Le 7 décembre de cette année-là fut une journée d’un froid exceptionnel. La Seine charria des glaçons; les ruisseaux qui coulaient au milieu de beaucoup de rues furent gelés. Vers le soir, cependant, la température parut se radoucir, et la neige tomba en grande abondance.
C’était quelques jours après la célèbre fête de l’Hôtel de Ville.
Que faisait et pensait Jeanne?…
Que voulait le roi?…
C’est ce que le lecteur va apprendre, s’il lui convient de suivre avec nous un homme qui, enveloppé d’un vaste manteau d’hiver, le col relevé par-dessus les oreilles, marchait aussi vite et aussi gravement qu’il pouvait le faire sans glisser.
Il ne cessait de maugréer et de grommeler des mots sans suite. Devant chaque cabaret qu’il rencontrait, il s’arrêtait un instant comme s’il eût hésité. Puis il poussait un soupir et se remettait en marche.
Il parvint ainsi au carrefour Buci et, pénétrant aussitôt dans une vieille maison à trois étages, il commença à monter tout en pestant et en soufflant fortement.
Parvenu au troisième, c’est-à-dire au dernier étage, il se trouva en présence d’un escalier plus étroit, sorte d’échelle, plutôt, le long de laquelle on se hissait au moyen d’une corde graisseuse…
Sans hésiter, l’homme entreprit l’ascension périlleuse de ce chemin qui, s’il ne menait pas au ciel, menait tout au moins au grenier de la maison.
Et lorsqu’il se trouva enfin devant la porte de ce grenier, il souleva le loquet sans frapper, entra, poussa un profond soupir de soulagement, et, se débarrassant de son manteau, montra la figure truculente et rubiconde de maître Noé Poisson.
C’était, en effet, le digne pochard.
Et ce grenier dans lequel il venait de pénétrer, c’était l’appartement de M. Prosper Jolyot de Crébillon, l’auteur d’Électre, de Rhadamiste et Zénobie, d’Atrée et Thyeste, le poète qu’une injuste postérité a condamné à l’oubli et qui, dans certaines parties de son œuvre, s’est haussé jusqu’à Corneille.
Peut-être le lecteur curieux voudra-t-il bien supporter, en quelques lignes qui lui demanderont une minute de son temps, la description de ce grenier qui nous a demandé, à nous, de longues journées de recherches.
Il donnait sur les toits par une misérable fenêtre à tabatière.
La pièce, assez grande, était mansardée à partir de son milieu. Les murs en étaient couverts d’une couche de chaux qui disparaissait elle-même sous un nombre extraordinaire d’estampes, d’eaux-fortes, de dessins, au fusain et au pastel.
Le pan de gauche était occupé par un lit en forme de bateau et à roulettes.
À droite, la muraille était cachée par des planches qui supportaient trois ou quatre cents volumes: la bibliothèque du poète, avec, au premier rang, l’œuvre complète de Rabelais, de Villon, d’Etienne Jodelle, de Corneille, Racine et de La Fontaine.
Sur ces volumes, les uns couchés, les autres debout, traînaient des pipes de toutes formes et de toutes matières, en bois, en terre, en verre même.
Devant la fenêtre, une grande table en bois blanc dont un bout servait de bureau de travail et était encombré de papiers, cahiers, livres, pipes, pots à tabac, et dont l’autre bout servait de table à manger et supportait une miche de pain, un verre, un reste de jambon sur un papier et surtout d’innombrables bouteilles – toutes vides, hélas!
Il y avait dans ce grenier une cheminée délabrée, mais il n’y avait pas de feu dans la cheminée. Par contre, la tablette en bois supportait encore une collection de pipes et une quantité énorme de vieilles plumes d’oie, car le poète avait la manie de conserver ses plumes.
Ajoutons à la nomenclature de ce mobilier plus que sommaire deux fauteuils dont l’un, assez beau, était couvert d’une étoffe à ramages, et trois chaises dont pas une n’eût tenu debout si elles n’eussent été appuyées au mur.
Voilà quel était le logis de Crébillon.
Mais ce qui lui donnait un aspect spécial, ce n’était ni l’âcre fumée de tabac qui le remplissait, ni son apparence misérable et cocasse à la fois: c’était la quantité de chiens et de chats qui pullulaient sur le mauvais tapis jeté en travers des carreaux dérougis.
