Une petite pluie fine tombait sur Paris; mais malgré cette sorte de brouillard froid qui pénétrait et faisait grelotter les gens, la place de l’Hôtel de Ville était noire de peuple.
De tout temps, une des grandes distractions du peuple a été de regarder les riches s’amuser.
Il y a toujours des spectateurs transis à la porte du théâtre pour voir les gens qui entrent.
C’est la part de ceux qui ne s’amusent pas.
Donc, il y avait grande foule sur la place où une compagnie de chevau-légers maintenait les curieux. Et malgré la pluie qui avait éteint beaucoup de verres de couleur et de lanternes vénitiennes, les illuminations de la façade avaient fort bon air.
À chaque instant des équipages s’arrêtaient devant la grande porte de droite et des murmures d’admiration parcouraient la foule lorsqu’on voyait quelque somptueuse toilette passer rapidement, et disparaître sous la tente qui avait été installée pour servir d’entrée.
Vers neuf heures, dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, se pressaient les courtisans, les dames de la cour, les dignitaires, maréchaux en grande tenue, littérateurs célèbres, peintres, financiers, enfin tout ce qui, dans Paris, portait un nom connu.
Les vastes salons de l’Hôtel de Ville étaient bondés, et cependant, les invitations avaient été lancées avec parcimonie; environ quatre mille invités avaient pu pénétrer dans ces salons; mais il faut songer que le nombre des personnes qui avaient fait valoir leurs droits à une invitation, soit à Paris, soit en province, s’éleva à soixante mille; il faut songer que le sire de Maigret – un hobereau de l’Anjou – se tua de désespoir pour n’avoir pu obtenir d’être invité à cette fête célèbre.
Et maintenant, qu’on se représente ces salons décorés avec cet art précieux et raffiné de l’époque, splendidement éclairés par les flambeaux de cire placés à profusion, les fleurs, les massifs des plantes rares venues à grands frais d’Italie et d’Espagne; qu’on se figure la salle de la collation où cinq cents maîtres d’hôtel dressaient la table pour le souper que deux cents cuisiniers et marmitons avaient élaboré; qu’on imagine les costumes somptueux des seigneurs, les robes des dames, les diamants, les pierres précieuses étincelant de mille feux, cette foule d’une suprême élégance qui marivaudait, tournoyait lentement, tout ce monde dans l’attente de l’arrivée du roi, chacun voulant être vu, obtenir un regard du monarque; qu’on écoute les mélodies des violons et des harpes dans les salles de danse, et on aura une faible idée du spectacle réellement magique qui se déroulait dans l’Hôtel de Ville.
Pénétrons dans le salon central.
Dans la foule se produisit tout à coup un remous.
Deux groupes venaient d’y entrer, l’un par une porte, l’autre par la porte d’en face.
Dans chacun de ces groupes il y avait une femme; et c’étaient ces deux femmes qui produisaient cette sensation, ce remous dont nous venons de parler…
Le premier se composait du comte du Barry, du comte de Saint-Germain, d’un seigneur étranger que nul ne connaissait, et d’une femme éclatante de beauté.
Cette femme, c’était la fille galante… Juliette Bécu.
Ce seigneur étranger, c’était M. Jacques… l’homme du mystère.
Pâle sous le regard de M. Jacques, le comte du Barry donnait la main à Juliette et, s’arrêtant de groupe en groupe, murmurait quelques mots.
Alors Juliette faisait une révérence que les plus sévères jugeaient impeccable; on lui répondait par d’autres révérences, et le comte passait à un autre groupe…
Du Barry présentait aux dames de la cour la comtesse du Barry!…
La courtisane, Juliette, était profondément émue; mais elle jouait son rôle en comédienne admirable. Sa démarche gracieuse quoique un peu imposante, sa beauté parfaite, la magnificence inouïe de son costume provoquaient des murmures d’envie et d’admiration. Elle marchait sous le feu croisé des regards sans paraître intimidée; mais elle avait su prendre un air de modestie et presque de mélancolie qui lui seyait à ravir.
