Noé Poisson, aidé d’ailleurs de Crébillon, n’eût aucune peine à persuader à Jeanne de rendre une visite à Mme Lebon, la célèbre tireuse de cartes… Depuis la soirée de l’Hôtel de Ville, Jeanne vivait dans l’attente d’un grand événement. Lequel? Elle ne savait pas… Mais elle pressentait qu’il allait lui arriver quelque chose d’extraordinaire.
Ces quelques jours furent relativement heureux pour elle. Henri d’Étioles, son mari, le lendemain même de la fameuse fête, avait annoncé qu’à son grand désespoir il était obligé d’entreprendre un voyage. Et il était parti, emmenant son nouveau secrétaire dont il ne pouvait plus se passer: François Damiens.
Jeanne se trouva donc seule dans le somptueux hôtel, en compagnie de Mme du Hausset. M. de Tournehem venait la voir tous les jours. Et c’était cette fois avec une absolue sincérité qu’elle pouvait répondre aux questions inquiètes de son père:
– Oui, je suis heureuse… heureuse, vraiment, au delà de tout ce que je puis dire…
M. de Tournehem n’en demandait pas davantage.
Cet homme dont la vie était brisée n’avait plus qu’un but, auquel il eût tout sacrifié: le bonheur de Jeanne. Il était triste des tristesses de son enfant, il riait de la voir rire, et, en un mot, il ne vivait plus que par elle.
Il ne pouvait concevoir comment Jeanne avait pu trouver le bonheur dans une union avec un être tel que son neveu Henri. Non pas qu’il soupçonnât le cœur ou l’esprit d’Henri d’Étioles. Mais enfin, laid, contrefait, presque difforme, comment avait-il pu inspirer de l’amour à cet être de grâce radieuse qu’était Jeanne?
Son bonheur, pourtant, était indéniable.
Jamais, depuis son retour en France, Tournehem ne l’avait vue si gaie.
Elle jouait follement avec son amie du Hausset, recevait une société nombreuse et choisie, se montrait étincelante de verve et d’esprit… Et chacun en la quittant emportait l’impression que c’était la plus adorable maîtresse de maison qui fût à Paris.
Un jour, une semaine après la fête de l’Hôtel de Ville, Tournehem lui proposa une excursion près de Paris.
– Avec Louise? demanda Jeanne en battant des mains.
Louise, c’était Mme du Hausset – une jeune femme blonde, effacée, admirable musicienne, douce de caractère, se pliant à toutes les fantaisies de Jeanne dont elle était l’amie plutôt que la gouvernante. Car tel était le titre officiel de sa fonction dans l’hôtel du quai des Augustins.
– Non, répondit M. de Tournehem, nous serons seuls, si tu le veux bien… Pour une fois, je veux t’avoir à moi seul… Après cela, tu vas peut être dire que je suis égoïste?…
Jeanne, pour toute réponse, l’embrassa tendrement.
Ils partirent. Deux heures plus tard, le carrosse qui les emmenait traversait Versailles et s’arrêtait à la clairière de l’Ermitage. M. de Tournehem mit pied à terre Jeanne le suivit.
La clairière était maintenant jonchée de feuilles rouges. Les arbres dépouillés tordaient leurs bras maigres dans un ciel gris… une sorte de tristesse pesait sur la nature, mais non sans douceur…
Jeanne prit le bras de son père, soudain attendrie…
– Allons voir ma mère, murmura-t-elle.
– C’est là que je te conduisais, mon enfant, dit gravement M. de Tournehem.
Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant la dalle de marbre… la tombe solitaire au fond des bois…
Jeanne se mit à genoux sur les feuilles mortes.
M. de Tournehem la laissa rêver et traduire sa pensée en balbutiements tendres qui s’envolaient vers celle qu’elle n’avait pas connue… et qui avait tant souffert…
Lorsqu’elle se releva, ses yeux étaient humides.
Tournehem la contempla avec une expression d’indicible tendresse; puis il lui prit la main.