Il y avait bien là une douzaine de chats, maigres, pelés, avec des yeux luisants, et autant de chiens, des toutous, des caniches, des bouledogues, des loulous, et tout ce monde miaulait, jappait, aboyait, jouait, se roulait et faisait très bon ménage.
Tous ces chats et ces chiens étaient les enfants trouvés du poète.
Pauvre comme Job, Crébillon ne pouvait pas voir un chien errer sans maître, crotté, famélique, dans la rue, sans le ramasser et l’emmener dans ce qu’il appelait son hospice!…
Crébillon vivait là-dedans, fumant et récitant à tue-tête les vers de ses tragédies…
Lorsque Noé Poisson entra, le poète était enveloppé d’une sorte de robe de chambre qui, en réalité, était un ancien manteau de chevau-léger, acheté pour quelques francs dans une friperie quelconque.
À la vue de Noé Poisson, les chiens aboyèrent, les chats se hérissèrent, il y eut un vacarme effrayant.
Crébillon saisit un martinet et en menaça son intéressante ménagerie en le faisant cingler. En réalité il ne porta aucun coup, mais la menace suffit sans doute, car les chats se cachèrent les uns sous le lit, les autres sur les planches que Crébillon appelait sa bibliothèque, et quant aux chiens, ils se turent.
– C’est le ciel qui t’envoie! s’écria le poète.
– Pourquoi? dit Noé avec une mélancolie qui n’échappa point à Crébillon.
Celui-ci, d’un geste navré, montra d’abord les innombrables flacons alignés sur un bout de table, et simplement, il dit:
– Vides!…
Puis il tira de sa bouche la pipe dont il suçait le tuyau par une machinale habitude, et ajouta:
– Pas de tabac!…
Enfin, il montra la cheminée sans feu et, se drapant dans son manteau, il acheva:
– J’ai froid!…
Noé Poisson s’était, pendant ce temps, installé dans le bon fauteuil, celui qui était couvert de ramages. Il soupira:
– Ah! mon pauvre ami!… Quelle aventure!…
– Serais-tu sans argent? demanda Crébillon avec une violente inquiétude.
– Non, non… grâce au ciel, j’ai encore trois ou quatre écus… et même deux louis…
– Donne! Donne! fit Crébillon.
– Ah! mon ami, soupira Poisson, je crois que de ma vie je n’ai eu pareille émotion… Écoute…
– Moi, dit Crébillon, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai envie de fumer. Tant que je n’aurai pas de quoi manger, me chauffer, fumer et boire, je ne t’écouterai pas! Maintenant, parle si tu veux!…
Noé se fouilla, sortit de sa poche les écus et les deux louis, les remit intégralement à son ami, et dit:
– Va donc chercher ce qu’il faut, car, moi aussi, j’ai soif.
– Parbleu! fit Crébillon.
Et il s’élança au dehors.
Un quart d’heure plus tard, il rentrait, suivi d’un homme qui déposa près de la cheminée une forte charge de bois, et près de la table un panier plein de bouteilles, puis se retira.
Crébillon lui-même portait diverses provisions, savoir: en première ligne, du tabac à fumer pour lui-même et du tabac à priser pour Noé; en deuxième ligne, les rogatons, le mou, les déchets destinés à la ménagerie; et enfin, les victuailles consistant en un pain tendre, une terrine de pâté, un jambonneau, et une énorme quantité de friandises, tartelettes, pâtisseries garnies de crème fouettée: nous avions omis de dire que l’auteur de Catilina était gourmand comme un véritable enfant – qu’il était, d’ailleurs!
– Allume le feu! cria joyeusement le poète.
Le bon Noé se mit à genoux devant la cheminée. Bientôt, un feu clair et pétillant ramena la vie dans le pauvre âtre et répandit sa douce chaleur dans le grenier.
Pendant ce temps, une scène presque fantastique se déroulait, – scène qui n’a d’ailleurs d’autre intérêt que celui d’une reconstitution historique, et que nous aurions passée sous silence si nous n’étions à même d’en garantir la rigoureuse authenticité. Quoi qu’il en soit, la voici telle quelle:
À l’entrée de Crébillon muni de diverses victuailles, il s’était élevé dans le grenier un concert prodigieux de jappements et de miaulements: il y eut sur le lit, sur les fauteuils, sur la table, une course éperdue d’animaux bondissants, une folle exubérance de gambades, une démonstration de joie extravagante, chiens et chats roulant en peloton, se griffant, se mordant, se tirant la queue, – le tout, par amitié et allégresse.