M. Jacques, comme nous avons dit, escortait le comte et la comtesse du Barry, et sans doute ce mystérieux personnage ne pouvait se défendre d’admirer la belle créature sur laquelle il comptait pour une œuvre de ténèbres, car parfois son regard se posait sur elle avec une satisfaction non dissimulée.
Le comte de Saint-Germain suivait ces trois personnages, très intéressé, paraissait-il, et un sardonique sourire aux lèvres. Lui aussi était le point de mire des regards. Il les supportait avec une noble aisance.
Contre son habitude, il n’était pas chargé de diamants.
Seulement, il portait trois émeraudes dont chacune représentait une fortune plus qu’ordinaire.
Deux d’entre elles fixaient ses jarretières et la troisième était placée au pommeau de son épée de parade; et ces trois pierres vertes jetaient un éclat étrange, des feux pour ainsi dire sataniques; il avait l’air, à chaque mouvement, de s’envelopper des reflets de l’enfer.
Le deuxième groupe dont nous avons signalé l’entrée se composait de M. de Tournehem donnant la main à Jeanne, de M. d’Étioles et de quelques financiers.
Jeanne portait une toilette d’une exquise simplicité qui était l’exacte reproduction de celle qu’elle avait dans la clairière de l’Ermitage.
Seulement, elle était faite des satins les plus coûteux, des dentelles les plus précieuses.
D’Étioles la couvait des yeux. Il semblait rayonner du succès de sa femme.
Tournehem, un peu grave peut-être, ne paraissait pas moins heureux.
Parfois, il se penchait vers sa fille et murmurait:
– Es tu contente, ma Jeannette?…
– Oui, oh! oui… Comment ne le serais-je pas?…
À ce moment, les yeux de Jeanne se croisèrent avec ceux de Juliette… de la comtesse du Barry…
M. Jacques se pencha à l’oreille de Juliette et dit:
– Vous avez vu cette jeune femme si belle, si exquise d’élégance et de grâce?…
– Oui!…
– Eh bien! C’est votre rivale!… Tâchez de vaincre!…
Déjà Juliette était passée. Mais le regard qu’elle avait jeté à Jeanne avait eu sans doute quelque chose de menaçant, car Jeanne avait pâli.
– Quelle est cette femme? demanda-t-elle à Tournehem.
– Je l’ignore, mon enfant. Pourquoi me demandes-tu cela?
– Pour rien, fit Jeanne qui, à aucun prix, ne voulait inquiéter son père.
À cet instant, elle vit quelqu’un s’incliner devant elle en murmurant:
– Permettez-moi, madame, de déposer à vos pieds mes très humbles et respectueux hommages…
L’homme qui parlait ainsi se redressa alors et Jeanne reconnut le comte de Saint-Germain…
Ils étaient arrivés au bout du grand salon, à l’entrée d’une sorte de pièce qui était réservée pour le roi, au cas où Sa Majesté eût été indisposée, ou simplement eût voulu se reposer.
Jeanne s’assit dans un fauteuil que lui céda galamment un seigneur qui s’y trouvait.
En même temps, elle répondait à Saint-Germain:
– Merci, monsieur, de votre hommage; il m’est d’autant plus précieux qu’on le dit rare et sincère.
– En effet, madame, dit le comte avec une gravité mélancolique, je ne l’adresse qu’à ceux qui le méritent…
Tournehem, voyant Jeanne engagée dans un entretien qui semblait fort l’amuser, se mit à examiner l’assemblée, et peu à peu se perdit dans la foule.
– Et quelles sont, reprit Jeanne, les personnes qui vous semblent mériter votre hommage?