– Mon enfant, dit-il, ici même, j’ai bien souvent renouvelé le serment de réparer le mal que j’avais fait. Ta mère, dans son dernier regard, m’a commandé de veiller à ton bonheur… et c’est à ce bonheur que je me suis consacré tout entier… Eh bien, à ton tour, ma Jeanne, de faire ici un serment!… Dis-moi si j’ai réussi… dis-moi si mes efforts ont abouti… enfin, si réellement tu es heureuse…
– Oui, mon père, je le suis… dit Jeanne d’un ton pénétré.
– Jure-le… fit M. de Tournehem en plongeant ses yeux dans les yeux de sa fille.
– Je le jure… dit Jeanne avec un tel accent de sincérité qu’il était impossible de conserver un doute.
Et ce qui se présentait à ce moment à son imagination, c’était un beau cavalier qui se courbait devant elle, et qui lui disait:
– Je vous aime!…
Et c’était Louis! le roi de France!
Ce rêve inouï s’était accompli!…
Elle était aimée de Louis le Bien-Aimé!…
Là était tout le secret de ce bonheur qui étonnait Tournehem, bonheur intense qui la faisait resplendir… et de cette joie, de cet esprit étourdissant qui débordait d’elle dans les soirées de l’hôtel d’Étioles…
Ces soirées étaient en quelques jours devenues à la mode; les peintres et les poètes de l’époque y affluaient, et le bruit ne tarda pas à se répandre dans Paris que Mme d’Étioles était l’étoile de tout ce monde poudré, papillonnant, spirituel, aimable et léger…
Tournehem et Jeanne rentrèrent dans Paris et la même vie continua: fêtes brillantes, jeux raffinés, soirées étincelantes où Mme d’Étioles brillait d’un éclat incomparable.
Henri d’Étioles était toujours absent.
Voilà dans quel état d’esprit se trouvait Jeanne le jour où le digne Noé Poisson lui proposa d’aller interroger la tireuse de cartes. Jeanne accepta aussitôt, voyant là une sorte d’escapade: elle irait à pied, le soir, entre Noé Poisson et Crébillon… Ce serait charmant…
Au fond, un peu de trouble lui venait… Connaître l’avenir! Quelle folie! Elle savait bien que la Lebon n’était qu’une vulgaire débitante d’illusions, faisant payer fort cher le semblant de bonheur qu’elle vendait à ceux qui la consultaient; car tout le secret de sa vogue était là: jamais elle n’annonçait de malheur ou de tristesse!
Jeanne, pourtant, esprit subtil et supérieur; Jeanne, élevée dans un milieu sceptique et léger, n’en conservait pas moins, tout au fond d’elle-même, une sorte de naïveté… elle ne croyait pas, mais elle n’eût pas demandé mieux que de croire…
Le soir venu, ils partirent tous les trois: Jeanne encapuchonnée de soie, tout heureuse d’avoir peur; Poisson, grave comme un ambassadeur; et Crébillon, sourdement inquiet.
À neuf heures, Jeanne fit son entrée dans le salon de Mme Lebon, au moment précis où une femme en sortait par une porte dérobée. Cette femme, c’était Héloïse Poisson. Elle était au courant de la visite que Jeanne allait faire, et elle venait d’avoir avec la tireuse de cartes un entretien fort long et fort sérieux.
Ce salon de la Lebon était connu de tout Paris.
C’était une pièce luxueusement meublée où elle avait disposé avec un art consommé les divers objets qui pouvaient frapper l’imagination de ses visiteurs: lézards et hiboux empaillés, des fioles mystérieuses sur des consoles de prix, un alambic sur une table de Boule, et, enfin, au milieu du salon, sur une petite table qui était une merveille d’élégance et de richesse, un jeu de cartes.
Le salon était faiblement éclairé, et Jeanne, malgré tout son scepticisme, était impressionnée et émue…
Noé Poisson et Crébillon étaient remontés dans le grenier…
Jeanne avait remarqué qu’au moment de la quitter, le digne Noé avait la larme à l’œil.
– C’est un peu de vin qui lui sort des yeux, pensa-t-elle.