Or, cet infernal tapage dura jusqu’à l’instant où Crébillon, s’étant placé au milieu du grenier, cria d’une voix de stentor:
– À la soupe!…
Aussitôt, comme par enchantement, il se fit un profond silence, et tous les animaux vinrent s’asseoir en rond autour du poète, le nez en l’air, tous les chiens à sa gauche, tous les chats à sa droite, attendant avec une admirable mansuétude, sûrs d’avoir chacun leur part…
Car jamais ils ne jeûnaient!… Que de fois Crébillon s’était passé de pain pour leur donner la pitance!
Un jour, quelqu’un avec qui il était lié le rencontra sur le Pont-Neuf, qui courait en pleurant, et lui demanda la cause de son désespoir.
– C’est, répondit Crébillon, que je n’ai pas de quoi donner à manger à mes enfants…
Ce quelqu’un savait de quels enfants il s’agissait. Il vida sa bourse dans les mains du poète…
Ce quelqu’un s’appelait Jean Le Rond d’Alembert et venait de s’associer avec Diderot pour la fondation de l’Encyclopédie… Pourtant, s’il était riche de pensées qui devaient bouleverser le monde, il était, lui aussi, pauvre d’écus…
Pour en revenir à la scène que nous voulons esquisser, Crébillon était donc debout au centre d’un vaste demi-cercle formé par la ménagerie. Il commença une équitable distribution. À mesure que chaque bête recevait sa part, elle se retirait du cercle et s’en allait manger dans un coin. Et la manœuvre se faisait avec une admirable régularité.
– À toi, Philos! s’écriait Crébillon, ce morceau de roi… Et toi, Mistigri, allons, fripon, voici ta part!… Et vous, mademoiselle Blanchette, il vous faut un morceau délicat? Le voici… Et toi, maître Raton, ferme les yeux, ouvre la bouche!… Ah! voici Zénobie… il me semble que tu manquais hier d’appétit?… Néron, attrape-moi ça au vol!…
Ainsi de suite, jusqu’au dernier roquet, jusqu’au dernier minet.
Lorsque la ménagerie fut repue, Crébillon se tourna vers Noé Poisson et lui dit gravement:
– À nous, maintenant. Passons dans la salle à manger!
La salle à manger, c’était le bout de table couvert d’une serviette et de bouteilles.
L’autre bout de table couvert de papiers, c’était le cabinet de travail.
Murger ne devait écrire sa Vie de Bohême que plus d’un siècle plus tard. Crébillon a donc sur le philosophe Colline et le poète Marcel tout au moins le mérite de l’antériorité.
Les deux amis se mirent donc à table et attaquèrent les provisions, Crébillon débouchant les bouteilles, Noé découpant le jambonneau, tout en poussant de profonds soupirs. D’ailleurs, il n’en perdait pas un coup de dent.
– Si tu veux m’en croire, dit alors le poète, mangeons en paix. Tu me raconteras après ton histoire qui doit être fort lugubre. Or, rien ne trouble l’appétit comme la tristesse.
– C’est vrai, dit Poisson, quand je suis triste, je ne puis manger, mais je bois davantage…
Crébillon remplit les verres qui, l’instant d’après, se trouvèrent vides…
Enfin, le moment arriva où, la dernière pâtisserie ayant été dévorée, Crébillon plaça sur la cheminée un flacon de vin d’Espagne réservé pour la bonne digestion, alluma voluptueusement sa pipe, s’installa près de l’âtre, et murmura:
– Seigneur, que la vie est belle!…
Avec son soupir de béatitude s’envola un nuage de fumée bleuâtre.
– Je t’écoute! reprit le poète à Noé qui, de son côté, avait traîné le bon fauteuil à l’autre bout de la cheminée.
– Eh bien! dit alors Poisson en se bourrant le nez de tabac, figure-toi, mon digne ami, que j’ai reçu une visite… mais une visite terrible… une visite dont tu ne peux te faire aucune idée.
– Bah! serait-ce celle de Belzébuth, avec ses cornes?…
– Non. C’est bien pis!…
– Halte, Poisson!… Je devine! Tu as reçu la visite de M. de Voltaire.
Crébillon était affreusement jaloux de Voltaire.