– Il y en a fort peu, madame, parce que, en regardant les gens d’assez près, on finit toujours par leur découvrir une tare, un vice caché… Or j’ai le malheur d’être curieux, et le malheur plus grand encore de voir trop bien…
– Oui: on dit que vous avez la double vue…
– Vraiment? fit le comte, on dit cela? Eh bien, il faut laisser dire. Mais pour en revenir à la question que vous me faisiez l’honneur de m’adresser, j’ajouterai que personne, au fond, ne mérite entièrement l’hommage du philosophe…
– Merci! fit Jeanne en riant.
– Seulement, il est des gens auxquels un homme de cour comme moi ne peut se dispenser d’adresser un salut de respect apparent et de pitié réelle…
– Quelles gens?…
– Mais d’abord le souverain!… Il est impossible de ne pas saluer le souverain, si vicieux et taré qu’il soit…
– Ensuite? fit Jeanne en pâlissant.
– Ensuite… la souveraine!…
– Et puis?…
– Et puis, c’est tout!…
– Ainsi, comte, vous ne vous croyez tenu à l’hommage qu’en vers le roi et la reine?
– C’est vrai, madame…
– Et pourtant, vous m’avez offert cet hommage!… Je ne suis pas reine, moi!…
– Bah! Si vous ne l’êtes pas, vous le deviendrez, dit Saint-Germain avec un calme glacial.
– Monsieur! monsieur! que voulez-vous dire? balbutia Jeanne.
– Rien que ce qui doit être, madame! fit le comte d’une voix basse et rapide. Mme de Châteauroux l’est bien devenue, elle!… Et d’autres!… Ah! prenez garde, mon enfant, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, c’est là une triste royauté… indigne de vous, de votre belle intelligence et de votre noble cœur… tenez, je vous dirais que je salue les souverains d’un respect apparent et aussi d’une pitié réelle… La pauvre reine Marie mérite cette pitié… prenez garde de la mériter aussi un jour!…
– Taisez-vous, monsieur! balbutia Jeanne épouvantée par cet homme qui lisait à livre ouvert au plus secret de son cœur. Taisez-vous, je vous en supplie!…
– Soit! fit le comte. Ne parlons plus de votre souveraineté… parlons des joies plus vraies, plus profondes et plus humaines auxquelles vous étiez destinée… L’amour, madame, le véritable amour appuyé sur le dévouement d’une âme pure et généreuse… voilà ce qui devrait tenter une nature d’élite comme vous!… Je vous le dis: vous avez à choisir entre le bonheur et la souveraineté… La souveraineté, c’est Louis XV qui vous l’offre…
– Et le bonheur? demanda Jeanne pensive.
– Regardez! dit le comte.
Et, d’un coup d’œil, il désigna le chevalier d’Assas qui s’avançait vers Jeanne.
En même temps l’étrange personnage disparut dans un groupe d’invités, laissant la jeune femme profondément troublée, effrayée, palpitante…
Elle leva son doux regard sur le chevalier qui venait à elle en souriant, en mettant dans ses yeux tout ce qu’il avait d’adoration dans le cœur…
Ah! celui-là l’aimait ardemment, pour la vie, de tout son être!…
– Choisir! murmura Jeanne. La souveraineté!… Le bonheur!… Et elle allait tendre la main au chevalier. Elle le regardait déjà avec une expression qui mettait une extase dans le cœur de d’Assas…
Tout à coup, de violents remous se firent dans le salon… Des cris éclatèrent…
– Le roi!… Le roi!… Vive le roi!…
La foule passa rapide, violente, exaltée, entre Jeanne et le chevalier qui furent refoulés, chacun de son côté. Jeanne s’était dressée toute droite, avec une effrayante palpitation de cœur.
À cette minute, elle comprit que tout était vain, hormis son amour pour le roi!