La Lebon, vêtue d’une robe de soie, fort cérémonieuse et fort imposante, fit son entrée, et tout de suite:
– Voulez-vous, madame, prendre la peine de vous asseoir à cette table?
Jeanne prit place à l’endroit qu’on lui indiquait. La tireuse de cartes s’assit en face d’elle.
Elle avait une physionomie grave et assez douce.
Elle ne mettait dans ses attitudes que juste ce qu’il fallait de mystère pour émouvoir ses visiteurs, mais pas assez pour les effrayer: c’était une cartomancienne de bonne compagnie.
– Que désirez-vous savoir? demanda-t-elle à Jeanne en se mettant à battre les cartes.
– Tout! répondit Jeanne.
– Donc, le passé, le présent et l’avenir… Je vais vous dire les trois, fit la Lebon avec une admirable simplicité qui vraiment était du grand art… comme si rien n’eût été plus simple et plus facile!
En même temps, elle étala les cartes sur la table, et reprit:
– Voulez-vous que nous commencions par le passé, par l’avenir, ou par le présent?
– Voyons d’abord le passé, fit Jeanne en riant, puis nous suivrons après l’ordre chronologique.
Jeanne riait, montrant les perles nacrées de ses petites dents… très amusée, très intriguée… Mais tout à coup le rire se figea sur ses lèvres, et elle pâlit…
En effet, la Lebon, – peut-être pour frapper un grand coup -, venait d’abattre les cartes, et d’une voix grave, solennelle, significative, elle disait:
– Le roi, madame!… Vous avez un roi dans votre jeu!…
– Le roi! murmura faiblement Jeanne.
– Voyez vous-même, madame!… Je dis que vous avez un roi dans votre jeu, et il est figuré par la carte que voici… Malheureusement je ne puis vous dire quel est ce roi… s’il commande à un grand royaume ou si c’est un prince de second rang… mais, sûrement, cette carte est la plus puissante qui soit, et c’est la première fois que je la tire ainsi du premier coup, depuis vingt ans que je consulte les cartes…
Jeanne demeurait stupéfaite et agitée…
– Ainsi, dit-elle, vous ne savez pas de quel roi il s’agit?
– Non, madame… dit sérieusement la Lebon. Cette assurance formelle rassura un peu Jeanne qui reprit:
– Eh bien, comme je ne le sais pas plus que vous, veuillez continuer… la suite nous l’apprendra peut-être…
– J’en doute, fit la Lebon en manipulant les cartes.
Et elle annonça au fur et à mesure qu’elle les abattait:
– Dans le passé, madame, je vois des larmes dans vos jolis yeux… Que se passe-t-il?… Ah! voici… le roi dont il s’agit est malade… vous pleurez… le voici guéri… oh! mais vous pleurez encore?… Voyons, veuillez couper de la main gauche, et nous allons savoir d’où viennent ces larmes…
Jeanne obéit d’une main tremblante.
Ce qu’elle entendait lui paraissait tenir du prodige.
– Vous avez pleuré, reprit la tireuse de cartes, parce que vous avez eu peur de ne pas être aimée du roi…
Jeanne poussa un léger cri étouffé.
– Et puis, continua la Lebon, je vois un mariage… quelqu’un vous force à ce mariage… l’homme que vous devez épouser est pourtant un digne gentilhomme en qui vous devriez avoir toute confiance… mais vous le haïssez…
– Passons au présent! fit Jeanne en pâlissant.
– Le présent, dit la Lebon après avoir manipulé les cartes, est plus gai que le passé… Vous aimez… et vous êtes aimée… vous en êtes sûre… on vous en a fait l’aveu… Voulez-vous, madame, me faire l’honneur de me dire si je me trompe, ou si je suis bien sur la voie… si je me trompais, il faudrait employer un autre jeu…
– Non, non! fit vivement Jeanne… peu importe, d’ailleurs, que vous vous trompiez…
– Alors, il nous reste à chercher l’avenir?…
– Oui, dites-moi l’avenir…
Et plus bas, en elle-même, elle répéta, profondément troublée:
– L’avenir!… Heur ou malheur?…
À ce moment, la pendule du salon sonna la demie de neuf heures. Au dehors, Jeanne entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait sous les fenêtres de madame Lebon.