– Non!… C’est bien pis encore!… reprit Noé Poisson. J’ai reçu un homme qui se prétendait envoyé par M. le lieutenant de police!…
– Eh bien? Ta conscience te reprocherait-elle quelque crime? Pour moi, la vue d’un agent de police m’est indifférente.
– Oui! mais sache qu’en cet homme qui, en effet, se prétendait un modeste employé, qui disait parler au nom de son maître… eh bien, Crébillon, j’ai reconnu M. Berryer lui-même, le lieutenant de la police royale en personne!…
– Grand honneur après tout!… Et que t’a-t-il dit?
– Ainsi, fit Poisson, cela ne t’étonne pas que le terrible M. Berryer, cet homme qui passe pour ne daigner parler qu’au roi, se soit dérangé pour me voir, moi!… Tu ne vois là rien de grave?
– Si fait! Mais enfin, M. Berryer, tout lieutenant de police qu’il est, ne peut, par sa seule approche, bouleverser un homme aussi courageux que toi. Il a donc fallu qu’il te dise…
– D’horribles choses, mon ami!… Sache que, sous peu, je me balancerai peut-être au bout d’une potence avec une cravache de chanvre autour du cou!…
Poisson se mit à pleurer.
Crébillon saisit la main de son compagnon.
– Noé, s’écria-t-il, si ce malheur arrivait, je te jure de ne pas passer un seul jour sans boire un flacon en ton honneur et à la mémoire du plus digne ami que j’aie jamais eu!… Je ferai une tragédie qui…
– Merci, Crébillon, fit Noé en s’essuyant les yeux. Mais qui sait s’il ne vaudrait pas mieux que je puisse continuer à te tenir compagnie?
– C’est mon avis. Explique-moi donc pourquoi tu risques d’être pendu, et nous aviserons.
– Il paraît, se décida à dire alors Poisson, il paraît qu’un grand danger menace ma fille.
– Madame d’Étioles?…
– Oui, Jeanne. Quel est ce danger? M. le lieutenant a dédaigné de me l’expliquer. Et alors, si Jeanne venait à être tuée…
– Tuée!… Ah ça! mais il est fou, M. Berryer! s’écria Crébillon.
– Sage ou fou, il n’en a pas moins déclaré que des gens complotent la mort de Jeanne. Et que, si elle succombe à ce complot, je serai tenu pour responsable, complice… et je serai pendu.
– Mais enfin, quel est ce complot?
– C’est ce que j’ai demandé, mais c’est ce que M. Berryer s’est refusé à me dire.
– Diable! fit Crébillon réellement ému. Il faut tout de suite prévenir ta fille!…
– C’est ce que j’ai dit! Mais M. le lieutenant a déclaré que si j’en disais un seul mot à Jeanne, il le saurait et me ferait jeter dans une oubliette…
– Préviens son mari, alors! ou M. de Tournehem!…
– C’est encore ce que j’ai dit. Mais le damné lieutenant m’a assuré que si j’en parlais à l’un ou l’autre de ces messieurs, je serais pour le moins roué vif! Ainsi, j’ai le choix entre la roue, l’oubliette et la corde!…
– Oh! mais il m’excède, ce M. Berryer!… Il se montre plus barbare que Néron et plus tyran que Caligula. Que veut-il donc que tu fasses?…
– Il me l’a expliqué! dit Noé Poisson en sanglotant.
– Voyons, mon digne ami, fais taire un instant ta douleur, et raconte-moi l’explication de M. Berryer. Car là doit se trouver le point intéressant de l’aventure… le nœud de l’action, comme nous disons en tragédie.
Noé Poisson essuya son visage ruisselant de larmes, avala un verre de vin d’Espagne, et reprit:
– Voici exactement ce que m’a dit M. Berryer:
«Mon cher monsieur Poisson, vous pouvez et vous devez aider M. le lieutenant de police à sauver madame d’Étioles et empêcher ainsi un grand crime. D’abord, madame d’Étioles est votre fille, et votre devoir paternel vous oblige à la protéger…
– Certes! ai-je répondu. Et je suis disposé à tout faire pour cela!