Bonheur, dévouement, pureté, loyauté, plus rien ne comptait… puisque la seule annonce de l’arrivée du roi lui causait un tel bouleversement!…
Et soudain, elle le vit!…
Il s’avançait, dans la gloire des vivats, dans le resplendissement des lumières, dans l’ivresse de cette foule somptueuse qui s’inclinait, l’acclamait… et tout ce décor lui donnait une sorte de rayonnement…
Par lui-même, Louis XV était un fort élégant cavalier, bien qu’il commençât à s’empâter un peu.
Mais en cette soirée, sanglé dans un costume qui éclipsait tous les costumes présents en élégance et en richesse, fardé soigneusement, il paraissait à peine vingt-cinq ans. Il était en plein éclat de jeunesse, et nul n’eût pu lire sur son visage les traces que les débauches y avaient déjà marquées. Il avait encore au suprême degré cette grâce un peu dédaigneuse qui le faisait prince de l’élégance…
Bientôt, il devait la perdre, cette grâce qui avait permis au peuple d’accepter le surnom de Bien-Aimé, qu’un poète, plat courtisan et adulateur de la puissance comme la plupart des poètes de tous les temps, lui avait donné.
Mais demeurons dans le cadre de notre récit qui eût dû plus justement s’appeler: La Jeunesse de la marquise de Pompadour, car nous n’avons d’autre prétention que de montrer comment cette si jolie fille devint la marquise au nom fameux.
Le roi s’avançait, souriant, heureux, dosant autour de lui les gestes gracieux avec une admirable science instinctive des préséances.
Jeanne, en le voyant, se recula presque défaillante pour s’appuyer à la muraille.
Mais cette muraille, elle ne la trouva pas: elle se trouvait devant la porte du petit salon destiné au roi, et comme le passage était ouvert, elle entra dans cette pièce, sans presque s’en apercevoir, heureuse seulement d’échapper à la cohue et espérant pouvoir se remettre là de son émotion…
Le chevalier d’Assas, bien que séparé d’elle, ne l’avait pas perdue des yeux.
Il se dirigea, lui aussi, vers le petit salon et y entra.
À ce moment, Louis XV arriva à l’entrée, et, d’un geste, pria que la fête continuât…
Jeanne le vit entrer!…
De saisissement, elle laissa tomber le mouchoir de dentelles qu’elle tenait à la main.
D’Assas fit un mouvement pour ramasser le mouchoir.
Mais plus prompt, et surtout plus impérieux, quelqu’un avait fait trois pas rapides.
C’était Louis XV!…
Le chevalier d’Assas, pâle d’amour et de désespoir, se recula en tremblant tandis que le roi ramassait le mouchoir.
– Sire! balbutia Jeanne éperdue.
Le roi jeta autour de lui un rapide regard, déposa un baiser sur le mouchoir qu’il cacha aussitôt dans son sein et murmura d’une voix ardente:
– Je le garde… Je l’eusse payé d’une de mes provinces, serez-vous assez cruelle pour me le reprendre?…
Et comme Jeanne baissait les yeux, incapable de trouver un mot, angoissée au point de défaillir presque, il reprit:
– Dites… faut-il vous le rendre?… faut-il le garder?… Mon sort est dans la parole qui va tomber de vos lèvres…
Jeanne pantelante, pâle comme une morte, répondit dans un souffle:
– Gardez, Sire!…
Un gémissement étouffé se fit entendre à deux pas. Mais ils étaient lui trop occupé, elle trop émue pour l’avoir seulement entendu.
Ce gémissement, c’était le pauvre chevalier d’Assas qui l’avait poussé!…
À demi caché dans la tenture de la portière vers laquelle il s’était retiré au moment où le roi l’avait devancé, il avait tout vu, tout entendu!… Le désespoir dans l’âme, il franchit la porte devant laquelle était amassée une foule de courtisans.