La tireuse de cartes, elle aussi, avait entendu ce bruit.
Elle sourit imperceptiblement, tandis que Jeanne suivait d’un regard anxieux ses mains qui battaient et rebattaient les cartes…
La Lebon reprit, au bout de quelques minutes, pendant lesquelles elle parut s’absorber dans un profond calcul:
– Si le passé est plein de larmes et le présent plein de gaieté, l’avenir, madame, est plein de magnificence et de rayonnement. Le roi vous aime… J’entends le roi signalé par les cartes… le roi vous attend!…
– Le roi m’attend! murmura Jeanne éperdue.
– C’est ce que disent les cartes, madame… Moi, je ne sais pas… je ne fais que répéter… et les cartes me disent que vous devenez presque une reine…
– Assez, madame! dit Jeanne en se levant d’un ton de souveraine dignité.
La tireuse de cartes vit qu’elle avait été trop loin. Une inquiétude visible se répandit sur son visage.
– Madame, murmura-t-elle, si je vous ai offensée, je vous supplie de vous rappeler plus tard que je n’y ai mis aucun intention maligne… Vous m’avez demandé de vous dire l’avenir… je vous l’ai dit tel qu’il est indiqué, rigoureusement, et ce n’est pas ma faute si…
– Rassurez-vous, madame Lebon, fit Jeanne, je ne suis nullement offensée…
Elle demeura une minute pensive.
– Et, reprit-elle en hésitant, vous croyez vraiment que vos cartes disent la vérité?…
– Aussi vrai que vous êtes ici devant moi, madame! J’ai eu des exemples si nombreux et si frappants que je suis bien obligée de croire!… Et d’ailleurs, ajouta la tireuse de cartes, exercerais-je cet art presque divin, si je le savais mensonger?…
Jeanne, pour cacher son trouble, tira sa bourse et interrogea la Lebon d’un regard.
La cartomancienne faisait généralement payer très cher ses consultations: c’était cinq louis, quelquefois dix, et parfois même davantage, selon la situation des crédules et naïfs consultants.
Mais, cette fois, elle avait peut-être jugé qu’il ne s’agissait plus de louis. Lorsqu’elle vit Jeanne sortir sa bourse, elle eut un geste discret, et, esquissant une belle révérence:
– Madame, dit-elle, ne me gâtez pas ma soirée… je suis trop heureuse de vous avoir reçue dans mon modeste logis, et j’en garderai un impérissable souvenir: c’est là tout le paiement que je veux avoir de vous…
– J’enverrai un objet d’art à cette bonne femme, songea Mme d’Étioles. Merci, madame, reprit-elle à haute voix. Croyez que, de mon côté, je garderai un charmant souvenir de ma visite chez vous… Mais où sont mes deux cavaliers?…
– Ils vous attendent sans doute dans l’antichambre…
En effet, Noé Poisson et Crébillon étaient là; ils étaient descendus du grenier lorsqu’ils avaient entendu le carrosse s’arrêter sous les fenêtres. Jeanne remercia encore la Lebon qui se confondait en révérences, puis tous les trois sortirent et descendirent l’escalier, – Jeanne en tête.
En arrivant à la porte de la maison, elle vit le carrosse qui s’était rangé tout contre l’entrée…
La portière était ouverte.
Jeanne recula vivement en poussant un léger cri. Au même instant, elle se sentit saisie par les deux bras et poussée vers le carrosse.
– À moi! à moi! cria-t-elle affolée.
Dans la même seconde, elle fut poussée dans le carrosse dont la portière se referma aussitôt…
– Fouette! jeta une voix.
Le carrosse, aussitôt, s’ébranla et s’élança au grand trot de ses deux chevaux.
Devant la maison, Noé Poisson et Crébillon s’étaient arrêtés, un peu pâles…
– La voilà sauvée! dit Poisson.
– Qui sait?… murmura Crébillon.