– Eh bien, a continué alors le lieutenant, qui se donnait toujours pour un simple sbire, tu comprends?… eh bien, un seul mot de tout cela à Mme d’Étioles ou à quelqu’un de son entourage ne ferait que hâter le dénouement, c’est-à-dire l’exécution du complot, c’est-à-dire le meurtre de cette malheureuse jeune femme. Alors, voici ce qui a été décidé. Nous enlèverons madame d’Étioles et, pendant quelques jours, nous la garderons en lieu sûr. Puis, quand nous aurons arrêté ceux qui conspirent sa perte, nous la ramènerons à l’hôtel d’Étioles. Seulement, Mme d’Étioles est toujours bien escortée quand elle sort. Elle se refuserait à nous suivre. Il faut donc que ce soit vous qui trouviez le moyen de la décider. Nous aurons un carrosse qui stationnera à l’endroit que vous nous indiquerez. Vous amènerez Mme d’Étioles. Vous la ferez monter dans le carrosse, et le reste nous regarde!…»
Ayant achevé son récit, Noé jeta un coup d’œil d’angoisse sur Crébillon.
– Voyons! qu’est-ce que tu penses de tout cela?
– C’est simple, répondit le poète sans hésiter. Si l’homme qui t’a parlé est bien réellement le lieutenant de police, il faut obéir sans retard. Car alors, c’est que Jeanne est réellement menacée. Mais…
– Mais?… Parle donc!…
– Eh bien! Je crois que tu as mal vu! Je crois que tu devais être ivre! Je crois que tu n’as pas parlé à M. Berryer! Et alors, c’est toi qui dois prévenir la police!… Voilà ce que je pense.
Noé secoua la tête.
– J’ai vu cent fois M. Berryer. Je suis sûr de ne pas me tromper. Ivre? Je ne l’étais pas! Et d’ailleurs, tu sais que l’ivresse ne m’enlève rien de ma netteté de pensée!…
– Hum! fit Crébillon, narquois.
– Enfin, Crébillon, veux-tu que je te dise une chose?… Eh bien, en venant ici, je me suis aperçu que M. Berryer me suivait!… Juge par là si la chose est grave!…
Crébillon se leva aussitôt.
– Où vas-tu? s’écria Noé. Tu m’abandonnes!…
– Non. Si tu as été suivi, on t’attend. Et je vais voir…
Il s’élança aussitôt au dehors. Au premier étage, il y avait, outre un appartement dont il va être question, un petit logement donnant sur le palier par une porte vitrée et habité par une sorte de gardienne.
Le palier était dans l’obscurité. Le logis était éclairé. En passant, Crébillon y jeta un coup d’œil. Et il aperçut distinctement un homme qui causait à la gardienne; il s’arrêta court et ne put s’empêcher de tressaillir: cet homme, c’était Berryer! le lieutenant de police en personne!…
Crébillon remonta tout pensif.
– Tu avais raison, dit-il à Poisson. La chose est grave. M. Berryer est en bas.
– Seigneur! larmoya Noé. Je vais être pendu, roué vif, jeté dans une oubliette!…
– Du courage, morbleu! En tout cas, il faut agir promptement.
– Que faut-il faire?… J’ai la tête perdue…
– Obéir!… Écoute… j’ai une idée… l’habitude des pièces de théâtre, tu sais…
– Oui, oui! Tu es un homme de génie… Parle…
– Sais-tu qui habite dans cette maison?… Madame Lebon.
– La tireuse de cartes?
– Elle-même. Elle occupe presque tout le premier étage. Un magnifique appartement. Alors, voici!… Tu vas décider Jeanne à demander une consultation. Avec son esprit poétique, elle adore le merveilleux. L’idée la séduira, j’en suis sûr. Elle viendra…
– Et alors?…
– Le carrosse en question viendra stationner en bas, ce qui n’aura rien d’étonnant, puisqu’il y a toujours des carrosses et des chaises devant la porte de la grande cartomancienne… Lorsque Jeanne sortira, tu la feras monter dans le carrosse… tu y monteras toi-même… et ta fille est sauvée!… Et toi-même… tu n’es ni pendu ni roué vif!…
– Crébillon! mon cher! mon excellent ami!… Ton idée est sublime! Ah! que j’ai donc été bien inspiré de venir te trouver!… Il faut que je t’embrasse!…
Les deux amis s’embrassèrent en effet… puis, ils achevèrent de vider le flacon de vin d’Espagne.
– Ce n’est pas tout, reprit alors Crébillon, il faut agir promptement, et prévenir M. Berryer. Allons, viens…
– Où m’entraînes-tu?… Crébillon, j’ai peur, je ne veux pas revoir cet homme…
– Morbleu! Veux-tu donc être pendu?