En franchissant le pas, il s’accrocha à la portière, qui jusqu’ici était demeurée soulevée, pour ne pas tomber. Le malheureux jeune homme chancelait…
Or, dans le mouvement qu’il fit pour se retenir à la tenture de velours, il la décrocha de sa patère!…
Et lorsqu’il fut passé, la tenture retomba!…
Jeanne et le roi étaient seuls!…
D’Assas, pâle comme un spectre, cherchait à fendre la foule pour gagner le dehors, lorsqu’une main saisit la sienne, et quelqu’un lui dit en riant d’un rire étrange:
– Merci, chevalier! Vous venez de me rendre un tel service que c’est maintenant entre nous à la vie, à la mort!
Cet homme, c’était d’Étioles!…
Le chevalier, hagard, le regarda comme un fou, sans comprendre, peut-être sans avoir entendu.
Il continua son chemin. Dix pas plus loin, quelqu’un le prit par le bras. Cette fois, c’était le seigneur étranger qui accompagnait du Barry. D’Assas reconnut M. Jacques.
– Que me voulez-vous? gronda-t-il… Qui êtes-vous? vous qui m’avez empêché de mourir! vous qui m’avez bercé d’un espoir insensé! vous qui vous dites prêtre et qui revêtez tous les costumes excepté celui du prêtre!… Laissez-moi!… Vous me faites horreur!…
– Allons donc! murmura M. Jacques. Tenez-vous bien, morbleu! On vous regarde!… Vous êtes fou, mon cher!… Vous croyez la partie perdue parce que vous êtes désespéré!… Vous n’avez perdu que la première manche! Tout peut encore se réparer!… Jeanne vous aimera… si vous voulez m’écouter!…
– Que dites-vous? balbutia l’infortune en se raccrochant à l’espoir.
– La vérité!… Où puis-je vous voir?…
– Aux Trois-Dauphins, rue Saint-Honoré!…
– C’est bien… attendez-moi chez vous, demain… Je vous apporterai des nouvelles, et de bonnes, je vous le garantis!…
Sur ce mot, M. Jacques se perdit dans la multitude.
D’Assas, un instant réconforté, retomba dans son morne désespoir. Il secoua la tête et se dirigea vers la sortie, la tête en feu, la fièvre aux tempes, la gorge sèche.
Comme il allait atteindre l’escalier, il fut une troisième fois arrêté par un homme qui lui prit les mains et, d’une voix très douce, très paternelle, lui dit:
– Pauvre enfant!… Où allez-vous!… Où courez-vous si vite!…
Et, cette fois, c’était le comte de Saint-Germain. Mais, cette fois, le chevalier sentait une réelle et profonde sympathie chez celui qui lui parlait et comme le comte, le tenant toujours par la main, le conduisait dans une pièce retirée, solitaire, il se laissa faire comme un enfant.
Saint-Germain ferma la porte, tandis que le chevalier, à bout de forces, tombait dans un fauteuil.
– Voyons, où alliez-vous ainsi? dit le comte en revenant à d’Assas.
– Mais, comte… je… je rentrais chez moi… cette fête me fatigue… j’ai eu tort d’y venir…
– Oui, dit gravement Saint-Germain, vous avez eu tort de venir ici, – et plus grand tort encore de demeurer à Paris. Ah! chevalier, je vous avais pourtant bien prévenu que l’air de Paris ne vous vaut rien. Mais ne parlons pas du passé. Le mal est fait. Vous êtes empoisonné.
– Empoisonné!… Monsieur… vous me tenez là d’étranges discours, il me semble!
– C’est le discours que je tiens à ceux que j’aime… et, croyez-moi, ils sont bien rares, dit le comte d’un ton de douce autorité qui courba la tête du jeune homme. Voyons, reprit-il en haussant les épaules, vous ne m’avez pas encore dit où vous alliez… où vous couriez si vite!
– Je vous l’ai dit, il me semble; je rentrais chez moi…
– D’Assas!…
– Comte!…
– Vous mentez!…
– Monsieur!…
– Vous mentez, vous dis-je!… Voulez-vous que je vous le dise, moi, où vous alliez?… Vous alliez tout de ce pas au Pont-au-Change!…
Le chevalier frissonna et jeta un regard d’épouvante sur le comte.
