme si on l’avait écorché… Nos fugitifs demeurent ici autant qu’il leur plaît et s’en vont quand ils veulent… Seulement, mon gentilhomme, vous n’avez pas de chance…


– Pourquoi cela? demanda d’Assas.


– Parce que vous êtes seul et que vous allez sans doute vous ennuyer. Nous avons quatre pavillons et ils sont quelquefois occupés tous les quatre à la fois. Alors, on mène ici joyeuse vie… Enfin, cela vous servira de purgatoire pour la faute que vous avez sans doute commise. En tout cas, je suis à votre disposition, et s’il est en mon pouvoir de vous distraire…


– Merci, mon ami, fit le chevalier qui se rassurait de plus en plus tant ce laquais avait l’air jovial et tant ses explications paraissaient naturelles…


Monsieur Jacques lui apparut dès lors comme une sorte de philanthrope, une façon de providence…


– Voilà! reprit le valet. Ici, votre chambre à coucher… ici, la salle à manger… Voici des livres… voici un clavecin si vous êtes musicien… Si mon officier veut me dire quelles sont les heures de ses repas et le régime qu’il préfère…


D’Assas eut un geste d’indifférence…


– Mon gentilhomme, insista le laquais, dites-moi au moins quels sont les vins que vous aimez…


– Ah ça! mais tu comptes donc me nourrir comme un prince?…


– Sais-je si vous n’êtes pas un prince déguisé?… Il m’en est venu un une fois, et j’ai failli être chassé parce qu’un soir j’ai manqué de champagne… Depuis, je vous assure que la cave est bien garnie et que l’office regorge de victuailles choisies…


– Il est donc bien riche, ton maître?


– Je n’en sais rien. Mais je sais que, pour ses hôtes, il ne veut pas que l’on compte.


– Ma foi! j’en veux faire l’expérience sur l’heure! fit d’Assas. Je n’ai rien pris depuis ce matin, et je me sens un appétit d’enfer. Vois donc si dans ton office il ne reste pas quelque pâté, et si dans ta cave, mes prédécesseurs n’ont pas oublié quelque flacon de chambertin…


– Le cas était prévu, dit le laquais.


Et il ouvrit une porte.


D’Assas passa dans la pièce voisine et se vit dans une salle à manger au milieu de laquelle était dressée une table toute servie. Sur la table fumait le potage. Deux perdreaux rôtis attendaient d’être découpés. Un succulent pâté montrait sa croûte dorée, et sur un guéridon quelques flacons s’alignaient en bon ordre.


– Ma foi, c’est comme dans les contes de ce bon M. Perrault! s’écria d’Assas qui croyait rêver.


M. Jacques, en effet, était passé maître dans l’art de ces sortes de mise en scène. On n’a pas oublié le coup de théâtre par lequel il avait affolé et littéralement ébloui Juliette Bécu, la fille galante.


Tout en dévorant avec le bel appétit de sa jeunesse le délicat repas qu’on lui servait, d’Assas examinait la salle à manger.


Sans être somptueuse, elle était d’une élégante richesse, avec ses dressoirs sculptés, son argenterie simplement marquée de l’initiale de M. Jacques. Le linge était d’une finesse et d’une blancheur éblouissantes. C’était vraiment là un appartement de petit-maître.


Lorsque d’Assas eut terminé son souper, il sentit que la tête lui tournait légèrement, et il commença à voir la vie en rose.


Il se sentit de taille à lutter contre le roi lui-même…


Et ne lui avait-il pas déjà tenu tête!…


En somme, d’après tout ce qu’il savait, Jeanne avait jusque-là résisté à Louis XV…


Pourquoi?… Sinon parce que son amour pour le roi n’était, au fond, qu’une sorte de fascination exercée sur elle par la puissance royale…


Il se rappelait que Jeanne, dans le malheur, avait songé à lui le premier! Il se rappelait aussi le doux regard qu’elle lui avait jeté pendant la fête de l’Hôtel de Ville…


Et il se mit à espérer…


M. Jacques était à coup sûr un grand philosophe et il connaissait le tréfonds de l’âme humaine.


D’Assas, donc, dans cet état de béatitude qui suit un excellent repas, demanda à passer dans la chambre à coucher.


Le laquais s’empressa d’ouvrir une porte, et le chevalier entra dans une jolie chambre toute parfumée de benjoin; le lit était déjà découvert; un feu clair pétillait dans la cheminée…


Le pauvre chevalier marchait de surprise en surprise: c’était vraiment un conte de fées réalisé.


– À propos, mon gentilhomme, dit alors le laquais, s’il vous prenait fantaisie de sortir la nuit… pour quelque expédition guerrière… ou amoureuse…


– Eh bien? fit d’Assas.


Le laquais ouvrit une armoire vaste et profonde.


– Voici, continua-t-il, deux costumes à votre taille, de façon que vous ne soyez pas reconnu. Voici des manteaux. Voici des loups en velours. Voici des pistolets, et voici des épées…


Les costumes étaient riches et élégants, mais dans la teinte neutre comme couleur, parfaitement seyants pour l’usage auquel ils étaient destinés. Les épées étaient magnifiques et solides. Les pistolets étaient tout chargés…


– Voilà de quoi soutenir au besoin un siège, dit d’Assas.


– Ou de quoi en faire un, répondit négligemment le laquais. Il est arrivé à l’un des jeunes fous qui vous ont précédé ici de prendre une maison d’assaut à lui tout seul… Oh! tous les cas sont prévus…


D’Assas tressaillit et passa une main sur son front.


Le laquais se retira discrètement. Le chevalier, demeuré seul, examina curieusement les costumes accrochés dans l’armoire: dans la poche de chacun d’eux, il trouva une bourse!…


– Oh! oh! murmura-t-il, ceci dépasse le rêve!…


Il tira l’une de ces bourses. Elle contenait des louis d’or et un billet. D’Assas compta les louis: il y en avait cent.


– Deux mille francs!… Ma solde de huit mois!… Et il y en a autant dans l’autre costume!…


Alors il lut le billet. Il contenait ces simples mots signés d’un J:


«Puisez sans crainte. Cet argent est pour vos menus frais. On aurait cru vous importuner en mettant plus. Mais dès que l’une des deux bourses sera vide, remettez-la au laquais qui vous sert. Il a ordre de la remplir. Soyez brave, fidèle et patient.»


– Eh bien, par la mordieu! grommela le chevalier, puisqu’il en est ainsi, j’accepte! Je veux voir jusqu’où ira la fantasmagorie!… Brave… je crois l’être. Fidèle, – je le suis certainement. Patient?… Hum!… Enfin, ce M. Jacques me semble jouer un jeu étrange. Que veut-il?… Il en agit avec moi comme un vieil ami… comme un père indulgent… Ma foi, nous verrons bien!…


Là-dessus, le chevalier se coucha dans le lit le plus moelleux qu’il eût encore connu et ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil. Il rêva qu’il se trouvait dans le palais enchanté des fées, que tout ce qu’il touchait se transformait en or, et que Jeanne lui tendait les bras en souriant…


Il avait un peu plus de vingt ans, M. le chevalier d’Assas.


Mais, franchement, eût-il été même plus âgé, eût-il eu la sagesse du roi Salomon, n’eût-il pas été encore excusable de continuer en sommeil le rêve qu’il avait commencé tout éveillé?…

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