– Miséricorde!…
– Roué vif, alors?… Allons, viens! La chance te favorise, puisque M. Berryer est dans la maison… marche!
– Crébillon! si tu y allais tout seul?
– Imbécile! Comment expliquerai-je que je connais cette affaire, puisque tu as juré de n’en parler à personne!
– Et je vois que M. Poisson tient parole! dit une voix.
En même temps, un homme entra dans le grenier.
Crébillon demeura stupéfait.
Noé s’écroula dans son fauteuil.
– Lui! balbutia-t-il. Lui, monsieur…
– Picard! interrompit vivement le nouveau venu. M. Picard, comme je vous l’ai dit, M. Picard, employé de M. le lieutenant de police!
– Monsieur Picard, dit Crébillon, faites-moi donc l’honneur d’entrer dans ma pauvre maison. Nous allons, si vous le voulez bien, pour lier connaissance, boire à la santé de votre maître, l’illustre Berryer!…
Berryer, – car c’était lui, – s’inclina en grommelant.
– Tiens, mais il a de l’esprit, ce poète tragique. Et se relevant:
– Je suis prêt à vous tenir raison, monsieur, à condition que nous portions ensuite la santé du non moins illustre poète Crébillon…
Et ce fut au tour du poète de se courber en deux, en murmurant:
– Tiens, mais il est plus aimable qu’on ne dit, ce digne lieutenant de police!
Poisson, lui, roulait ses yeux effarés de l’un à l’autre. Tout ce qu’il vit de plus clair en tous ces salamalecs, c’est que Crébillon remplissait les verres, et, comme le terrible Berryer ne parlait ni de le pendre ni de le rouer, il reprit peu à peu courage, et d’une main encore tremblante, choqua son verre.
– Et vous disiez donc, cher monsieur Crébillon?… fit alors Berryer.
– Je disais, mon cher monsieur Picard, que Noé Poisson ici présent et moi, nous ne faisons qu’un en deux. Mêmes pensées, mêmes sentiments, mêmes goûts…
– Excepté en ce qui concerne le champagne, rectifia Poisson.
– Alors, continua le poète, vous comprenez, mon ami Noé ne peut ni penser ni agir seul. Il lui faut le secours de mon cerveau, et, à l’occasion, celui de mon bras.
– C’est pour cela qu’il vous a raconté le complot qui menace Mme d’Étioles, dit Berryer. Il a bien fait!
– Vrai! j’ai bien fait? s’exclama Poisson.
– Mais oui, puisque M. Crébillon est assez bon pour nous sortir tous deux d’embarras. Il me semble qu’il parlait d’une histoire de carrosse venant attendre devant cette maison?
Crébillon ne voulut pas s’étonner de ces paroles qui prouvaient tout simplement que M. Berryer avait tout écouté, tout entendu à la porte. Et il donna une nouvelle preuve de son esprit au lieutenant de police, en répondant:
– Comme j’avais l’honneur de le dire, monsieur Picard, nous nous chargeons de faire venir ici madame d’Étioles.
– Seule?
– Seule. Indiquez-moi seulement le jour et l’heure.
– Demain, à dix heures du soir, fit Berryer, d’une voix brève. Le carrosse attendra devant la porte de cette maison à partir de dix heures moins cinq. Il faudra donc que Mme d’Étioles soit dans la maison avant cette heure.
– Elle y sera à neuf, dit Crébillon. Et maintenant, monsieur Picard, puisque nous nous donnons mutuellement de telles preuves de confiance, pourriez-vous me dire quel est le danger qui menace cette charmante enfant?
– Ce soir, c’est impossible! dit Berryer. Mais vous pourrez le demander à M. le lieutenant de police qui, certainement, voudra vous remercier du signalé service que vous lui rendez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que le danger est réel et imminent. Sans quoi nous ne prendrions pas la peine de nous occuper de cette affaire…
Il n’y avait pas de doute possible.
L’homme qui parlait ainsi, c’était le lieutenant de police en personne.
Il était impossible de soupçonner M. Berryer!…
Il disait la vérité! Jeanne était menacée! Il fallait la sauver à tout prix!… Et pour sauver Jeanne, il n’y avait qu’à rigoureusement obéir au lieutenant de police!…