– Vous vous trompez, balbutia-t-il.
– Je ne me trompe pas!… Noble cœur que vous êtes, vous n’avez pas voulu employer l’épée pour un misérable suicide! Alors, vous vous êtes dit d’abord: je rentrerai dans ma chambre et je me fracasserai la tête d’un coup de pistolet!…
– Monsieur! Monsieur!… qui donc êtes-vous!…
– Puis, continua le comte, vous avez eu peur de vous manquer, de vous défigurer! Et alors vous avez pensé à la Seine! On arrive sur un pont, on enjambe le parapet, on fait le plongeon et tout est dit! Voilà la vérité, d’Assas!…
Le chevalier haletait. Ses yeux brûlants appelaient vainement les larmes qui les eussent rafraîchis.
Il leva sa tête douloureuse vers l’homme qui lui parlait ainsi.
– Et quand cela serait! fit-il avec un emportement farouche. Quand j’aurais pris la résolution de me tuer parce que je souffre trop! Est-ce vous qui m’en empêcherez?… Qui êtes-vous? Êtes-vous mon ami? mon frère? Enfin, de quel droit vous dressez-vous entre moi et le suprême repos?…
– Nul ne peut empêcher ce qui doit être, dit gravement le comte de Saint-Germain. Si j’essaye de vous arracher à la mort, c’est que l’heure de mourir n’a pas sonné pour vous… Vous me demandez si je suis votre ami, votre frère… je suis plus que tout cela! Je suis quelqu’un qui a pitié de vous parce que vous êtes infiniment digne de la pitié! De quel droit je m’interpose? Du droit de celui qui sait! De celui qui a sondé le néant des passions humaines, qui a terrassé la mort et contemplé la vie face à face!…
En parlant ainsi, le comte se transfigurait.
Une sorte de majesté sereine envahissait son visage.
Le chevalier le considérait avec un étonnement voisin de l’effroi, avec une sorte de respect dont il ne pouvait se défendre.
– Pourquoi voulez-vous vous tuer, d’Assas? reprit Saint-Germain. Si vous étiez une nature vulgaire, je pourrais vous dire d’espérer; je vous prouverais que le roi est un égoïste qui n’aime personne que lui-même, que sa passion pour Jeanne ne sera qu’un feu de paille vite éteint, et qu’alors vous pourrez apparaître au cœur de cette pauvre femme comme l’ange consolateur!… Mais je ne vous dirai rien de tout cela, d’Assas! Je vous dirai simplement de vivre parce que la vie est belle en soi. Il n’y a au monde qu’une chose de grave et d’inguérissable: c’est la mort! Tout le reste peut et doit se guérir, même l’amour le plus vrai, le plus profond, comme celui que vous éprouvez!…
D’Assas secoua la tête avec une violence désespérée.
– Vous me parlez ainsi parce que vous n’avez jamais aimé! dit-il.
Saint-Germain sourit…
– Qu’appelez-vous aimer? dit-il avec une sorte de gravité plus poignante. Écoutez-moi. Peut-être me comprendrez-vous, car vous êtes une des âmes les plus généreuses que j’aie rencontrées. Pour l’humanité dans son ensemble, l’amour est une forme de l’égoïsme. Un homme aime une femme. Cela veut dire qu’il la désire; il en souhaite la possession; il veut absolument que cette femme soit à lui et non à d’autres. Si elle est vénale, il l’achète comme un marbre, un objet de luxe quelconque. Si elle est honnête, il s’efforce de lui prouver qu’elle doit lui appartenir volontairement. En somme, il cherche à s’emparer d’elle. C’est une œuvre de conquête à la façon des antiques barbares. La preuve, c’est que sa douleur d’amour est atténuée, disparaît presque entièrement si la femme convoitée ne se donne à personne. Ce qu’on appelle jalousie n’est guère que l’exaspération de cet égoïsme particulier. L’homme cherche donc surtout à satisfaire son propre appétit de conquête et de possession lorsqu’il affirme qu’il aime. Aimer veut dire vouloir. Je veux cet objet: bronze, marbre ou femme. Je le veux pour moi seul. J’en ai envie. Et alors je prétends que je l’aime! Quelle pitié!…
– Ah! murmura d’Assas, est-il donc une autre forme de l’amour?…
– Oui. L’amour existe. Il est vrai. Il est plus précieux que tous les trésors de Golconde. Mais enfin, il existe. Peu d’hommes l’éprouvent. Il est presque aussi difficile de rencontrer un homme qui aime que de trouver une femme digne d’être aimée. Mais cela se trouve!
– Et qu’est-ce que cet amour dont vous parlez? demanda le chevalier avec cet étonnement profond et respectueux qu’inspirent les vérités entrevues.
– L’amour, dit alors le comte, c’est la forme la plus parfaite du dévouement, c’est-à-dire tout juste le contraire de ce que le vulgaire appelle de l’amour. Aimer une femme ne peut pas signifier autre chose que souhaiter ardemment son bonheur à elle, et non le bonheur de soi-même. Me comprenez-vous?
– Oui… je le crois, du moins, fit d’Assas en frémissant.
– J’aime cette femme. Voici exactement ce que cela veut dire: s’il plaît à cette femme de m’appeler à elle, je vais entreprendre des travaux d’Hercule, je vais remuer ciel et terre pour assurer son bonheur… mais si elle s’éloigne de moi… si sa sympathie va à un autre…
– Eh bien? demanda le chevalier palpitant.
– Eh bien, parce que je l’aime… parce que j’ai entrepris d’assurer son bonheur, non seulement je ne me dresserai pas comme un obstacle entre elle et l’homme préféré… mais encore je me réjouirai de voir qu’elle a trouvé sans moi ce bonheur que je prétendais lui apporter…
– Effrayante théorie!…
– Vous dites effrayante parce que vous n’avez pas goûté le charme infini du dévouement pur, du sacrifice qui n’attend pas de récompense… Moi qui ai connu toutes les formes de l’amour, depuis la jalousie qui rêve le meurtre jusqu’au désespoir qui rêve le suicide, je vous le dis: là seulement est l’amour!…
D’Assas, rêveur, écoutait les paroles de Saint-Germain qui peu à peu berçaient sa douleur et l’apaisaient. Peut-être le comte n’avait-il pas eu d’autre but en lui faisant l’exposé de sa théorie de l’amour.
Le chevalier, comme l’avait dit Saint-Germain, était vraiment une âme généreuse.
Il commençait à entrevoir la possibilité de se dévouer au bonheur de Jeanne; graduellement, l’idée de suicide s’éloignait de son esprit. Il souffrait toujours autant: mais déjà il admettait la vérité de ce mot du comte:
– Il n’y a qu’une chose d’inguérissable: c’est la mort!
Mourir, n’était-ce pas se condamner soi-même à ne plus jamais revoir Jeanne? Et même en repaissant la théorie du sacrifice pur, même en admettant qu’il voulût conquérir la jeune femme, est-ce que le suicide n’était pas la défaite suprême, celle pour laquelle il n’y a pas de revanche possible?
Le comte de Saint-Germain l’avait pris par le bras; il l’avait entraîné au dehors; il lui parlait doucement, et enfin, lorsqu’il le quitta à la porte des Trois-Dauphins, il lui avait arraché la promesse de vivre, de ne pas attenter à ses jours.
– Hélas! pensa le comte quand il fut seul, en voilà un que je viens d’arracher à la mort… Ai-je bien fait? Ai-je eu tort? Qui peut le savoir?… Mais quittons ces tristes idées et allons voir qui triomphe à l’Hôtel de Ville!…